Les exploits de l'incroyable

+++       Mulla Nasr Eddin       +++


Mulla Nasr Eddin est un personnage du folklore traditionnel du Moyen-Orient. De l'Afrique du Nord, jusqu'à la Chine, en passant par l'Egypte, la Syrie, la Turquie voire même la Pologne, on le retrouve confronté à de nombreuses aventures déroutantes et drôles. Suivant les régions son nom change, mais les histoires sont semblables qu'il s'appelle Ch'ha, Nasr Eddin Hodja, Mulla Nasr Eddin, Goha, Djeha, Srulek ou encore Effendi...Voici quelques annecdotes qui mettent en scene Mulla tantot idiot, tantot sage ou juge, personnage indéfinissable donc indestructible. Ces histoires ont plusieurs niveaux de signification, mais qu'elles soient étudiées pour leur sagesse cachée ou savourées par leur humour stimulant, elles procurent à tous ceux qui les goutent un plaisir incomparable et durable.


Qu'on m'apporte le gros livre noir

Je me le demande aussi!

Pourquoi payer une marchandise que je n'achète pas?

L'échelle se vend n'importe où

J'aimerais enlever le haut de mon bol

Une maison ne peut-elle avoir deux portes?

Si tu ne crois pas, compte!


Qu'on m'apporte le gros livre noir

Nasr Eddin exerçait, un certain temps, les fonctions de juge suppléant. Un paysan vint le trouver.
- Grand juge! Je viens à toi en consultation juridique. Supposons qu'une vache attachée au piquet encorne une vache errante. Est-ce que le propriétaire de la première doit indemniser celui de la seconde?
- Certainement pas, répondit Nasr Eddin. Une vache doit être tenue dans son enclos. Tant pis pour son maître s'il la laisse vagabonder.
- Je suis vraiment soulagé, Nasr Eddin, car c'est ainsi que ma vache a blessé la tienne tout à l'heure.
- Par Allah! Pourquoi ne m'as-tu pas donné dès l'abord une narration complète des faits. Le cas est beaucoup plus compliqué que tu ne me l'as dit. Il faut que je consulte la jurisprudence. Qu'on m'apporte le gros livre noir qui se trouve en haut sur l'étagère!


Je me le demande aussi!

Nasr Eddin, prenant un grand sac sur le dos, entra un beau matin dans le verger d'un voisin. Aussitôt, il se mit en devoir de remplir le sac de tout ce qui lui tombait sous la main: melons, pastèques, carottes et bettraves. Mais voilà qu'il fut aperçu par le propriétaire.
- Que cherches-tu ici? cria-t-il.
Le Hodja, embarassé, tenta de se justifier.
- N'est-ce pas qu'hier soir, il s'est élevé une bourrasque qui a ravagé le verger? Eh bien, la violence du vent m'a poussé jusqu'ici.
Le propriétaire, sceptique, ajouta:
- Mais, dis-moi un peu, qui donc a ramassé tout cela?
- Voilà... Comme j'étais entraîné de côté et d'autre, afin de ne pas me laisser choir, je m'accrochais tout naturellement à tout ce que je rencontrais. C'est ainsi que ces cucurbitacées sont restées entre mes mains.
- Cependant, je voudrais bien savoir qui les a mises dans ce sac, continua le propriétaire.
Ne parvenant pas à trouver à cette question une réponse de nature à sauver les apparences, Nasr Eddin, déconcerté, secoua la tête. Il finit par murmurer:
- Ma foi, je me le demande aussi...


Pourquoi payer une marchandise que je n'achète pas?

Un jour, Nasr Eddin acheta dans une boutique de vêtements un chalvar [pantalon bouffant]. Au moment de régler, il se dit: «Celui que je porte n'est pas tellement usé, il peut durer encore un certain temps. Ne devrais-je pas prendre, à sa place, un djubbé [robe flottante]?»
Il l'échangea ainsi contre ce vêtement dont il fit l'essai et qui lui alla à ravir.
Il était sur le point de partir quand le vendeur lui rappela qu'il n'avait pas payé.
Le Hodja prit un air étonné:
- Comment! Ne l'ai-je pas échangé contre le pantalon?
Le marchand, ahuri, bégaya:
- C'est vrai, mais tu n'as pas non plus réglé le pantalon!
Nasr Eddin le raisonna:
- Quel drôle de boutiquier tu fais! Tu voudrais me faire payer une marchandise que je n'achète pas?


L'échelle se vend n'importe où

Le voisin avait dans son verger de magnifiques pêchers dont les branches ployaient sous les fruits.
Une nuit, Nasr Eddin décida d'aller y faire un petit prélèvement à des fins personnelles. Il prit une échelle et monta sur le mur. De là, il rappliqua l'échelle de l'autre côté et descendit dans le verger du voisin.
Le propriétaire fit alors irruption dans le jardin avec une lanterne:
- Hodja, que viens-tu faire ici?
- Ce que je fais? Tu le vois bien toi-même. Je fais commerce d'échelles!
Abasourdi par cette réponse abracadabrante, le voisin s'exclama:
- Un commerce d'échelles en ce lieu, à cette heure?
Nasr Eddin de répondre effrontément:
- L'échelle n'est pas un article vendu par l'épicier. On peut en vendre n'importe où et n'importe quand!


J'aimerais enlever le haut de mon bol

Nasr Eddin est invité chez un riche. La collation qu'il fait servir est un délicieux lait de chamelle bien frais saupoudré de cannelle.
L'hôte s'en sert un plein bol, mais il ne remplit qu'à demi celui de son invité.
Nasr Eddin commence alors à s'agiter sur son siège, cherchant partout autour de lui.
- Qu'est-ce que tu voudrais, Nasr Eddin? Une cuiller, du sucre?
- Non, une scie. J'aimerais enlever le haut de mon bol qui ne me sert à rien.


Une maison ne peut-elle avoir deux portes?

Nasr Eddin rencontra, un jour, dans la rue, deux confrères.
- Hodja, dirent-ils, nous venions justement chez vous prendre un petit café et faire un bout de causette.
Ne voulant voir personne, le Hodja les amena jusque devant sa porte et leur dit:
- Attendez-moi un instant.
Il entra et appela sa femme:
- Trouve un prétexte et éloigne ces gens d'ici.
La femme entrebaillant la porte:
- Qui est là? demanda-t-elle.
Les confrères déclarèrent qu'ils étaient venus avec le Hodja.
La femme fit semblant de ne rien savoir.
- Le Hodja n'est pas à la maison, dit-elle.
Et elle leur ferma la porte au nez.
Les confrères de se demander:
- Comment est-ce possible? Nous venons d'arriver tantôt avec lui.
Nasr Eddin, voyant que l'affaire traînait, ouvrit la fenêtre et dit:
- Quels drôles de gens êtes-vous? Une maison ne peut-elle avoir deux portes et, qu'étant entré par celle de devant, le Hodja soit sorti par celle de derrière?


Si tu ne crois pas, compte!

Trois grands savants parcourant le monde pour approfondir toutes les sciences arrivèrent à Akchéhir. Ayant entendu parler des réparties spirituelles de Nasr Eddin, ils manifestèrent le désir de l'approcher.
On organisa un grand banquet en plein air où furent conviés les notables de la ville.
Après avoir bien bu, bien mangé, et discuté à bâtons rompus de divers sujets, un savant posa à Nasr Eddin cette question :
- Hodja, peux-tu nous dire où se trouve le centre de l'univers?
Le Hodja, indiquant de son bâton une place proche au pied droit de son âne, dit: - Le centre de l'univers se trouve là.
- Pourquoi tourner en ridicule ma demande? fit le savant.
- Pas le moins du monde; mesure toi-même, et prouve-moi que je me trompe.
On en resta là, et le second savant dit :
- Sais-tu combien il y a d'étoiles au firmament?
Sans hésiter, le Hodja répondit:
- Autant que de grains de sable au bord de la mer.
- Ta réponse n'a aucune valeur, puisque tu n'as pas compté les grains de sable.
- Et toi, as-tu compté les étoiles?
Ne trouvant pas de réponse à cela, le savant laissa la parole à son troisième confrère qui posa sa question.
- Hodja, pourrais-tu me dire combien il y a de poils à ma barbe?
- Trente de moins qu'il n'y a de poils à la queue de mon âne.
- Quelle preuve en as-tu?
- Elle est facile: compte les poils de ta barbe et je compterai ceux de mon âne.
- Nous aimons mieux te croire sur parole, dirent les savants qui applaudirent à tant d'esprit.