PIERRE PACHET

 

Loin de Paris

 

            Il fait un froid polonais (j’exagère un peu), et Agnieszka est mon guide. Nous marchons le long de la Seine au-dessus de péniches amarrées, surmontées de maisonnettes de toutes tailles ornées de rayures jaunes ou bleues et de noms inattendus : Feu-follet, Bec d’azur, Docteur Paradis, Ephélide, Carrick. Sur la rive d’autres maisonnettes maladroites avec façades en planches à la peinture écaillée, certaines surmontées de kiosques étranges, d’une coupole ou d’une sorte de lanterne octogonale. C’est paisible, personne ne bouge, on imagine le Cidrolin de Queneau hivernant paisiblement dans sa maison flottante en attendant le retour des flâneurs. Nous sommes sur l’île Saint-Germain. Sur cette île de forme allongée s’élève une sculpture de Dubuffet cernée de broussailles ; plus loin l’île Seguin abrite les restes imposants des usines Renault, avec à l’arrière un amas de ferraille visible au-dessus du mur – monument poignant, presque sculptural, du travail humain qui a entretenu et mutilé des vies, transformé des matériaux et fabriqué des voitures qu’ensuite on a cassées – et cet informe tas lui-même attend d’être récupéré et supprimé. Nous quittons un moment le fleuve pour aborder au tabac des Sports. Le café est tenu par deux femmes au verbe cru dont l’une, la patronne en simple pull échancré à même la peau, se nomme prévisiblement Marinette. La serveuse est plus soigneusement vêtue. Elles donnent leur opinion sur la beauté de Robert Redford et de Nicole Kidman, sans que les retraités ni les peintres aux pantalons tachés de blanc se prononcent.

            Nous traversons un petit parc où l’on promène des chiens et des bébés emmitouflés, ainsi qu’une petite fille qui porte un très vaste sac en plastique, pour gagner les jardins ouvriers du bout de l’île. Le vert-bleu des poireaux s’y répète, tout semble à la fois soigné et livré au regard, aucune barrière n’enclôt les carrés de légumes ou d’herbes. L’ingéniosité des jardiniers a ramené ici, pour en faire usage, toutes sortes d’émouvants rebuts : un caddy de supermarché, un seau renversé de « Choucroute cuisinée au saindoux et au Riesling », des tonneaux bleus remplis à moitié d’eau de pluie ou de terre, des bouts de tuyaux, robinet, tiges coudées, métal ou matières plastiques rigidifiées. Des chrysanthèmes sans éclat, mais pas sans noblesse, des roses d’hiver sans parfum.

            C’est comme dans le New Jersey, près de New-York, où des étendues de verdure jonchées de débris métalliques, inaccessibles à d’éventuels piétons, occupent les intervalles entre les piliers d’autoroutes et s’offrent aux regards des conducteurs de voitures qui se demandent ce qu’ils voient. Ici comme là-bas, un bruit incessant de voitures enveloppe tout ce qui apparaît, y compris, sur la colline de Meudon, des villas huppées, des maisons confortables ou dépenaillées, et près de l’eau les baraques en alu des chantiers.

            Ces choses-là se suffisent. C’est tout un effort de sortir le stylo-bille pour noter quelques mots, interrompre notre station apaisée sur la berge. Les branches des saules de décembre portent déjà de minuscules bourgeons rose-mauve, gonflés, presque comestibles, charnels. Juste le temps de faire la connaissance d’un couple de canards, lui dont la tête mobile, selon qu’il l’oriente dans la lumière, paraît noire ou verte, elle avec des plumes brunes en dégradé vers le beige ou le noir. Ils se tiennent à peu de distance l’un de l’autre, vérifiant périodiquement que le partenaire est toujours là. Ils n’ont pas besoin de se parler pour savoir qu’ils sont ensemble.

            Il est temps de rentrer. Agnieszka fait magiquement surgir d’un talus un tramway neuf transpercé de lumière, qui contourne gracieusement Paris et nous amène à La Défense. De là le métro vers la place Clichy, où une soupe japonaise brûlante aux algues et au tofu nous donne le courage de réintégrer la ville, chacun de son côté.

 

1 décembre 2004