PIERRE PACHET

 

 

Loin de Paris

 

 

            En pantalon, avec un pull très court d’un bleu électrique, des yeux clairs sous une chevelure abondante et vivante, châtain mêlé de blond, une bouche maussade, des bottes à bout effilé. Elle a quarante ans ; non, plutôt trente, à mieux la regarder. Son regard est curieux, direct. Dans la conversation qu’elle mène sur son portable, il est question de « partitions » qu’elle a « collectées ». Ce qui est surtout attrayant et la fait remarquer, c’est la couleur de son pull. Bien choisie, elle diffuse autour d’elle une gaieté qui tombe bien.

            Une lumière généreuse parsème de reflets d’argent le fleuve aux rives rectilignes.

            Un film plastique ondulé et brillant protège du froid à venir des cultures maraîchères.

            Délicates cimes des arbres que l’hiver approchant dénude, effile.

            Un type assez jeune, un peu barbu, en veste de jean, aux regards rapides de cambrioleur ou de névrosé (un terme qu’on n’utilise plus depuis au moins vingt ans), presque figé sur une chaise, semble attendre d’être appréhendé sans essayer de se dérober. Peut-être, le moment venu, va-t-il jaillir comme une flèche, se débattre comme un forcené, assommer les infirmiers ou les gendarmes.

            Loin de Paris, pas seulement pour essayer d’être plus près des choses – des choses dites naturelles et aussi des choses sur lesquelles des hommes ont agi et agissent : branches mortes qui émergent noires de la surface d’un étang immobile sur lequel se reflètent des arbres vivants et encore vêtus de feuilles ;

            mais pour desserrer la contrainte qu’exercent sur le regard les attentes des réseaux de pensées déjà établies, voire instituées.

            Le long du canal, des hommes assis à distance les uns des autres, un seau de plastique blanc ou orange à côté du pliant, la musette et le filet sur l’herbe, un casse-croûte : la joie de pêcher.

            Loin de Paris, si Paris hiérarchise, prétend dire ce qui est important (siège de l’Etat, de la presse dite « nationale », des radios, des grandes sociétés serrées les unes contre les autres à La Défense ou à Neuilly), pour retrouver ce que c’est de vivre simplement quelque part, là où le terrain coûte moins cher, où il y a de la place, ou on fait face aux soucis, sans faux-fuyant.

            Au café de Nantes un groupe de gens de télévision parlent. Ils sont venus ici – « en province » - pour couvrir un match. Mais l’essentiel de leurs conversations bruyantes porte sur les intrigues de leurs bureaux, au siège de la chaîne.

            Plus tard : la même jeune femme au pull bleu s’est levée pour partir. Elle a enfilé un blouson fourré. Comme elle se penche en avant pour saisir un sac lourd, son blouson et son pull remontent un peu, laissant voir une bande de peau. Un monsieur derrière elle, un bourgeois comme on disait jadis, accompagné de son épouse, un homme en vareuse beige sans caractère, qui est peut-être employé dans les assurances ou chef du personnel, se laisse aller à poser un doigt sur cette peau nue. La jeune femme se retourne, étonnée et muette. Le type a tout à fait la tête du personnage secondaire un peu lâche qu’on entrevoit au début d’un western et dont on devine qu’il prendra bientôt une balle perdue dans le buffet.