PIERRE PACHET

 

Loin de Paris

 

 

            De huit à seize ans, j’ai vécu dans la cité « thermale » où je reviens faire un tour.

            Thermale, parce que des médecins, prolongeant une tradition née sous Napoléon III, prescrivaient à des clients présumés hépatiques des « cures » consistant à y boire à intervalles réguliers de l’eau de sources riches en sels et souvent saumâtres, à prendre des bains de boue, à se promener sous des galeries couvertes.

            Parcs et surtout un grand parc des bords d’Allier, acacias quasi municipaux, marronniers, haies de buis : je les ai regardés, enfant, centimètre par centimètre, comme je regardais les grilles, les colonnades, les coupoles, les monuments néo-coloniaux, les chalets second Empire aux festons de bois découpé, le gravier, les chaises vertes en métal. Beaucoup de gens âgés, aujourd’hui encore ; des cafés et hôtels innombrables, aux noms prétentieux (le Cintra, le Gambrinus) désormais désaffectés pour la plupart, dont les balcons s’ornaient de lettres gigantesques épelant ces titres sur lesquels à présent le regard glisse. Dans cette petite ville dont un maréchal de France, peu avant notre arrivée, avait compromis le renom, beaucoup d’artères portent justement des noms de grands chefs des temps de guerre (Foch, Clémenceau, plus tard de Gaulle, et même le boulevard Napoléon III renommé boulevard des États-Unis, avec un tronçon pour John F. Kennedy). La rue Valéry-Larbaud ne célébrait pas le souvenir de l’écrivain traducteur de Joyce, mais celui de son père. Avenue Maréchal-Lyautey, dissimulée dans une petite impasse, presque invisible de la rue, une synagogue rassemblait les fidèles les samedis et jours de fête. C’étaient pour la plupart des Juifs alsaciens, malencontreusement venus là comme en général les Alsaciens venus en Auvergne lors de l’exode de juin 40. Pas de rabbin, seulement un chantre d’origine allemande, qui était aussi payé par la communauté pour enseigner l’hébreu et la Bible aux enfants, et préparer les garçons à leur bar-mitsva.

            L’été était voué au curisme, à la « saison ». Mon père eut parmi ses clients le romancier Henry Bordeaux, de l’Académie française. Une amie se faisait de l’argent de poche en vendant des quenelles, reçues de Lyon, aux restaurants des hôtels ; je l’accompagnais dans sa tournée en vélo, pénétrant hâtivement des cuisines nauséabondes. Plus tard je la revis à Paris, où elle tentait une carrière de chanteuse de variété, et compris qu’elle était plutôt portée sur les femmes. À côté de chez nous une boutique de photographe (pellicules, développements, photos de mariages et communions). La fille des propriétaires eut un moment de gloire comme auteur de romans à l’eau de rose. Tu vois, disait mon père pour m’agacer.

            En face, un magasin de confection pour hommes et garçonnets, « Sivry », qui n’existe plus. Le gérant, homme modeste, admirait mon père, sioniste et assez cultivé. Lui-même avait deux fils : l’un aimait le vélo, s’illustrait parfois dans des courses cyclistes régionales, et fut tué en Algérie où il effectuait son service militaire (occasion d’une querelle « politique » avec mon père) ; l’autre devint sculpteur. Il est aujourd’hui décédé. J’aime ses statues de gisants emmaillotés, qui dorment d’un sommeil religieux, innocent, inapaisé.

            À Vichy, puisque c’est évidemment de Vichy qu’il s’agit, aucune plaque commémorative n’évoquait ni n’évoque devant moi le souvenir de l’ « État français » dirigé par Pétain, du gouvernement de Pierre Laval, de la Milice. Marchant rue de Paris où nous habitions ou avenue Paul-Doumer, je ne regarde pas le présent, les jeunes gens, les touristes, mais les vieillards discrets pleins de souvenirs, les hôtels vides et décatis, les boutiques de corsets, les confiseries démodées. Je me souviens de cette vie et de cette ville étriquées, dont je me suis extirpé grâce à l’école laïque, et à la bibliothèque municipale qui m’offrit Queneau, Faulkner, et le Panorama de la littérature contemporaine de Gaétan Picon.