CHARLES BAUDELAIRE
(1821-1867)

 

  La chevelure

O toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormants dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! Nage sur ton parfum.
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
? grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse !
Infinis bercements du loisir embaumé !
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps ! Toujours ! Ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?




LA GÉANTE

Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.

J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Et grandir librement dans ses terribles jeux,
Deviner si son cœur couve une sombre flamme
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux;

Parcourir à loisir ses magnifiques formes,
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,
Comme un hameau tranquille au pied d'une montagne.



Tristesses de la lune

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse ;
Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d'une main distraite et légère caresse
Avant de s'endormir le contour de ses seins,
Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,
Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.



Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne

Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, 
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis, 
Et que tu me parais, ornement de mes nuits, 
Plus ironiquement accumuler les lieues 
Qui séparent mes bras des immensités bleues.

Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, 
Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux, 
Et je chéris, ô bête implacable et cruelle ! 
Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle !




A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !



A celle qui est trop gaie

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime !

Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie,
J'ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ;

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur,
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma sœur !



 

Le Guignon

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage!
Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.


Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.


- Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;


Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.


L'Ennemi

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage
Traverse ça et là par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- O douleur! o douleur! Le temps mange la vie.
Et l'obscur ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croit et se fortifie!

    

L'Homme et la Mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, O frères implacables!

Châtiment de l'orgueil 

En ces temps merveilleux où la théologie
Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,
Après avoir forcé les cœurs indifférents ;
Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ;
- Après avoir franchi vers les célestes gloires
Des chemins singuliers à lui-même inconnus,
Où les purs esprits seuls peut-être étaient venus, 
- Comme un homme monté trop haut, pris de panique,
S'écria, transporté d'un orgueil satanique :
" Jésus, petit Jésus ! Je t'ai poussé bien haut !
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut
De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire ! "
Immédiatement sa raison s'en alla.
L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila ;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installèrent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers
Les champs, sans distinguer les étés des hivers,
Sale inutile et laid comme une chose usée,
Il faisait des enfants la joie et la risée.


Les Phares

Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de la chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec de doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays,
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits

Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,

Puget, mélancolique empereur des forçats,
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant,

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,

Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est pour les cœurs mortels un divin opium !
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

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Avant de poursuivre : un clic pour Charles

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Hymne à la beauté 

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, 
Ô Beauté ? ton regard infernal et divin, 
Verse confusément le bienfait et le crime, 
Et l'on peut pour cela te comparer au vin. 

Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore ; 
Tu répands des parfums comme un soir orageux ; 
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore 
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. 

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? 
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ; 
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, 
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. 

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ; 
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant, 
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, 
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. 

L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, 
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau ! 
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle 
A l'air d'un moribond caressant son tombeau. 

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, 
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu ! 
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte 
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ? 

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène, 
Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours, 
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! - 
L'univers moins hideux et les instants moins lourds. 



Le Voyage


Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur, 
D'aller là-bas vivre ensemble! 
Aimer à loisir, 
Aimer et mourir 
Au pays qui te ressemble! 
Les soleils mouillés 
De ces ciels brouillés 
Pour mon esprit ont les charmes 
Si mystérieux 
De tes traîtres yeux, 
Brillant à travers leurs larmes, 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté, 
Luxe, calme et volupté. 

Des meubles luisants, 
Polis par les ans, 
Décoreraient notre chambre; 
Les plus rares fleurs 
Mêlant leurs odeurs 
Aux vagues senteurs de l'ambre, 
Les riches plafonds, 
Les miroirs profonds, 
La splendeur orientale, 
Tout y parlerait 
A l'âme en secret 
Sa douce langue natale. 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté, 
Luxe, calme et volupté. 

Vois sur ces canaux 
Dormir ces vaisseaux 
Dont l'humeur est vagabonde; 
C'est pour assouvir 
Ton moindre désir 
Qu'ils viennent du bout du monde. 
- Les soleils couchants 
Revêtent les champs, 
Les canaux, la ville entière, 
D'hyacinthe et d'or; 
Le monde s'endort 
Dans une chaude lumière. 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté, 
Luxe, calme et volupté.

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Le Tonneau de la Haine  

La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts
A beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,
Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts,
Quand même elle saurait ranimer ses victimes,
Et pour les pressurer ressusciter leurs corps.

La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne,
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur
Et se multiplier comme l'hydre de Lerne.

-Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,
Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.  

                           ...........

L'idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,
C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans,

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans.

                ............


L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage 
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, 
Qui suivent, indolents compagnons de voyage, 
Le navire glissant sur les gouffres amers. 

A peine les ont-ils déposés sur les planches, 
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux 
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches 
Comme des avirons traîner à côté d'eux. 

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! 
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid ! 
L'un agace son bec avec un brûle-gueule, 
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! 

Le Poète est semblable au prince des nuées 
Qui hante la tempête et se rit de l'archer; 
Exilé sur le sol au milieu des huées, 
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. 

               ...........

Le Balcon  


Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
O toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeur rose.
Que ton sein m'étais doux ! que ton cœur m'était bon !
Nous avons dit souvent d'impérissables choses
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

Je sais l'art d'évoquer les minutes glorieuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- O serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

                                       ...........

 
L'Horloge


Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible, 
Dont le doigt nous menace et nous dit : «Souviens-toi ! 
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi 
Se planteront bientôt comme dans une cible;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon 
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ; 
Chaque instant te dévore un morceau du délice 
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde 
Chuchote:Souviens-toi!- Rapide, avec sa voix 
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, 
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor ! 
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.) 
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues 
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide 
Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi. 
Le jour décroît ; la nuit augmente; souviens-toi ! 
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, 
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge, 
Où le Repentir même (oh! la dernière auberge !), 
Où tout te dira :" Meurs, vieux lâche! il est trop tard !" 

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LE TONNEAU DE LA HAINE

La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts
A beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,
Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts,
Quand même elle saurait ranimer ses victimes,
Et pour les pressurer ressusciter leurs corps.

La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne,
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur
Et se multiplier comme l'hydre de Lerne.

-Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,
Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.  

                        ...........

 

LA BEAUTE

Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !


                                     ...........

  A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d'une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

 

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

 

Un éclair... puis la nuit ! O Fugitive beauté

Dont le regard m'a fait soudainement renaître,

Ne te verrais‑je plus que dans l'éternité?

 

Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être !

Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !  

 
   

Tristesses de la Lune

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse ; 
Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, 
Qui d'une main distraite et légère caresse 
Avant de s'endormir le contour de ses seins, 

Sur le dos satiné des molles avalanches, 
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, 
Et promène ses yeux sur les visions blanches 
Qui montent dans l'azur comme des floraisons. 

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, 
Elle laisse filer une larme furtive, 
Un poète pieux, ennemi du sommeil, 

Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, 
Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, 
Et la met dans son cœur loin des yeux du sommeil.  

                       ..........     


Souvenirs 


J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. 
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, 
De vers, de billets doux, de procès, de romances, 
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, 
Cache moins de secrets que mon triste cerveau. 
C'est une pyramide, un immense caveau, 
Qui contient plus de morts que la fosse commune. 
- Je suis un cimetière abhorré de la lune, 
Où comme des remords se traînent de longs vers 
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. 
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, 
Où gît tout un fouillis de modes surannées, 
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, 
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. 
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, 
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années 
L'ennui, fruit de la morose incuriosité, 
Prend les proportions de l'immortalité. 
- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante! 
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, 
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux; 
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, 
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche 
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche 

 

L'homme et la mer 

Homme libre, toujours tu chériras la mer! 
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme 
Dans le déroulement infini de sa lame 
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. 

Tu te plais a plonger au sein de ton image; 
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur 
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur 
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. 

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets; 
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; 
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, 
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! 

Et cependant voilà des siècles innombrables 
Que vous vous combattez sans pitié ni remords, 
Tellement vous aimez le carnage et la mort, 
O lutteurs éternels, O frères implacables !  

 

Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire

Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?
- Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :
Rien ne vaut la douceur de son autorité ;
Sa chair spirituelle a le parfum des anges,
Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.
Parfois il parle et dit : " Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau ;
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. "




Remords posthumes


Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,
Te dira : " Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? "
- Et le ver rongera ta peau comme un remords.


Charles Baudelaire 



Poésie en prose


Un Cheval de race

Elle est bien laide. Elle est délicieuse pourtant! 
Le Temps et l'Amour l'ont marquée de leurs griffes et lui ont cruellement enseigné ce que chaque minute et chaque baiser emportent de jeunesse et de fraîcheur. 
Elle est vraiment laide ; elle est fourmi, araignée, si vous voulez, squelette même ; mais aussi elle breuvage, magistère, sorcellerie ! en somme, elle est exquise. 
Le Temps n'a pu rompre l'harmonie pétillante de sa démarche ni l'élégance indestructible de son armature. L'Amour n'a pas altéré la suavité de son haleine d'enfant ; et le Temps n'a rien arraché de son abondante crinière d'où s'exhale en fauves parfums toute la vitalité endiablée du midi français : Nîmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du soleil, amoureuses et charmantes. 
Le Temps et l'Amour l'ont vraiment mordue à belles dents ; ils n'ont rien diminué du charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière. 
Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle fait penser à ces chevaux de grande race que l'œil du véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot. 
Et puis elle est si douce et si fervente ! Elle aime comme on aime en automne ; on dirait que les approches de l'hiver allument dans son cœur un feu nouveau et la servilité de sa tendresse n'a jamais rien de fatigant. 

 

 

 

 

 

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