PIERRE PACHET
Loin de Paris
Je me couche le plus tard possible,
à 22h (à mon horloge interne il est 4h du matin, puisque je viens de Paris).
Comme d'habitude, je me réveille fatidiquement 5 heures plus tard. Il est 3h du
matin à Montréal, alors que pour moi il est déjà 9h du matin (vous me suivez?).
C'est là qu'il faut manœuvrer avec délicatesse et fermeté. Insister pour dormir
encore, au cœur de la nuit d'ici. Par un paradoxal effort de passivité, je me
ferme aux pensées, me rends aussi compact que possible, et pénètre à nouveau
l'obscurité. Quand je m'éveille pour de bon, il est 7h, heure locale, - j'ai
oublié l'Europe, je peux commencer la journée. Par la fenêtre, en contrebas, je
vois une chapelle sous le soleil et une école maternelle au toit plat avec des
dessins d'enfants collés sur les vitres.
Le mercredi, tôt dans la
matinée, il fait froid. Montréalais et montréalaises sont enveloppés dans des
pantalons amples, des parkas beiges ou gris, des blousons. Chaussures de sport ou
de ville informes et confortables.
Au
cours de la matinée la température monte, et vers l7h le ciel est d'un bleu
éclatant. Sans qu'on sache comment, la population adolescente de cette
métropole étudiante s'est progressivement dénudée: des garçons en maillot de
corps montrent des bras musculeux; les filles des ventres potelés ou
suggestivement fuselés. Le soir, rue Saint-Denis, trottoirs et terrasses sont
bondés d'une foule paisiblement tournée vers les plaisirs. C'est l'été, tout
bonnement. On se croirait rue Dizengoff à Tel-Aviv, l'angoisse en moins. Cependant
les arbres n'ont pas eu le temps de s'adapter, ils sont restés gris, dénudés,
sans feuilles ni presque bourgeons. On a enjambé le printemps.
Coincé
de bon matin samedi à l'aéroport de Heathrow après six heures de vol sans
sommeil dans un avion qui volait vers l'Est, et qui nous a donc dérobé six
heures de nuit, je commence par être exaspéré à l'idée d'attendre quatre heures
une correspondance pour Paris, puis je finis par ressentir l'anesthésie bienfaisante
de ce cadre absurde, entre roman de Michel Butor et station spatiale à la
Kubrick, parcouru d'Indiennes en saris de couleurs délicates et de Jamaïcains
en tenue de service. Mais voici qu'un logo me signale l'existence d'une douche,
dont une affichette affirme qu'elle est gratuite, mais qu'on peut obtenir une
serviette pour 3 £. Merveille. Je cherche l'employé responsable, et finis par
trouver une dame à la peau foncée, aux cheveux gris ondulés, qui me suggère de
ne pas faire de manières et de prendre une douche en me passant de serviette.
Je comprends (comme on comprend quelquefois les personnages de ses rêves sans
qu'ils aient besoin de parler - car son anglais ne correspond pas au mien)
qu'elle n'a pas envie d'aller chercher l'article en question, qui n'est pas disponible
sur place. "It costs 6 $", insiste-t-elle, me prenant pour un
Américain. Je m'obstine à refuser de prendre une douche sans pouvoir m'essuyer,
fût-ce avec la serviette usagée qui traîne sur le carrelage mouillé. Elle finit
par transiger, et vient m'apporter une longueur appréciable de papier
essuie-mains, qu'elle a soutirée au distributeur des toilettes pour femmes.
La
voici entrée avec moi dans la vaste salle de douches, pour me donner le papier
et vider une poubelle. Elle est affectueuse, me semble-t-il, et m'entoure les
épaules de son bras (elle est plus petite que moi, ce n'est pas un geste aisé),
en commentant: "like for my own brother." Je comprendrai plus tard
qu'elle compte sur les 6$pour ce service de remplacement.
La
douche, une cabine à porte de verre, comme on en trouverait dans un appartement
cossu, est facilement réglable, chaude, abondante. Voyageur ankylosé, je me
prélasse sous le jet. Puis je m'essuie avec le papier en me regardant
complaisamment dans une grande glace, pour me tenir compagnie. J'ai obtenu ce
qu'on pouvait espérer d'une douche britannique, et même quasiment impériale.