Pierre-Yves Millot


Le caillou de Monsieur Pierre

(pièce monolithique en deux ou trois souffles)


Le caillou de monsieur Pierre




Quatre personnages réunis dans une pièce pour attendre ou faire semblant d’attendre...
Une tragi-comédie résolument absurde et accessoirement métaphysique.




Traduite en espagnol et en anglais, cette pièce a été montée à diverses reprises, notamment en Indonésie, à l’initiative du service culturel de l’ambassade de Djakarta (par Les Retrouvailles ) et en Angleterre (à Bristol), dans une traduction de P. Chandler et P. Charcellay. Elle vient d'être jouée en Autriche (Landestheater d'Innsbruck) par la troupe de l'Université (mise en scène : Nathalie Sprenger).


À son propos, Jacques Mauclair a écrit : “ Le dialogue est de qualité, sans digressions, sans emphase, sans excès de symbolisme, avec un rien d’humour qui ne nuit pas à l’angoisse ambiante. “



Personnages

M. PIERRE
ANATOLE
L'ÉTRANGER
Mme ERMONT (la vieille dame)
L'INFIRMIÈRE (ainsi nommée car elle porte des habits d’infirmière)
LA JEUNE FEMME



M. Pierre, Mme Ermont, Anatole et l'Étranger se trouvent dans une pièce où les seuls éléments de décor sont une table et quelques chaises ou fauteuils. Ils sont assis et semblent attendre quelque chose. L'Étranger lit. Mme Ermont tousse de temps à autre. M. Pierre paraît serein. Anatole manifeste quelque nervosité. Les entrées et sorties se font par deux portes situées de chaque côté de la scène (porte A et porte B).
Très long moment avant l'entrée de l'Infirmière par la porte B.

L'INFIRMIÈRE
Mesdames, Messieurs, le prochain entretien est retardé d'un certain temps pour des raisons inexplicables. Nous viendrons vous donner plus de précisions dès que nous le jugerons nécessaire.

Elle s'éclipse par la même porte. Nouveau moment de silence.

Mme ERMONT
Non mais ! vous avez entendu ! Pour qui nous prend-on ?

M. PIERRE
C'est en effet assez cavalier.

Mme ERMONT
Cavalier ? vous appelez ça cavalier ? Moi, j'appelle ça de la grossièreté ! Non mais ! vous avez entendu cette petite effrontée : “ Le prochain entretien est retardé d'un certain temps pour des raisons inexplicables ” !

M. PIERRE
Ça a le mérite d'être clair.

Mme ERMONT
Un certain temps. Vous trouvez ça clair, vous ?

M. PIERRE
En quelque sorte, oui. Je préfère cela à : “ Le prochain entretien aura lieu dans quinze minutes. ” (rêveur) Cette notion de temps... je n'ai jamais très bien compris à quoi cela correspondait... Quant à dire “ pour des raisons inexpli-cables “, alors là, je me mets debout sur mon siège et j'applaudis des deux mains. (Il le fait, puis descend de sa chaise et continue à parler en se déplaçant devant l'auditoire.) Quelle modestie dans cet aveu d'impuissance ! quelle fran-chise ! quel courage ! Vous vous rendez compte : “ ... pour des raisons inexplicables... “ Elle aurait pu dire : “ pour des raisons que nous ne connaissons pas mais que nous ne tarderons pas à découvrir “ ; ou, pire encore, donner une fausse raison : à cause d'une panne d'ordinateur... ou d'un planning surchargé... ou d'un malaise soudain du responsable. Mais non ! elle a dit : “ pour des raisons in-ex-pli-cables !... “ Ah ! quelle pudeur ! quelle beauté ! Oui, je le répète, quelle beauté !

Il se rasseoit. Silence.

L'ÉTRANGER
(levant soudain la tête de son livre et déclamant sentencieusement)
Abuti rebusfang macogem lemdac nouvaperec simulo pono-klivatch !

ANATOLE
Qu'est-ce qu'il a dit ? (à l'Étranger) On peut savoir ce que vous avez dit ? (silence de l'Étranger, à nouveau plongé dans sa lecture) Ah non ! Monsieur préfère ne pas s'expliquer ! On préfère rester dans son coin ! Les autres, on n'en a rien à faire !

M. PIERRE
Bah laissez-le, s'il préfère ne rien dire...

ANATOLE
D'accord... mais c'est un peu facile ! On se lève, on dit quelque chose dans une langue incompréhensible, et on se rasseoit comme si de rien n'était ! Vous savez, moi, j'ai beaucoup voyagé !

M. PIERRE
(après un silence)
Et alors ?...

ANATOLE
(s'emportant soudain)
Alors, je commence à en avoir marre d'attendre ! Vous comprenez ! À quoi ça ressemble tout ça, hein ? Qu'est-ce que c'est que cette comédie qu'on nous fait jouer ! Moi, je ne suis pas là pour jouer la comédie, vous comprenez ? Je suis là pour vivre, moi ! (il se rasseoit.)

M. PIERRE
(apaisant)
Là, je trouve que vous exagérez. Vous ne seriez pas du genre pessimiste ?

Anatole se met à bredouiller des paroles inintelligibles. Il sort un journal de son sac et se met à le feuilleter bruyamment.

M. PIERRE
Les nouvelles sont bonnes ? (comme il ne répond pas) On se permet de donner des leçons d'altruisme, mais on ne prend même pas la peine de lever la tête quand quelqu'un vous adresse poliment la parole !... (à la vieille dame) Qu'est-ce que vous en pensez, chère Madame ?

Mme ERMONT
Moi, j'aimerais bien savoir pourquoi on nous fait attendre...

M. PIERRE
Encore ? Mais on vous l'a expliqué tout à l'heure, chère Madame. Il faut leur faire confiance.

Mme ERMONT
Tout de même... J'aimerais bien comprendre...

L'ÉTRANGER
(même jeu)
Gourai lavujoka apo linerouk seta bukari lova guarani peplum recavolak !

Mme ERMONT
Il a l'air d'en savoir, des choses, ce Monsieur... Dommage qu'il soit si impoli.

M. PIERRE
Ah bon ? Vous aussi, vous trouvez qu'il est impoli de s'exprimer dans une langue étrangère ?

Mme ERMONT
Eh oui ! Comment voulez-vous qu'on comprenne !... J'ai besoin de comprendre les choses, moi.

M. PIERRE
Pourquoi ?

Mme ERMONT
(interloquée) Comment ça, pourquoi ?!

M. PIERRE
Pourquoi avez-vous besoin de comprendre les choses ?

Mme ERMONT
Eh bien, euh...

ANATOLE
(levant brusquement les yeux de son journal) Vous avez fini d'embêter cette pauvre dame !

M. PIERRE
Tiens ! On se réveille ?

ANATOLE
Alors ! Vous avez fini de la martyriser ?

M. PIERRE
Martyriser ? Comme vous y allez ! Je lui posais une question très amicalement.

ANATOLE
(d'une voix forte) Il est des questions qui ne se posent pas... Et vous savez très bien pourquoi...

Pause. La vieille dame ouvre son sac et en extrait une feuille. Elle la lit avec difficulté.

M. PIERRE
C'est votre convocation ?

Mme ERMONT
Oui. Je voulais vérifier l'heure... mais je ne la vois pas...

M. PIERRE
Donnez-moi votre document, je vais regarder pour vous. (elle lui tend la feuille.) Voyons... Madame Juliette Ermont... C'est votre nom ?

Mme ERMONT
Ermont, c'est ça, oui, avec un T au bout.

M. PIERRE
(il lit)
« Madame Juliette Ermont, en raison des circonstances que vous connaissez, nous vous prions de bien vouloir vous rendre bureau 437, afin de donner suite à votre candidature. Pour y aller, nous vous invitons à suivre scrupuleusement les indications qui figurent au verso. Le moindre retard pouvant être mal interprété, nous vous recommandons la plus grande ponctualité... » Voilà, c'est tout. Au dos, il y a les indications pour venir... Vous les avez suivies scrupuleusement ?

Mme ERMONT
Oui, je crois... puisque je suis là !

M. PIERRE
Évidemment.

Mme ERMONT
Mais il n'y a pas d'heure, alors ?

M. PIERRE
Non.

Mme ERMONT
Pourtant, il me semblait avoir vu...

M. PIERRE
C'était quelle heure ?

Mme ERMONT
Eh bien... je ne sais plus justement.

M. PIERRE
Alors, ce n'est pas grave... Peu importe l'heure. Le principal, c'est d'être ponctuel.

Mme ERMONT
Bien. En tout cas, je suis bien au bon endroit.

M. PIERRE
Oui. Vous êtes là où vous devez être. Vous n'avez pas à vous inquiéter.

Mme ERMONT
Merci pour votre amabilité.

M. PIERRE
Mais, chère Madame, je vous en prie.

On entend Anatole soupirer. Après un temps, la vieille dame reprend.

Mme ERMONT
(à M. Pierre)
Et vous, vous n'avez pas reçu de convocation ?

M. PIERRE
Je ne sais pas. Vous savez, chez moi, c'est ma femme qui ouvre le courrier. Et je suis là depuis si longtemps déjà...

Mme ERMONT
Vous devez savoir où se trouve la salle pour...

M. PIERRE
C'est la porte au fond, là.

Elle se lève et se dirige vers la porte A ; elle marche avec difficulté. Soudain, elle se rend compte qu'elle a laissé son sac, retourne le chercher, puis se dirige à nouveau vers la porte et sort.

ANATOLE
Ah lalalala !

M. PIERRE
Qu'y-a-t-il ?

ANATOLE
Ah lalalala !

M. PIERRE
Eh bien ?

ANATOLE
Ah... enfin... (comme s'il changeait de sujet) On finit par s'ennuyer à force d'attendre. (il bâille bruyamment)

M. PIERRE
Moi, je ne m'ennuie pas ; attendre est mon occupation préférée.

ANATOLE
Ça tombe bien !

M. PIERRE
Vous savez, je ne suis pas là tout à fait par hasard...

ANATOLE
Ah bon ? Vous êtes volontaire ?

M. PIERRE
En quelque sorte. Attendre est mon occupation préférée.

ANATOLE
Drôle d'occupation ! Vous êtes du genre optimiste sans bornes, je suppose ?

M. PIERRE
Non, optimiste borné.

L'ÉTRANGER
(même jeu que précédemment)
Orla kitu era humano owendo carli vati : Sotu virgila varlopetitch !

ANATOLE
Non mais ! il est vraiment fou, celui-là ! Et vous avez vu ! il se rasseoit tranquillement comme si de rien n'était !

M. PIERRE
Chacun ses manies...

ANATOLE
(suspicieux)
J'aimerais bien savoir ce qu'il est en train de lire...

M. PIERRE
Bah... Laissez-le donc tranquille...

Anatole se rapproche alors de l'étranger et, d'un geste brusque, lui arrache son livre.

ANATOLE
Ha ha ha ! (à l'Étranger) On fait moins le fanfaron main-tenant ! Alors... voyons voir en quelle langue c'est écrit...

Anatole se met à feuilleter les pages. L'Étranger reste indifférent.

ANATOLE
Non, mais alors ! Il est fou ! Il est vraiment complètement fou ! (à M. Pierre) Vous voulez voir son livre ? Vous voulez voir son livre ? Allez-y ! regardez !... Rien ! il n'y a rien dans ce livre ! pas le moindre caractère ! Toutes les pages sont blanches ! Ce Monsieur fait semblant de lire ! Vraiment... c'est à perdre la raison ! (il montre à M. Pierre le livre de plus près.) Vous avez vu ! Rien ! Rien ! Rien !

M. PIERRE
(à peine surpris)
Oui, c'est ennuyeux...

ANATOLE
Ennuyeux ! vous trouvez ça ennuyeux ! C'est tragique, vous voulez dire !

M. PIERRE
Tragique, fou, ennuyeux... tout cela revient à peu près au même...

Ils sont interrompus par le retour de Mme Ermont. L'Étranger récupère tranquillement son livre — en le prenant des mains d'Anatole — et se rasseoit. Il semble rechercher la page où il en était et reprend sa “ lecture “. Anatole reste debout, comme pétrifié.

Mme ERMONT
(grommelant)
Ah ben ça alors !... C'est pas vrai... alors ça... (à M. Pierre) Vous auriez pu me prévenir !

M. PIERRE
Je ne savais pas comment décrire, expliquer...

Mme ERMONT
Tout de même... (à Anatole qui n'a toujours pas bougé) vous saviez, vous, que...

ANATOLE
(s'apercevant de la présence de la vieille dame)
Comment ?

Mme ERMONT
(à M. Pierre)
Dites donc, il n'a pas l'air d'aller bien fort...

M. PIERRE
C'est rien. Ça va passer.

ANATOLE
Pourtant, j'en ai vu des choses dans ma vie. Ça, j'en ai vu des choses... mais là !...

Mme ERMONT
Reprenez donc la lecture de votre journal, ça ira mieux.

ANATOLE
Vous avez raison, ça va me faire du bien.

Anatole regarde un instant l'Étranger, qui reste impassible. Puis il se rasseoit, et se remet à lire son journal.

M. PIERRE
Ça s'est bien passé dans le ...?

Mme ERMONT
Oui. Ça n'a pas été très facile, mais bon... c'est le résultat qui compte...

M. PIERRE
Oui. J’ai l’impression que vous vous sentez mieux, n'est-ce-pas ?

Mme ERMONT
Vous croyez ? Vous devez avoir raison alors. (après un silence) Il n'y a pas de nouvelles ?

M. PIERRE
Des nouvelles ?

Mme ERMONT
Oui... Il n'y a pas eu d'autre annonce ?

M. PIERRE
Ah ! Non, aucune.

Mme ERMONT
Après tout, c'est pas plus mal. Après tout, on ne sait pas ce qui nous attend après, après tout...

ANATOLE
(se levant brusquement)
Mais qu'est-ce qu'on fait ici ? Qu'est-ce qu'on attend au juste ? Hein ? Vous le savez, vous ?

M. PIERRE
Non.

ANATOLE
Mais alors, pourquoi on nous fait attendre ?...

M. PIERRE
À mon avis, il n'y a pas de raison particulière ; nous atten-dons, nous pourrions ne pas avoir à attendre... de toutes façons, ça ne change pas grand-chose...

Mme ERMONT
(à Anatole)
Mais oui. Il est inutile de s'énerver... (se ravisant) Tout de même, c'est bien étrange...

ANATOLE
Étrange ? C'est inhumain ! Oui, inhumain !

M. PIERRE
Inhumain ? Comme vous y allez ! Moi, l'inhumain, je le mets dans un coin de mon lavabo, le coin droit de préférence, et je le nettoie avec du savon de Marseille.

ANATOLE
(il reste un moment interloqué)
Vous dites ?

M. PIERRE
Je dis : l'inhumain, je le mets dans un coin de mon lavabo, le coin droit de préférence, et je le nettoie avec du savon de Marseille.

ANATOLE
(à part)
Mais, il est fou, lui aussi ! (à M. Pierre) Sans vouloir vous offenser, Monsieur...

M. PIERRE
Monsieur Pierre, comme une pierre.
[...]

fin de l’extrait

La piedra del señor Pedro Mr. Stone’s story



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128 pages / format : 15x22 / ISBN 2-9510121-2-8 / 1997 / Prix : 11,43 € (75 FF) / édition bilingue
80 pages / format : 11x15 / ISBN 2-914797-04-4 / mars 2004 / 4,50 € (29,52 FF)



Chez PY MILLOT











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