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L'INTEGRATION CULTURELLE DE LA WALLONIE A LA FRANCE […]
La frontière politique franco-belge est, au regard d'une histoire millénaire,
relativement récente. Dans la répartition des peuples par familles
culturelles, cette frontière ne sépare rien du tout. Au XIXème siècle, quand
s'organise l'Etat moderne, - et ce serait aussi vrai au XVIIIème qu'au XVème
siècle - les jeux, en cette matière, sont faits depuis longtemps. C'est à
l'époque du haut Moyen Âge que l'histoire culturelle a pris ses options
décisives, lorsque la ligne de partage des forces ethniques s'est peu à peu
dessinée aux marches septentrionales de l'ancien empire romain. Tel a été le
fait capital qui explique la future Wallonie, bien plus que la future
Flandre. Car s'il est vrai que la vieille frontière linguistique n'a jamais
été une barrière empêchant la circulation des idées, des hommes et des
choses, il convient d'ajouter honnêtement que les échanges qui se sont faits
à travers elle n'ont apporté, à aucun moment du passé, la présence thioise en
terre romane. Aucun centre d'influence flamande ne s'est installé à partir de
villes wallonnes, alors que l'inverse ne cessait de se produire. A
l'intérieur de notre pays, le courant culturel s'est déplacé à sens unique:
du sud au nord. Et c'est bien ce que regrettent certains Flamands, et c'est
bien ce qui fâche les pères asexués de "l'âme belge", les
assembleurs chimériques de la culture d'Entre-deux; mais aux uns comme aux
autres, il faut répondre qu'en pareil domaine, on ne peut revenir sur le
travail des siècles et qu'il vaut mieux accepter de bonne grâce la leçon de
l'Histoire qui s'appelle, chez les gens réalistes, la force des choses. Le
processus de francisation de la région wallonne ne s'est pas accompli à la
façon d'un parachutage de commandos envoyés de Paris. C'est par osmose qu'a
été gagnée au parler de l'Ile-de-France la vaste zone où des parlers frères
s'étaient développés parallèlement, des parlers issus de la même souche
latine, ces dialectes gallo-romans qui s'appellent ici le wallon, à côté le
picard ou le lorrain, un peu plus loin le normand, l'angevin ou le
bourguignon. C'est la tapisserie à la trame continue et aux mailles variées
que, de villes en villages, la langue d'oïl tisse silencieusement, pendant
des siècles, depuis Liège jusqu'à la Loire et le Rhône, à travers le
morcellement de la féodalité, par-dessus les regroupements territoriaux,
indifférente pour tout dire aux formations politiques qui se font ou se
défont. Mais lorsque, au début du XIIème siècle, le latin commencera à céder
la place à la langue vulgaire dans la rédaction des actes notariés et des
conventions commerciales, ce ne sont pas ces divers idiomes provinciaux qui
accéderont comme tels à la dignité de la langue écrite, mais l'un d'eux
seulement, celui que sa position centrale autant que son prestige de parler
de la cour de France imposeront en quelque sorte au rang de langue commune.
C'est dans cette langue, française déjà, bien que teintée selon les lieux et
les milieux de traits régionaux, que les clercs de chancellerie rédigeront
ces chartres qu'on verra apparaître partout en l'espace de moins d'un
demi-siècle, aussi bien à Liège, ville d'Empire, qu'à Tournai, cité royale, à
Verdun comme en Touraine, à Louvain comme en Franche-Comté. C'est aussi de
cette langue, qu'ils veulent française pour se faire mieux entendre, que
trouvères et jongleurs s'en iront chanter les amours des châtelaines et les
prouesses des chevaliers, que ce soit aux foires de Champagne ou à la cour
des comtes de Namur. Et
lorsque, aux environs de l'an 1600, naît enfin une littérature écrite en
wallon, les provinces d'entre Meuse et Loire offriront de nouveau le même
synchronisme. On s'est demandé longtemps pourquoi avait débuté si tard la
riche tradition de nos lettres patoisantes, qui est une des originalités de
la Wallonie. On ne se le demande plus depuis que l'on a découvert que les
autres littératures dialectales s'étaient éveillées à la même époque, entre
le milieu du XVIème siècle à Genève et en Poitou et le début du XVIIème
siècle en Lorraine. Quelles que soient les raisons qui expliquent, au
lendemain de la Renaissance, l'apparition de ces littératures vernaculaires
il y a là un phénomène de convergence qui rend manifeste le lien existant, et
cette fois sur le plan de la culture populaire, entre les diverses régions du
domaine français, peu importe leur appartenance politique. Si, au moment où
s'écrivent les premières wallonades, on regarde ce qui s'écrit de l'autre
côté de la frontière linguistique, en brabançon ou en west-flamand, on
n'aperçoit rien d'analogue, tandis qu'on ne trouve pratiquement pas de
différence dans les formes, l'esprit et le ton entre les dialogues de paysans
liégeois du XVIIème siècle et telles satires politiques en parler
d'Ile-de-France, de Bresse ou de Savoie. Je
ne dis pas cela pour opposer à plaisir Flandre et Wallonie, mais pour faire
apparaître qu'à chaque étape de son passé intellectuel, le pays wallon s'est
trouvé sur le versant français. Et je pourrais, s'il en était besoin,
prolonger encore la démonstration en faisant appel au témoignage de la
littérature française de notre pays, dont certains voudraient faire une
littérature spécifiquement belge, proposition qui ne résiste pas à l'examen,
car on ne voit pas sur quels critères internes une telle littérature pourrait
se définir, alors qu'on remarque fort bien la parenté d'expression qui existe
entre la plupart de nos écrivains et ceux de France. Les
provinces qui, depuis la fondation de l'Etat belge, constituent la Wallonie,
n'ont pas eu à opter pour une langue de culture plutôt que pour une autre:
notre choix de la langue qui allait devenir celle de Villon et de Montaigne
n'est pas un choix proprement dit: l'adoption du français était inscrite à
l'avance dans le conditionnement intellectuel qui était celui d'une partie de
l'Europe occidentale s'étendant au sud de la frontière germano-romane.
Comment croire que, dans l'Europe qui se prépare, dans cette Europe où les
frontières nationales s'abaisseront devant les nécessités d'une vie
économique mieux organisée, les vieilles ethnies linguistiques ne
retrouveront pas leurs contours naturels? Nos pères ont été des gens de
langue française bien avant ceux de Bergerac, de Toulouse ou de Toulon, et il
n'a jamais fallu chez nous une ordonnance de Villers-Cottrerêts pour nous
enjoindre d'avoir à rédiger nos papiers en français: en 1539 c'était fait
depuis longtemps! Par son intégrité française, la terre wallonne s'est acquis
des droits historiques à l'intégration culturelle française. Il s'agira donc
que cette situation de fait transparaisse dans l'organisation future. Je
sais bien ce que certains pourront toujours objecter: les cent cinquante
dernières années vécues à l'intérieur des mêmes frontières politiques ont
modifié sensiblement les fondements de la vie culturelle des Belges. Ceci est
peut-être vrai – et encore! – à travers certaine optique bruxelloise. Ce qui
peut faire illusion, c'est la différence de cadre: les structures de la vie
culturelle ne sont pas les mêmes ici qu'en France ou en Hollande, mais le
contenu des cultures n'en est pas affecté. Aussi, quand un de nos anciens
ministres de l'Education nationale écrit, à propos de l'autonomie culturelle,
"qu'elle serait sûrement un affaiblissement, si elle ne tendait qu'à
nous séparer", je suis pleinement d'accord avec lui, car je pense en
effet que ce serait une perte de substance grave pour la Wallonie comme pour
la Flandre de vivre séparées… de l'ensemble culturel dont chacun des deux
groupes linguistiques fait partie intégrante. Sans
doute, le domaine de la culture ne s'identifie pas entièrement à celui de la
langue. Mais quels que soient les aspects sous lesquels elle se manifeste, la
culture a besoin de la langue: c'est par notre langue que nous prenons
conscience de notre culture… La
langue que nous parlons devient ainsi la patrie de notre esprit. Que ceci,
amis Wallons, nous serve de réconfort et de viatique! La langue que nous
parlons nous ouvre "un humanisme sans frontière". Et voilà qui
situe l'action que nous menons pour elle et par elle, tout à l'opposé du "repli
géographique" et de "la contraction communautaire".
Nous savons bien qu'on ne demande pas mieux que de nous accorder le droit de
nous endormir dans le folklore culturel. Et qu'au banquet de la Table Ronde,
on nous laissera toujours chanter Lèyîz-m' plorer… Maurice Piron Extrait du Bulletin du Grand Liège, avril
1964 Maurice Piron fut titulaire de la chaire de Philologie et littérature française à L'Université de Liège, et l'auteur – entre
autres – de l'Anthologie de la littérature wallonne
(Liège, Mardaga, 1979. |