PIERRE PACHET

 

Loin de Paris

 

- Elle est à qui, la valise bleue à roulettes qui est dans le compartiment à bagages ? Pas de réponse. Le contrôleur répète sa question d’une voix forte. Les têtes se lèvent. Personne ne répond.        

– C’est bon, reprend-il d’une voix un peu autoritaire et magistrale. On va arrêter le train. On dirait qu’il menace les voyageurs de les priver de récréation pour indiscipline.

Un homme mince se lève alors et désigne son voisin, un monsieur trapu en chemise à carreaux qui se lève, embarrassé, et va vers l’agent.

L’homme mince, toujours debout, s’adresse alors silencieusement à la population du wagon pour lui expliquer les choses. Il colle sa main repliée en conque vers sa propre oreille : le coupable était en train de parler dans son portable et n’avait pas entendu l’appel. Rires et soupirs.

 

On voit un canoë jaune porté à bouts de bras par deux rameurs qui vont le ranger dans le hangar du club d’aviron – et son reflet dans l’Erdre frémissante, mouchetée de gouttes de pluie.

La rivière est un miroir vert (comme il existe dans les écoles des « tableaux noirs » verts), vert ou rendu vert par les parois végétales qui le bordent. Miraculeusement, ce qui s’y reflète garde sa couleur intacte, comme cet avion argenté qui passe là-bas dans le ciel clair. Un canot à moteur va s’abriter sous le tablier du pont, au-dessus duquel apparaît une flèche d’église surmontant un haut immeuble.

Je repars déjà, sans avoir pu me rassasier les yeux. Le train avance régulièrement, comme dépourvu d’émotion, jusqu’à ce que le passage d’un train en sens inverse l’ébranle, fasse bouger les vitres dans leur scellement pourtant bien ajusté, et extraie de lui un son bombé et bref qui est une image de la vitesse.

On roule à travers le travail humain, les arbres, les cultures et plantations, les murs : un travail multiple, différencié, qu’aucun pharaon n’a ordonné.

Et à côté des signes du travail – des ruches, un maçon, un vigneron, un professeur corrigeant des copies – partout domine le spectacle de l’activité des machines et des hommes qui les utilisent ou sont à leur service, couplés à elles. Pour cette activité de centaures, on voudrait disposer d’un autre mot que de celui de « travail ».  Cela contraint le paysage, qui résiste sourdement avec ses formes géologiques ou végétales, cela lui impose des lignes rigides et multipliées à l’identique, rangées, alignements, matériaux qui ont reçu leur forme en usine, ou dans ces usines en plein air que sont les carrières, les chantiers.

Deux ouvriers en short sous le soleil sont penchés au-dessus d’une fosse métallique rouillée.

Les couleurs mêmes sont uniformes et stables, produites par la chimie, et l’air, la lumière et la pluie ont du mal à les décolorer et à les nuancer.

Impression forte, idée flottant au-dessus des paysages : peut-être que les jours du monde industriel sont comptés (ne pas nécessairement s’en réjouir, si c’était vrai). Une modification sévère des climats pourrait avoir raison de lui. On évoque plus habituellement l’industrie recouvrant la Terre entière.

Le ciel nuageux s’éclaire et bleuit avec le soir qui tombe. La terre est déjà dans une nuit d’où émergent à peine buissons fouettés par le vent, ponts, poteaux électriques, arbres. Là-haut, on touche à l’immensité. Comme dans la chanson allègre et mélancolique de Bob Dylan (1973) : « It's gettin' dark, too dark for me to see ; I feel like I'm knockin' on heaven's door. » Il fait de plus en plus sombre, trop sombre pour que j’y voie. J’ai l’impression de frapper à la porte du Paradis. « Knock, knock, knockin' on heaven's door. »