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1830, une révolution "française" L'idée
d'une réunion à la France remonte au minimum au lendemain de la bataille de
Waterloo, lorsque la Belgique libérée par les troupes russes et
prussiennes en mesura très rapidement les graves inconvénients: réquisitions,
pillages, crises alimentaires. Comme le faisait remarquer le marquis de La
Tour du Pin, chargé d'affaires de France et ancien préfet du département de
la Dyle (Brabant), à son ministre en août 1818: Parmi les causes qui ont le plus
contribué à sceller l'union entre les deux peuples, il y a "l'orgueil de
faire partie importante d'une grande nation" et "par-dessus tout,
ce sentiment qu'ils goûtaient pour la première fois de se voir un sort
irrévocablement fixé, car on l'a cru tel alors, on pouvait le croire et
presque tous le croient encore." Pas
facile en effet, après avoir goûté aux principes défendus par la Révolution: Liberté,
Egalité (la Fraternité ne fera son apparition que plus tard), de
retourner sous le joug de l'Ancien Régime. La
révolution de 1830 intimement liée à la Révolution française Il
n'aura fallu que 15 ans pour que ces anciennes vexations ne deviennent
insupportables à la population. Les journées d'émeutes qui, fin juillet à
Paris, aboutirent au renversement de la branche aînée des Bourbons, avaient
enfiévré les esprits. La première réaction en Europe, et en particulier aux
Pays-Bas, fut la crainte de voir ce mouvement révolutionnaire s'étendre
au-delà des frontières françaises. A Bruxelles, une certaine fermentation des
esprits attira l'attention des autorités, mais le Procureur du Roi de
l'époque voyait les choses avec un optimisme lénifiant. Persuadé qu'il
n'existait aucun courant profond d'opinion en faveur d'une réunion à la
France, il considérait l'agitation comme superficielle et sans grand danger.
Ainsi écrivait-il le 16 août 1830: Les événements de France ont fait
naître ici un grand intérêt et une grande sympathie et ont donné lieu à
quelques signes d'approbation, et, chez de rares esprits turbulents, à un
désir d'imitation. Moins de 10 jours plus tard éclatèrent les émeutes
populaires dont le point de départ fut la reprise de la représentation de la Muette
de Portici. Ces troubles étaient pourtant dans l'air depuis quelques
temps et nombreux étaient ceux qui n'hésitaient plus à porter une cocarde
tricolore. La
relation entre les événements de Paris et l'agitation en Belgique apparaît
directement. Certains ont même voulu y voir l'intervention directe
d'agitateurs français. Cette thèse n'a pourtant jamais pu être accréditée par
l'analyse des documents de l'époque. Au contraire, les historiens qui se sont
penchés sur la révolution de 1830 arrivent presque tous à la conclusion qu'il
s'agissait bien d'un soulèvement populaire. Celui-ci n'avait qu'un seul but:
retrouver plus de Liberté, plus d'Egalité. L'exemple de la
Révolution française était tellement présent dans les esprits que, lors des
premiers jours de l'insurrection, le petit peuple criait "Vive
Napoléon, Vive la Liberté", chantait "la Parisienne" et
"la Marseillaise", et arborait le drapeau tricolore.
L'adoption des couleurs françaises par les ouvriers et les sans-travail ne
reflétait pas exclusivement des sentiments francophiles, mais représentait
une aspiration vers la liberté et un certain progressisme dont les trois
couleurs n'étaient que le symbole. La
bourgeoisie ne suivi pas le mouvement et eut vite fait, pour des raisons
diplomatiques, de remplacer ce drapeau qui flottait aux fenêtres de l'Hôtel
de Ville de Bruxelles par un autre, réalisé à la hâte, et s'inspirant
vaguement des couleurs brabançonnes. Complétons
ce tableau francophile de la révolution belge en précisant que, dans le lot
des combattants de 1830, se trouvait un fort contingent de volontaires
parisiens. Extrait
du récit du Français Rosseuw-Saint-Hilaire d'un jour passé à Bruxelles en
octobre 1830: Nous
retournâmes vers le Parc; une revue de volontaires y devait avoir lieu; 1.500
hommes, presque tous armés, y étaient déjà rassemblés. Un œil expérimenté,
tel que l'était celui de notre guide, pouvait retrouver sur les visages de
chaque détachement le caractère du pays auquel il appartenait: les Wallons,
braconniers déterminés, dont l'adresse a été si fatale aux Hollandais, nous
étourdissaient de leur dialecte lourd et chantant, qui contraste plaisamment
avec leur caractère énergique et ardent; les Liégeois, parmi lesquels on nous
montra la célèbre jambe de bois, semblaient, comme lui, jouir paisiblement de
leur gloire et se souvenir que c'est à eux en grande partie que Bruxelles
doit la victoire. Dans tous les rangs on voyait mêlés les déserteurs belges
de l'armée hollandaise, chacun avec le canton auquel il appartenait. [...]
Enfin les volontaires parisiens, les plus nombreux de tous, composés à moitié
de Belges domiciliés en France, se reconnaissaient facilement à leur tenue
militaire en dépit de leurs habits bourgeois; là les rangs étaient à la fois
plus réguliers et plus bruyants; une compagnie de nos dignes compatriotes
faisait, à elle seule, autant de bruit que toute l'armée ensemble. L'importance
de l'action diplomatique de la France Il
est apparu très rapidement aux têtes pensantes de ce soulèvement populaire
que pour obtenir l'aval des Grandes Puissances à cette prise d'indépendance des
Provinces du Sud, il leur faudrait renoncer à se tourner vers un régime
républicain. La solution du compromis fut donc une monarchie
constitutionnelle, la seule capable de recevoir l'adhésion des têtes
couronnées de l'époque. Voilà
pour la présentation officielle, mais en réalité le sort de la Belgique de
l'époque allait se jouer dans un subtil et discret ballet diplomatique mené
en partie par la France. C'est cette intervention qui permettra à cette
révolution de persister et non d'être réprimée par des troupes étrangères. Lorsque
Guillaume Ier, monarque hollandais, demande au roi de Prusse,
Frédéric Guillaume III son cousin et beau-frère, de faire marcher son armée
sur Bruxelles, il hésite car les Anglais lui conseillent la prudence. Il
décide qu'il n'interviendra que de concert avec les autres Puissances, mais
il envoie des troupes vers le Rhin, prêtes à toute éventualité. En Russie, le
tsar, Nicolas Ier, s'acharne contre les velléités d'indépendance
des Polonais qui précisément se soulèvent au moment où nous nous révoltons.
Heureuse coïncidence qui l'empêche de nous expédier ses cosaques. A Vienne,
le vieil empereur François Ier a beaucoup de soucis. La Révolution
française de juillet venait de susciter des troubles en Italie et dans les
Etats du Pape, aussi les troupes autrichiennes avaient-elles fort à faire
dans la Lombardo-Vénétie. Tout dépendait donc de Londres et de Paris. Notre
sort était entre leurs mains. A
Londres, le chef du gouvernement, c'est le duc de Wellington, le vainqueur de
Waterloo. Dès qu'il apprend le soulèvement belge, il entre dans une vive
colère et déclare qu'un corps expéditionnaire débarquera sur notre littoral.
Mais, une fois apaisée cette crise de mauvaise humeur, Wellingon réfléchit.
Si les Français épaulaient la révolution belge, on irait droit à la guerre.
Le duc décide donc de sonder les Français sur leurs intentions, tout en
désapprouvant formellement les tentatives de certains Congressistes belges
d'offrir la couronne de Belgique au Roi de France. Les Anglais préviendront
les représentants de notre gouvernement provisoire: Soyez rassurés, nous
n'interviendrons pas militairement contre vous, sauf si vous cherchez à être
annexés à la France. A
Paris, le Roi issu des barricades de juillet 1830 est très perplexe quand il
apprend la révolution belge. Agé de 57 ans, malin et riche d'expérience,
Louis Philippe estime qu'annexer les Belges comme le lui proposent des
ministres de son propre gouvernement, ce serait dresser contre son trône
encore fragile, toutes les armées européennes. L'heure est au machiavélisme
le plus pur. Le Roi doit repousser la guerre sans sacrifier l'honneur des
Français. Louis Philippe déclare: Si une Puissance intervient en Belgique,
elle trouvera l'armée française sur son chemin. Si on laisse les Belges en
paix, les Français ne se mêleront pas de leurs affaires. Pendant
ce temps-là, rappelons-le, les troupes prussiennes marchent vers le Rhin.
Après de fermes négociations, Frédéric Guillaume III, qui ne tient nullement
à mettre l'Europe à feu et à sang pour faire plaisir à son cher beau-frère de
La Haye, décide de ne pas envoyer ses troupes "immédiatement" en
Belgique. Le
choix d'un premier souverain Le
premier choix sentimental des révolutionnaires belges après avoir renoncé à
un régime républicain fut d'offrir la couronne de Belgique au Roi de France,
qui aurait cogéré les deux Etats. Comme nous venons de le décrire, cette
situation de compromis n'obtint pas l'aval de l'Angleterre. Depuis Waterloo,
le Congrès de Vienne avait décidé de créer un cordon sécuritaire autour de la
France afin de protéger les Grandes Puissances de ses velléités
expansionnistes. Il était hors de question d'affaiblir celui-ci et de rendre
aux Français les départements qui leur avaient été retirés en 1815. Le
Congrès National décida par un vote majoritaire d'alors offrir la couronne au
duc de Nemours, le deuxième fils du Roi de France, âgé de 16 ans à peine. En
son nom, Louis Philippe refusa, toujours pour les raisons diplomatiques que
nous venons de décrire. Le Congrès nomma alors un régent en attendant de
trouver un autre candidat. Celui-ci ne fut choisi qu'en juin 1831: Léopold de
Saxe-Cobourg, un prince allemand, ancien officier du Tsar de Russie, veuf
d'une princesse anglaise et qui allait bientôt épouser la fille de Louis Philippe!
Seul petit problème, tout comme beaucoup de Hollandais, celui-ci était
protestant... Qu'importe, pour emporter le poste, il s'engagea à élever ses
futurs enfants dans la tradition de l'Eglise catholique. Le Congrès de
Londres ayant fixé la neutralité de la Belgique, celle-ci pouvait enfin
espérer vivre en toute quiétude son indépendance. L'intégrité
territoriale défendue par l'armée française Guillaume
Ier n'avait pas perdu avec le sourire plus de la moitié de son
royaume, aussi, à la première occasion, n'hésita-t-il pas à essayer de
récupérer ses terres. Le sujet du litige: le Duché du Luxembourg qu'il avait
échangé en 1815 contre ses domaines de Nassau-Dillenburg et qu'il continuait
de revendiquer. En
août 1831, dès le début du règne de Léopold Ier, il envoya ses
troupes contre une armée belge mal organisée et mal encadrée. Celle-ci fut
rapidement défaite, mais l'intervention d'un corps expéditionnaire de 50.000
soldats français permit d'arrêter l'ultime tentative de reconquête de
Guillaume Ier. Ce fut encore l'armée française qui, en 1832, força
le général Chassé à se retirer de la Citadelle d'Anvers. La France venait
encore une fois de permettre à la Belgique d'exister. Il en sera encore de
même en 1841, suite à une tentative de coup d'Etat orangiste, lorsque, à la
demande de la reine Marie-Louise à son père, la France concentra avec une
précipitation que l'on comprit mal à l'époque, 20.000 hommes de troupes entre
Lille et Valenciennes. On craignait en effet une autre tentative de
restauration. Il n'en fut heureusement rien et ce geste de Louis-Philippe eu
un effet salutaire sur le roi de Hollande, persuadé désormais que toute
atteinte à l'intégrité belge provoquerait infailliblement une riposte de
Paris. Il
fallut tout de même attendre 1839 pour que le monarque hollandais ne signe le
traité des XXIV articles qui fixaient notamment les frontières définitives
des deux Etats. On
échangea alors, peu glorieusement, la partie francophone du Duché du
Luxembourg contre sa partie germanique (y compris la place forte de
Luxembourg) et la rive gauche de la Meuse (le Limbourg hollandais et la ville
de Maastricht), abandonnant ainsi 380.000 partisans qui nous avaient aidés à
chasser les Hollandais. C'est ce lamentable marchandage qui devait permettre
alors à la Belgique de continuer d'exister au niveau international. Telle
est la genèse de ce nouvel Etat, constitué plus par rejet d'une situation
historico-politique que par l'ambition véritable de sa population de vivre
ensemble. Pour assurer sa propre existence, il allait devoir s'inventer une
identité nationale propre et un passé historique unitariste pour contrer
l'attrait toujours bien présent dans une partie de la population pour son
grand voisin français. Toute l'histoire officielle de la Belgique, telle
qu'elle fut écrite entre 1830 et le milieu de notre siècle, doit être lue
comme une cohérente entreprise de défense de la bourgeoisie nationale et
francophone contre le rattachement politique à la France. Cette
tentative de justification de l'existence de ce jeune Etat et des privilèges
que la bourgeoisie du siècle passé s'octroyait fut cycliquement mise à mal,
lors des différentes crises d'identité nationale. A chaque fois, les idées
réunionistes allaient refleurir. Par
après, c'est surtout le mouvement flamand qui allait se distancier de la
Belgique et de la trop puissante culture française. Voilà
l'origine de la création d'un Etat dont certains Belgicains voudraient
continuer de justifier le maintien de par le simple fait de son existence de
sa "glorieuse" histoire constitutive. Eric SMETS |
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