L'anniversaire de Péplum

(pièce en cinq respirations)




Le cent quatre-vingtième anniversaire de Péplum, vieillard adopté, est imminent...

Montée plusieurs fois par des compagnies amateurs (le Théâtre du hasard, la Compagnie Magenta, Initiatives), Tragos, etc.), cette pièce a aussi été traduite en langue tchèque ("Péplumovy narozeniny") et représentée à Brno et Olomouc.

Photo prise en juillet 2005 à Cavalaire lors du Festival des Tragos


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NOUVELLE EDITION 2008 : 80 pages / format 11x15 / ISBN 2-914797-10-9 / Prix : 4,50 €
première édition 1999 : 144 pages / format 11x15 / ISBN 2-9510121-7-9 / Prix : 5,34 €




EXTRAIT
(première respiration)


PERSONNAGES

PÉPLUM (vieil homme)
LUCIE (jeune femme)
ZIA (médecin/prêtre/inspecteur de police)
MÈRE (la mère de Lucie)
GENEVIÈVE (femme de ménage)
X (Péplum jeune/Jacques)
Y (le mendiant/le mari de Geneviève/le cambrioleur/Dieu)



Péplum est seul.

PÉPLUM
Ah ! Quel plaisir de pouvoir parler tout seul ! Quel plaisir ! C'est vrai quoi, à mon âge, après tant de discussions inutiles avec la famille, les amis, les connaissances, les inconnus, les préposés des postes, les médecins, les charcutiers... et tous les autres ! Dieu sait si j'en oublie... Enfin une discussion... seul à seul ! Quelle liberté ! N'ayons pas peur des mots : quel bonheur ! Ah, je me sens presque pousser des ailes ! (il fait mine de s'envoler) Cui-cui ! Je suis un oiseau, le plus léger des oiseaux, je m'envole vers le ciel... Quelle sensation d'infinie légèreté ! Quelle insouciance ! (il monte sur un fauteuil) Amis de la terre entière, je suis juché sur le plus haut sommet du monde ; de là-haut je vous contemple, tel un Dieu de l'Olympe. Mettons un demi-Dieu, restons raisonnables. (reprenant son emphase) Je vous vois, hommes et femmes ! Vous êtes si petits ! Si infiniment petits... Ouvrez grand les bras et apprêtez-vous à me recevoir, je vais descendre jusqu'à vous. Il saute alors de son fauteuil en poussant un grand cri ; en arrivant sur le sol il se tord une cheville. Aïe ! ma cheville ! Ouille ! C'est douloureux. Très douloureux. Surtout moralement. (il s'asseoit sur le fauteuil et se frictionne la cheville) Évidemment, c'est encore la cheville droite ! ça fait quarante ans que cette cheville droite me fait souffrir. (nostalgique) Quarante ans... (se reprenant) Ah non, pas question de parler du temps ! C'est moi qui décide des sujets, et moi seul ! Enfin ! Bon... de quoi pourrais-je bien parler... de l'amour ? Ah oui, parlons de l'amour ! Je me suis tant aimé... je me suis tant aimé à travers toutes ces femmes, tous ces visages qui aujourd'hui se confondent, s'effacent peu à peu... Il y a eu... mon premier amour. Premier mensonge. Elle s'appelait... Hortense, je crois. Hortense ! ça fait démodé ! Ah, elle était... si... Elle avait une belle poitrine surtout. J'ai toujours aimé les belles poitrines. Ça fait vieux dégoûtant de dire ça, mais c'est vrai. C'est la vie, quoi. C'est humain d'aimer les beaux seins, non ? Ensuite il y a eu... Bah ! À quoi bon ressasser les vieux souvenirs... Parlons du présent ! De l'avenir ! Si on parlait de mes projets ? Voilà une bonne idée, voilà un bon sujet de conversation ! Alors, mes projets... (réfléchissant) Voyons, quels sont mes projets ?... Demain, il faut que voie mon médecin, que je téléphone à... Mais qu'est-ce que je raconte ? Je devais parler de projets ! Un projet, c'est traverser la mer Caspienne à la nage, apprendre les quatre-vingt-quatorze principaux dialectes gabonais et en comprendre toutes les subtilités, inventer une machine qui se déplace à la vitesse de la lumière, découvrir une nouvelle fleur, imaginer un nouvel humanisme... Je suis incapable de tout cela. Complètement incapable. J'ai toujours été un incapable. Pas plus aujourd'hui qu'hier, d'ailleurs. (on entend une personne qui arrive) Ça y est ! Ils ne me laisseront pas tranquille cinq minutes !

Lucie entre.

LUCIE
Comment te portes-tu, Péplum ?

PÉPLUM
(il grimace en montrant son pied)
Hum !

LUCIE
Tu t'es encore pris pour un planeur, c'est ça ? On veut faire l'oiseau et voilà ce qui arrive : on retombe sur terre plus vite que prévu et on se fait mal à la cheville droite ! C'est ça ? (Péplum opine, l'air honteux) Et l'accélération terrestre, tu l'avais encore oubliée ? Neuf virgule quatre-vingt-un mètres par seconde carrée, ça ne te dit rien ? Tu as sauté d'où, cette fois-ci ? (Elle montre d'abord l'armoire, Péplum fait non de la tête, puis une table et enfin la chaise. Péplum opine) La chaise ? Pas très ambitieux. Tu as fait mieux par le passé, non ? (elle sort un mètre de sa poche et mesure la hauteur de la chaise) trente-sept centimètres. En supposant qu'en sautant tu t'es déjà élevé de quelques centimètres.. dix ? non, mettons cinq, tu as donc chu d'une hauteur égale à quarante-deux centimètres. Et tu as atteint à ton arrivée au sol une vitesse égale à la racine carrée du double produit de la hauteur par l'accélération de la pesanteur (en négligeant évidemment les frottements de l'air), soit environ deux virgule quatre-vingt-sept mètres par seconde c'est-à-dire un peu plus de dix kilomètres par heure. Dix kilomètres heure ! Tu te rends compte ? Comment veux-tu qu'elle tienne ta cheville à cette vitesse ? Surtout quand on l'a fragile comme toi ; je parle de la droite, bien sûr, parce que la gauche s'est toujours bien conduite. On se demande pourquoi, d'ailleurs...

PÉPLUM
C'est un des mystères de l'existence.

LUCIE
Tiens, mais il parle maintenant ? (Péplum ne répondant pas) Enfin, faut pas trop en demander quand même. En admettant qu'il dise dix phrases par jour et en considérant une moyenne de dix mots par phrase (j'arrondis au supérieur pour faciliter les calculs) et en supposant enfin qu'il parle depuis l'âge de deux ans, il a donc eu l'occasion de prononcer cent soixante-dix-huit que multiplie trois cent soixante-cinq jours fois dix au carré, à savoir six millions quatre cent quatre-vingt-dix-sept mille mots. Je n'ai pas tenu compte des années bissextiles, mais lui arrive-t-il de parler les vingt-neuf février ? J'en doute. Six millions quatre cent quatre-vingt-dix-sept mille, ça semble beaucoup, mais ça représente à peine plus de treize lectures à haute voix des œuvres complètes de Platon. Autrement dit, rien. Et je ne parle ni de la variété ni de l'originalité du vocabulaire employé ! (Péplum se dirige vers la sortie ; il boite) Tiens ! Le voilà qui s'en va ! Que se passe-t-il ? J'aurais dit quelque chose qui l'a vexé ? Quelle susceptibilité ! Non mais, franchement ! Est-ce qu'on a le droit d'être aussi susceptible à cet âge-là ?

Entre Zia, en prêtre.

ZIA
Que se passe-t-il donc ici ?

LUCIE
Rien. C'est mon grand-père qui a encore pris la mouche.

ZIA
Voyons, Lucie. Que lui avez-vous dit ?

LUCIE
Pas grand-chose. J'ai juste laissé entendre qu'il ne communiquait pas souvent avec les autres... En tout cas, avec moi...

ZIA
Ah , la communication !

LUCIE
Qu'entendez-vous par : « Ah, la communication ! » ?

ZIA
Rien de spécial. Je disais juste : « Ah, la communication ! » comme j'aurais pu dire : « Ah, la jeunesse ! »

LUCIE
Ou bien ?

ZIA
Ou « Ah, les jolies fleurs ! », « Ah, le bel enterrement ! »...

Entre Mère.

MÈRE
Vous parliez d'un enterrement ? J'espère que vous ne parliez pas du mien...

ZIA
Madame...

LUCIE
Il disait : « Ah, le bel enterrement ! »

MÈRE
(à Lucie)
Voyons, ma fille, tu n'as pas fini d'embêter Monsieur le curé.

ZIA
Mais elle ne m'embête pas du tout.

MÈRE
(à Zia)
Allons, ne faites pas l'hypocrite, mon père. Je suis sûre qu'elle vous titille un peu. Mais il ne faut pas lui en vouloir, n'est-ce pas ? Ah, la jeunesse !

ZIA
C'est bien ce que je disais.

MÈRE
Comment ?

ZIA
C'est exactement ce que je disais à votre fille : « Ah, la jeunesse ! »

MÈRE
Je croyais que vous disiez : « Ah, le bel enterrement ! »

ZIA
Oui mais j'ai ajouté : « Ah, la jeunesse ! »

LUCIE
Et : « Ah, les jolies fleurs ! »

ZIA
(à Mère)
C'est une façon de parler, vous comprenez ?

LUCIE
(à Mère)
Maman, Grand-père s'est encore fait mal à la cheville.

MÈRE
Ah, celui-là ! Incorrigible. Vous devriez lui faire un sermon, mon père.

ZIA
Oh, vous savez les sermons... On n'y croit plus beaucoup à notre époque.

Zia se dirige vers la sortie.

LUCIE
À notre époque ? Ça a toujours été de la foutaise... À toutes les époques !

ZIA
(ignorant la remarque)
Mes hommages, Mesdames.

Les deux femmes lui font un vague signe de tête. Zia sort.

MÈRE
(à Lucie)
Cesse d'être insolente, Lucie.

LUCIE
Bien, chef. J'embêterai plus Monsieur le curé.

MÈRE
Voilà au moins une chose de réglée. Dis-moi, Lucie, à propos de ton grand-père, tu sais que c'est aujourd'hui son anniversaire. As-tu pensé à lui offrir quelque chose?

Entre la femme de ménage, Geneviève, qui vient enlever la poussière.

LUCIE
(parlant du curé)
Il perd les pédales, le père Zia.

MÈRE
Laisse-le. Après tout il ne fait de mal à personne. Et puis, il est plutôt sexy... Bien. Pour l'anniversaire de...

LUCIE
Ça va lui faire quel âge, exactement ?

MÈRE
Cent quatre-vingts ans.

LUCIE
Cent quatre-vingt ? mais ça ne se fête pas !

MÈRE
Ah bon ? Pourquoi ?

LUCIE
Parce que c'est beaucoup trop ! Si encore c'était un nombre premier... mais là... un multiple de dix ! Et, à cet âge-là, le moindre choc émotionnel pourrait lui être fatal. Non, vraiment, je n'ai aucunement l'intention de lui souhaiter son anniversaire.

MÈRE
De toutes façons, tu n'as pas le choix. Nous le fêtons ce soir. J'espère que tu seras au moins aimable avec lui. Il a quand même droit à un certain égard... après toutes ces années de... après toutes ces années de vie.

LUCIE
Toutes ces années... si ça se trouve, il ne se souvient même plus de rien. À quoi bon vivre si longtemps si c'est pour tout oublier... Moi, j'aime mieux me suicider tout de suite.

MÈRE
Ce que tu peux être pessimiste !

Silence.

GENEVIÈVE
Dois-je aussi épousseter les bibelots qui se trouvent sur l'armoire ?

MÈRE
Vous ne voyez pas que nous sommes en train de converser.

GENEVIÈVE
Si, mais j'avais l'impression que vous n'aviez plus rien à dire.

LUCIE
Rien à dire ? Voyons, ma mère a toujours quelque chose à dire.

MÈRE
(à Geneviève)
Eh bien, oui. Faites. Enlevez toute la poussière, où qu'elle se trouve, dans les moindres recoins. Je veux qu'on ne puisse plus voir le moindre grain de poussière dans cette maison. Je hais la poussière ! Vous entendez, je hais la poussière !

LUCIE
Que d'énervement pour si peu...

Lucie sort.

MÈRE
Et n'oubliez pas l'intérieur des vases !

Elle sort à son tour.
Entre Péplum.

GENEVIÈVE
Mais d'où vient toute cette poussière ? De la poussière, de la poussière, encore de la poussière...

PÉPLUM
De l'air.

GENEVIÈVE
Comment ?

PÉPLUM
De l'air. La poussière est dans l'air et de temps en temps, lorsqu'elle est fatiguée de voler de molécule en molécule, elle retombe doucement (il simule) comme la neige, et vient se poser sur le premier objet qu'elle rencontre. Quelle belle destinée que celle du grain de poussière !...

GENEVIÈVE
On voit que ce n'est pas vous qui faites le ménage !

PÉPLUM
Geneviève, ne soyons pas terre à terre. Élevons nos consciences. (ce disant, il monte sur la chaise) Imitons la poussière et volons entre les atomes ; là, un atome d'azote ! regardez comme il est beau ! Ah, quelle pureté ! Non mais, regardez-le ! (il pointe le doigt dans une direction)

GENEVIÈVE
Je ne vois rien. Et puis vous devriez descendre de la chaise, vous allez encore vous faire mal.

PÉPLUM
(comme sortant d'un rêve ; il s'asseoit sur la chaise)
Vous êtes amoureuse, Geneviève ?

GENEVIÈVE
Que voulez-vous dire ? Je suis mariée, Monsieur.

PÉPLUM
Mais, votre mari, l'aimez-vous ?

GENEVIÈVE
Bien sûr, puisque c'est mon mari.

PÉPLUM
Comment s'appelle-t-il ?

GENEVIÈVE
Antoine.

PÉPLUM
Que fait-il dans la vie ?

GENEVIÈVE
Il est sculpteur.

PÉPLUM
Sculpteur ? Comme j'aurais aimé être sculpteur, c'est un si beau métier.

GENEVIÈVE
Oui, mais c'est très bruyant. Et c'est très salissant. Heureusement, c'est lui qui s'occupe du ménage à la maison.

PÉPLUM
Dites-moi, Geneviève, je sens comme des préparatifs d'anniversaire. Ils ont l'intention de me le fêter ? Quelle drôle d'idée ! Mon cent quatre-vingtième anniversaire ! Qu'y a-t-il à fêter là-dedans, hein ? Ils auraient pu trouver un autre prétexte !

GENEVIÈVE
Ça se fait, non ?

PÉPLUM
Et alors ? Doit-on faire les choses parce qu'elles se font ? Et les choses qui ne se font pas, on ne les fera jamais ? À mon âge, vous savez, on a plutôt envie de faire ce qui ne se fait pas ; vous comprenez, pendant toute ma vie, j'ai fait ce qui se faisait, et je peux vous assurer, qu'en maintes occasions, j'aurais été mieux avisé de faire ce qui ne se fait pas !

GENEVIÈVE
En tout cas, ils fêteront votre anniversaire ce soir.

PÉPLUM
(sombre)
Alors, merci de m'avoir averti.

Péplum sort. Geneviève s'arrête d'épousseter et s'asseoit. Entre Zia.

ZIA
Alors ma fille, on ne travaille pas ?

GENEVIÈVE
Je viens tout juste de m'arrêter.

ZIA
Et vous croyez vous en sortir avec ce type d'excuse, détrompez-vous !

GENEVIÈVE
Ce n'est pas une excuse. C'est la vérité. De toutes façons, c'est assez propre comme ça. Et comme disait mon grand-père, le mieux est l'ennemi du bien.

ZIA
Le mieux est l'ennemi du bien ? Voilà une conception des choses fort étrange ! Souvenez-vous de la parole du Christ : « Ce que tu donnes à Dieu, il te le rend au centuple. »

GENEVIÈVE
Le Christ a dit ça ? Vous êtes sûr ?

ZIA
Relisez les Évangiles, ma fille.

GENEVIÈVE
Moi, vous savez, les Écritures saintes... je préfère les dictionnaires, c'est plus vivant.

ZIA
Les dictionnaires ? Méfiez-vous des œuvres impies, ma fille. Il n'est rien de pire que l'impie !

Il se met à répéter cette phrase avec délectation, comme s'il avait fait une grande trouvaille. Il sort. Geneviève sort à son tour en haussant les épaules.


fin de la première respiration



Chez PY MILLOT


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