PIERRE PACHET
La veille au soir au restaurant italien,
des comédiens, Bruno mon ami le metteur en scène, son très jeune assistant, l’éclairagiste,
une journaliste et moi, nous dînions tout en discutant de la pièce qui venait d’être
représentée. Dès la fin du spectacle dans le hall-buvette du théâtre de Vidy,
puis à leur table, débarrassés de leurs costumes, de leurs rôles, les comédiens
s’animent autrement, mais pas tout à fait autrement ; les personnages ont
déteint sur eux : le père est resté père (l’est-il dans la vie ?),
comme s’il avait mis dans le rôle, en les rendant encore plus démonstratifs, en
les soulignant, des traits qui lui sont coutumiers. La fille, débarrassée du
personnage de présumée débile qu’elle incarnait, qui au cours de la pièce se mettait
à dire les choses crûment, à les mettre à nu dans ses gestes et ses paroles, la
voici détendue : elle a cependant une façon asymétrique de lever les bras,
un désir d’être vue sans pour autant se livrer, un retrait à l’intérieur d’elle-même
tout en restant gaie, qui résonnent avec son personnage, avec ce qu’elle en a
montré.
Vu
de derrière une fenêtre bien close, ce jour de janvier paraît un instant printanier:
sous un ciel bleu tendre, des champs bruns, d’autres que recouvre déjà le drap
de billard d’une première pousse ; une troupe de moutons au travail sur
une prairie peu fournie. Mais que l’on tourne le regard, et tout est différent.
Plus tard dans la journée, la brume est venue et les sommets des sapins ont
viré du vert sombre au mauve. En regardant mieux, on s’aperçoit qu’une poudre
de gel déposée sur toute la végétation donne au paysage une immobilité naïve.
Contraste
presque comique entre le miroir impassible de la retenue d’un petit barrage, et
après la chute l’onde tumultueuse, dégringolade de crêtes qui se heurtent comme
dans une matière picturale au mouvement insatiable, qui refuserait de se figer
sur une toile.
Puis
à nouveau une lumière vive – des montagnes bleues, à portée de regard – sous un
ciel avec juste un nuage de lait allégé en striées inconsistantes : chaque
arbre se détache dans sa nudité tranquille, nu comme sont nus les animaux qui
ne grelottent pas.
Mal
aux coins des paupières : conjonctivite ? manque de sommeil ?
fatigue de voir ?
Assise
seule à une table, une très jeune Lolita américaine aux ongles peints bat ses
cartes avec un doigté professionnel, à la Dean Martin, et entame une réussite.
Vallorbe
est sous la brume qui dérobe le ciel. Privés de l’éclat du soleil, les rochers paraissent
noirs comme du schiste. Puis la brume s’épaissit, se tasse à l’horizontale,
laiteuse et opaque. Les plaques de neige sont ternes. (Le lendemain matin, le
même paysage rehaussé de taches de neige est caressé par un soleil horizontal
rasant la surface à peine gelée d’un étang)
À
cette heure matinale où la nuit et la brume se dissipent pour enfin laisser
apparaître le lac Léman, le jardin botanique de Lausanne est surveillé par une
patrouille de corneilles qui vont d’arbre nu en arbre nu, à grande hauteur.
Quand je réponds à leurs cris par le mien, elles s’interrompent interloquées
(je me suis souvenu de Henry Miller réveillant les coqs d’Athènes, dans Le
colosse de Maroussi).
Aujourd’hui,
dans le creux d’un pré bordant la forêt, des surfaces sont entièrement
couvertes de neige sous le soleil, et l’on voit avec plaisir, plus loin, la
neige gagner en étendue, comme le regard d’un enfant se réjouit de voir dans l’évier
les gouttes se rejoindre sur un plat, former une rigole ou s’étaler en plaque,
en continent. Joie inverse de voir le liquide s’évaporer, les flaques se
disjoindre, le plat devenir sec et luisant sans qu’on ait eu à l’essuyer (en
regardant mieux, on verrait des traces).