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La Grande Guerre à Beuvraignes

par Maxime de Sars

Invasion de 1914

Il semblait que Beuvraignes, en achevant son programme de travaux, eût fait sa toilette pour accueillir la mort. Ce n'est que dans les derniers jours d'août 1914 que l'on commença à s'inquiéter. Jusque là la vie était demeurée calme, sinon normale. La moisson luxuriante de cette année était achevée par les hommes dont la guerre ne voulait pas, aidés des femmes et des enfants ; les correspondances arrivaient lentement ou n'arrivaient pas. Bientôt des rumeurs sinistres commencèrent à circuler : nos armées reculaient pied à pied, à la suite de combats malheureux. La route de Flandre, qui avait déjà vu tant de fuites éperdues, fut envahie, le jeudi 27, par des convois de Belges abandonnant leur pays envahi et maltraité. On les logea au patronage ; chacun s'ingéniait à les secourir, apportant de la literie, des vêtements, des aliments. Au bout de deux jours, trente-deux français de la région de Chaulnes remplacèrent vingt-deux Belges. Le 29 au soir, l'armée française parut, battant en retraite, tandis que des troupes fraîches, appelées de Lorraine précipitamment et affectées à l'armée de Paris, se dirigeaient vers Roye. De violents coups de canon déchiraient l'air dans la direction du nord. Les hordes d'Emmich n'avaient d'yeux que pour la capitale. Dans la matinée du dimanche 30 août, un détachement d'infanterie française, arrivait de Tilloloy et faisait le coup de feu avec les Allemands autour de l'église; une autre escarmouche éclata une demi-heure plus tard. Sur le conseil des officiers, qui prévoyaient un bombardement, toute la population abandonna Beuvraignes, comme midi sonnait, et se réfugia à Marissel. Au bout de quatre ou cinq jours, tout danger parut écarté. On revint pour trouver plusieurs maisons pillées, surtout celles des commerçants.

Pendant quelques jours, on ne vit que des soldats de passage. Se fiant à cette tranquillité, M. Octave Coras partit pour Roye en voiture le 4 septembre, en vue de réapprovisionner son épicerie vidée par l'ennemi. Sur la route, deux dragons lui demandèrent de les aider à transporter leur officier qui venait d'être blessé. Tous trois venaient de partir avec la voiture, quand M. Coras se vit entouré par des cavaliers allemands, accourus au galop, et conduit à un officier. Accusé d'espionnage, il allait être fusillé quand un contre-ordre ajourna l'exécution et entraîna le condamné dans le mouvement de recul de l'ennemi avec cinq ou six autres otages, dont le maire de Raye. A Marché-Allouarde, sur la route de Nesle, le détachement auquel étaient confiés les prisonniers se vit attaqué à coups de mitrailleuse. Suivant leur barbare attitude, les Allemands placèrent les Français devant eux. Plaqué contre le sol, M. Coras eut le bonheur de pouvoir ramper jusqu'aux fantassins bleus et rouges, tandis que ses geôliers battaient en retraite. En rentrant à Beuvraignes, il apprenait que ce même 7 septembre un rapide combat s'était livré entre les deux avant-gardes.

Ces escarmouches se renouvelèrent jusqu'au 24 septembre Dans la journée du 17, un détachement de quatre cuirassiers du 9e régiment, venant de Crapeaumesnil, traversa Beuvraignes ; c'étaient les survivants de l'héroïque patrouille du lieutenant Touzet du Vigier : partie d'Ambleny sur les bords de l'Aisne, trois jours plus tôt, elle s'était avancée dans les lignes ennemies jusqu'aux abords de Tergnier et, après les plus extraordinaires aventures, voyant coupé le chemin du retour, elle se dirigeait au hasard vers l'ouest. Les cavaliers couchèrent à Tilloloy. Le lendemain, ils mettaient en déroute un peloton de hussards ennemis; désarçonné au cours de la poursuite, le lieutenant se réfugia dans une maison de Conchy-les-Pots, où il eut bientôt la joie d'apercevoir la tunique bleu clair des hussards français.

Désespérant d'emporter de front les positions allemandes solidement fortifiées au nord de l'Aisne, le général Joffre cherchait à les tourner. Son adversaire répondit à cette manoeuvre en essayant à son tour de le déborder. Pendant six semaines, la bataille s'étirera jusqu'à la mer du Nord, sans succès de part et d'autre. Une armée confiée au général de Castelnau était chargée d'occuper le Santerre et de marcher sur Saint-Quentin. Le commandant du 4e corps recevait l'ordre d'occuper Lassigny, le 21 septembre, avec l'une de ses divisions, la 7e, et d'installer la 8e à Conchy-les-Pots en plaçant ses avant-gardes à Tilloloy et à Beuvraignes.

Un violent bombardement se déchaîna le 24. Un obus atteignit le clocher, d'autres traversèrent le choeur de l'église et percèrent la voûte ; la ferme du moulin de Taine prit feu et celles qui se trouvaient autour de l'église furent très éprouvées. Visiblement, l'artillerie ennemie visait le clocher. Les soldats français logeaient dans le village ou à l'entour. Le 1er octobre au matin, une grande partie de la population abandonna Beuvraignes, cette fois sans retour. Le départ était volontaire, l'armée se contentait d'y aider avec les faibles moyens dont elle disposait. Les évacués partirent à l'aventure, quelques-uns jusque dans le département d'Eure-et-Loir. Leur première étape fut Conchy ou Tilloloy, d'où ils eurent la douleur d'assister à l'agonie de leur pays.

Le patronage prit feu dans la journée du 2 octobre, après avoir reçu une bombe, et l'incendie se communiqua bientôt à une partie de l'agglomération. Les Allemands pénétrèrent dans le village, le 3, et leur premier soin fut d'incendier l'église et les fermes Fanchon et Bacq. Les habitants réfugiés à l'hospice de Tilloloy voyaient distinctement les flammes qui se tordaient dans la nuit et les cadrans de l'horloge du clocher, chauffés à blanc, se découpaient avec une étrange netteté. Quelques Beuvraignois, abrités dans leur cave, sans vouloir abandonner leur terre, étaient les victimes d'un ennemi que les réserves d'alcool de la fabrique de liqueur La Méline, fondée quatre ans plus tôt, rendaient plus furieux encore M. Casimir Coras, ancien maire, fut massacré dans des conditions de sauvagerie inimaginable: un soldat acheva le vieillard d'un coup de talon sur la tête.

Beuvraignes n'était plus qu'un immense brasier au soir du 5 octobre. Les allemands transformèrent les ruines de l'église en une forteresse d'où ils tiraient sur nos troupes. Il fallut achever à coups de canon sa destruction ; seul, un pan de mur se dressa longtemps vers le ciel. Les français tenaient solidement Tilloloy et l'ennemi ne put jamais y pénétrer. Après trois semaines de combats acharnés, le front se stabilisa à la lisière de Dancourt et de Popincourt, à l'entrée du parc de Tilloloy et dans la partie occidentale de notre village ; notre infanterie occupait le hameau du Cessier et le bois des Loges. La ligne inclinait ensuite vers le sud de Lassigny et Ribécourt. « Modestes demeures de paysans, » écrit l'auteur des Allemands dans la Somme, « somptueuses habitations de familles historiques, reliques d'époques créatrices de beauté, écoles modernes, orgueil des temps nouveaux, mêlent leur poussière dans un même anéantissement. »

Le secteur de Beuvraignes fut longtemps tenu par les régiments de la 7e division, 101e 102e 103e et 104e d'infanterie, et deux de cavalerie, Manceaux, Normands et Parisiens qui ont versé leur sang pour arrêter l'ennemi. Leurs positions s'accrochent aux ruines des dernières maisons du village, à quelques mètres des Allemands. « Ce sont d'abord, au début, pendant les mois d'hiver, des tranchées boueuses, des abris sans air, sans lumière, parfois même de simples trous creusés dans le parapet de la tranchée, « les trous de renard », qui souvent s'effondrent, vagues esquisses de positions improvisées, à peine protégées par des réseaux inachevés de fil de fer ou des chevaux de frise. Presqu'au coude à coude, dans la même ligne, les hommes vivent là sous la pluie, sous la neige, sous les bombes et les obus. Puis les trains, les camions amènent derrière les lignes pelles, pioches, rondins, rouleaux de fil barbelé, tôles ondulées... Le service des relèves s'organise, le ravitaillement est mieux assuré. Jour par jour, des kilomètres de boyaux et de tranchées sont creusés et s'échelonnent en profondeur. » Sur certains points, les lignes de l'adversaire forment des saillants particulièrement dangereux dans les nôtres. Les tranchées sont si proches l'une de l'autre que l'on peut, sans en sortir, engager de meurtriers combats à la grenade Obscurs destins dont les communiqués officiels ne s'occupent pas.

Les journaux n'impriment de temps en temps le nom de Beuvraignes que pour faire connaître les plus notables incidents de cette guerre de forteresse, conduite à la manière de Vauban, mais rendue plus cruelle par l'emploi des explosifs. L'éclatement d'un fourneau de mine, insidieusement dirigé sous les positions de l'ennemi, bouleverse, le 18 août 1915, les travaux de sape près de notre village. Le 12 et le 13 septembre, un duel d'artillerie particulièrement violent est signalé depuis Tilloloy jusqu'au Cessier. D'une ligne à l'autre, on se harcèle le 20, avec vigueur, à coups de bombes et de grenades. Arrosage intermittent, le lendemain, dans la région des Loges. La journée du 24 permet à nos batterie de détruire des abris de mitrailleuses. Elles font sauter„ le 25, un dépôt de munitions installé dans une maison que l'adversaire a fortifiée. Le 30 septembre, l'explosion d'une nouvelle mine bouleversa ses tranchées devant le village. Le communiqué du 24 octobre signale une lutte d'artillerie particulièrement vive et presque incessante. Le 3 et le 4 novembre, les engins de tranchées appuient l'artillerie. Dans la région de Beuvraignes et du Cessier, une véritable rafale de feu parvient, dans la journée du 7, à réduire au silence les engins ennemis. Le 11, en face de Beuvraignes, un « camouflet », préparé avec un soin par les sapeurs, détruit une chambre de mine que les

pionniers » sont en train de charger. Nos obus démolissent, le 20, un petit poste et une coupole blindée près du village. Des tirs d'infanterie particulièrement efficaces convergent sur la station, le 25. Nos canons de tranchée clôturèrent l'année, le 30 décembre, en envoyant dans les airs un dépôt de munitions.

Le 30 janvier 1916, les batteries françaises tiraient sur des troupes en mouvement, que des observateurs avaient signalées près de Beuvraignes et sur la grande route de Laucourt à Roye. Un blockhaus ennemi put être détruit, quelques jours plus tard (10 février). La sanglante bataille de Verdun interrompit ces opérations épuisantes qui nous usaient autant que l'ennemi. Il faut arriver au 13 mars pour trouver trace d'un bombardement des organisations de la région d'Herbécourt, Laucourt et Beuvraignes, et cette activité gagna, dès le lendemain, Maucourt Le 13 mai, un coup de main allemand avorta contre nos tranchées du bois des Loges et, les jours suivants, des batteries françaises bouleversèrent les positions adverses près de Beuvraignes et de Roye. Préparée avec un soin méticuleux, tant chez nous que chez nos alliés britanniques, la grande offensive de la Somme enfiévra, le 1" juillet, tout le front depuis Albert jusqu'à Chaulnes, jetant dans l'ombre les autres secteurs. Quand le mauvais temps arrêta notre avance, les Allemands tentèrent une diversion « dans la direction de Paris ». L'attaque, déclenchée le 11 décembre entre Lassigny et Crapeaumesnil, avait été organisée avec un soin tout particulier. En dépit des forces considérables qui avaient été accumulées, les vagues d'assaut durent reculer devant le tir de barrage de nos canons de 75 en laissant derrière elles des monceaux de cadavres. L'ennemi tenta de nouveau sa chance, une heure plus tard, et n'arriva qu'à occuper les tranchées les plus avancées, à l'extrémité nord-est du bois des Loges, près de la route de Beuvraignes, sur un front de 300 mètres; une contre-attaque des nôtres l'en chassa bientôt, tuant ou capturant presque tous les occupants.

Vaincu sur ce terrain, l'adversaire chercha à reprendre le petit jeu de la guerre de place. Le général Humbert, qui venait d'occuper ce secteur avec la 3` armée, résolu de l'en dégoûter. II fit préparer, à la fin du mois de décembre, plusieurs puissants fourneaux de mine contre la lisière septentrionale du Cessier, de chaque côté de la rue; des sapes profondes avaient été préalablement creusées au-dessous des tranchées ennemies, sans qu'il s'en aperçût. La longue mèche s'enflamme, une gerbe intense, faite de feu et de terre, occupe tout le ciel et, quand la fumée se dissipe d'énormes entonnoirs ont remplacé les tranchée grouillantes de vie ; certains d'entre eux mesurent 200 mètres de longueur, 30 mètres de largeur et 25 mètres de profondeur. Pendant trois mois, on n'entendit plus parler de Beuvraignes.

 

La délivrance

La bataille de la Somme avait pu décevoir les optimistes qui en attendaient une percée définitive. Elle eut un épilogue inattendu en empêchant les Allemands battus d'attendre jusqu'au printemps suivant de nouvelles attaques sur des positions de fortune, où ils auraient trouvé une défaite, cette fois imparable. Hindenbourg et Ludendorff, pressés de prévenir ce danger, jugèrent préférable de sacrifier sans combat un vaste morceau du territoire occupé, sous couleur de repli stratégique. D'Arras à Soissons, leurs troupes se portèrent, sans attirer l'attention, sur des positions plus courtes et fortement armées à l'arrière. Après avoir brûlé leurs dépôts de matériel, fait sauter les voies ferrées et les carrefours de routes, évacué les habitants, elles transformaient systématiquement en désert la zone qu' elles laissaient derrière elles. Notre haut commandement eut peine à croire au repli que laissaient prévoir les dernières opérations locales. Il fallut un coup de main profond, qu'on se décida à lancer le 15 mars dans la région de Crapeaumesnil, pour se rendre à l'évidence : les tranchées ennemies étaient vides.

Nos armées n'avaient plus qu'à s'ébranler aux applaudissements du pays tout entier Cette extrémité du Santerre fut occupée dans la journée du 17 mars 1917. « Aujourd'hui, annonçait le communiqué de Paris, notre mouvement en avant a continué avec rapidité. Nos pointes d'avant-garde ont pénétré dans Roye, poursuivant les contingents ennemis, qui ont fait sauter les carrefours des rues à l'intérieur de la localité. Environ huit cents habitants de la population civile, que les Allemands n'avaient pas eu le temps d'évacuer, ont fait à nos soldats un accueil enthousiaste ». Les derniers habitants de Beuvraignes, qui s'étaient accrochés à leurs ruines, furent retrouvés à Salency, au nord de Noyon, avec des centaines d'évacués de Lagny, de Thiescourt et surtout de Carlepont. Notre marche triomphale se poursuivit jusqu'aux abords de Tergnier et de Saint-Ouentin, où la résistance de l'ennemi se manifesta si forte qu'il fallut s'arrêter. Jusqu'à la fin de l'année, on se battit aux abords de la ligne Hindenbourg avec des fortunes diverses.

Les localités les moins maltraitées des régions libérées renaissaient à la vie avec le concours de l'armée et l'appui de l'autorité civile. Le sous-préfet de Montdidier ayant demandé s'il était possible de faire rentrer chez eux les exilés de Beuvraignes, le général directeur des Etapes du groupe des armées du Nord lui répondait, à la date du 25 septembre, que tout le terroir se trouvait occupé par le camp de Lassigny ; un tir contre avions était installé en dehors de la commune. II n'était pas possible dans ces conditions de laisser revenir la population. L'historien de la 53e division rapporte qu'elle eut l'occasion, sur la fin du mois de juillet 1917 en descendant des lignes, de passer aux abords de Beuvraignes, « petite bourgade dont il ne reste plus que quelques vestiges. On aperçoit, ajoute-t-il, vers la gauche le bois des Loges, si souvent cité aux communiqués officiels, et à travers le bled des tranchées abandonnées émergent des observatoires bétonnés et des abris de mitrailleuses ».

 

Invasion de 1918

Le succès négatif que représentait l'avortement de notre offensive de 1917 ne suffit pas à imposer la « paix allemande ». Les deux maîtres de la stratégie teutonne profitèrent de l'effondrement de la Russie pour tenter une revanche de leur reculade. Après un bombardement d'enfer, la ruée formidable de trois armées s'élança au matin du 21 mars 1918, depuis la Sensée jusqu'à l'Oise, protégée par un épais brouillard. Le but était de séparer les alliés franco-anglais et d'élargir la brèche ainsi creusée, jusqu'à la mer s'il était possible. Au bout de six jours de marches ininterrompues, le poste de Nauen pouvait lancer au monde ce communiqué daté du 27 mars : « Au sud de la Somme, après un violent combat, nous avons repoussé l'ennemi au-delà de Chaulnes et de Lihons. Nous avons pris d'assaut Roye. Par de sanglants combats de rue, nous avons purgé Noyon de l'ennemi - Cependant l'état-major français n'avait pas perdu de temps. Dès qu'il avait appris la défaite des troupes de Gough, il avait lancé dans la direction Noyon - Saint-Quentin les trois divisions du général Pelle. A mesure que notre ligne s'étirait de plus en plus vers l'ouest, d'autres troupes amenées par chemin de fer venaient boucher les trous qui s'ouvraient à chaque instant. Les Bretons de la 22e division, rejoignant la 3` armée et chassés de Roye, s'étaient agrippés aux abords du faubourg Saint-Gilles, le 26 mars ; le 19e d'infanterie occupa dans la soirée, avec un admirable esprit de sacrifice, les anciennes tranchées françaises de Dancourt et Popincourt, tandis qu'à sa droite le 118" tentait de défendre les ruines de Beuvraignes. Il fallut encore reculer, pour éviter d'être tourné, dès le lendemain. Une nouvelle brèche permettait à l'armée du général von der Marwitz de se ruer sur Montdidier et Hutier faisait avancer ses colonnes d'infanterie jusqu'aux hauteurs de Cuvilly, de Ressons, de Cagnysur-Matz et du Plessier-de-Roye, auxquelles se cramponnaient les héroïques soldats du général Humbert, Une nouvelle offensive, déclanchée entre Montdidier et Noyon du 9 au 14 juin, ne devait donner à l'armée Hutier que des succès locaux, grâce à une vigoureuse contre-attaque du général Mangin.

Cet échec laissait prévoir, après un dernier succès sur le Chemin des Dames, la défaite de l'envahisseur. Sous l'émotion causée par l'écroulement du fronts britannique, les gouvernements alliés avaient accepté le commandement unique. Le génie de Foch pouvait se manifester librement, riposter sur-le-champ à tout assaut de l'ennemi pour l'user et lancer enfin l'offensive du 18 juillet qui se poursuivra jusqu'à la capitulation de l'Allemagne ; l'attaque ne s'arrêtait sur un point que pour reprendre sur un autre, sans que l'adversaire déconcerté et affaibli put jamais reprendre l'initiative des opérations. Il était à peine rejeté sur la Vesle et sur l'Aisne que Foch engageait une nouvelle partie en vue de dégager la capitale. Tous les yeux demeuraient fixés sur le Tardenois, quand par un véritable coup de surprise réalisé le 8 août, l'armée Debeney, et celle de Rawlinson, sous le commandement supérieur du maréchal sir Douglas Haig, s'élancèrent à l'assaut entre l'Ancre et l'Avre, sur un front de trente-cinq kilomètres, presque sans préparation d'artillerie. Montdidier tomba en leur pouvoir dans la matinée du 10. Humbert réalisait le même jour une magnifique manoeuvre en prenant violemment l'ennemi en flanc, ce qui lui permettait de s'emparer de Rollot, Orvillers-Sorel, Ressons-sur-Matz, Conchy-les-Pots, Elincourt. En trois jours, huit mille prisonniers au moins purent être envoyés à l'arrière avec un énorme matériel, dont deux cents canons. Marwitz et Hutier tentèrent inutilement de couvrir à la fois Chaulnes, Roye et Lassigny. Dès le 11 août, la ligne Armancourt-Tilloloy était enlevée. En dépit de la résistance des Allemands, Debeney parvenait à Laucourt le 16 et ses premiers éléments pénétraient profondément dans le bois des Loges ; ils en atteignaient dès le lendemain matin la lisière orientale. Notre avance était poussée dans l'après-midi jusqu'aux abords de Beuvraignes au cours de la journée du 20. La chute de Fresnoy-les-Roye et de Saint-Mord (26 août) permit enfin à la première armée de pénétrer dans Roye, bouleversée par l'ennemi, et sa cavalerie parvenait à Nesle Le massif de Lassigny se trouvait en même temps nettoyé par l'armée Humbert.

 

Reconstitution

L'actif et riant village de 1914 ne présentait plus qu'une affreuse confusion d'informes débris de briques, de tranchées à demi-comblées, d'abris éventrés, de fers tordus, au milieu desquels quelques croix de bois rappelaient que les adversaires étaient confondus dans la mort. A l'horizon, derrière la houle des trous d'obus si nombreux qu'ils se rejoignaient presque, les « mâts de perroquets » tenaient lieu du bois des Loges. Dans ce silence impression-

nant, le vent ne trouvait plus d'obstacles et parcourait la plaine immense sans bruit. Ni végétaux, ni animaux n'animaient plus ce paysage lunaire ; l'eau même avait disparu.

L'hiver passa. A l'approche du printemps, les Beuvraignois n'y tinrent plus. Mieux leur valait souffrir et peiner chez eux que de rester plus longtemps chez les autres. Ces courageux pionniers retrouvaient l'énergie séculaire de leurs pères qui n'avaient jamais hésité à relever les ruines de chaque invasion. Après avoir cherché un abri de fortune dans une cave, une cagna, un blockhaus ou sous ces tôles cintrées appelées métros par les soldats, les premiers arrivés débarrassèrent les ruines de l'immense quantité d'immondices qui empestaient l'air. Un coin de l'ancien jardin hâtivement déblayé permit de planter des légumes. Le ravitaillement devait être cherché à Roye. De nouveaux services civils se créaient au cours de l'été et les baraques en bois ou en carreaux de plâtre qu'ils élevaient semblaient presque luxueuses à côté des caves et des cagnas. Les prisonniers allemands ou des ouvriers exotiques arrachaient les fils de fer barbelés, bouchaient sommairement tranchées ou trous d'obus et faisaient disparaître les munitions abandonnées par les armées en retraite. Un cimetière national recueillait les tombes isolées à la Rue de l'Abbaye, de l'autre côté de la voie ferrée. Avec l'année 1920, on put commencer à remettre les champs en culture et construire quelques bâtiments d'exploitation. Le tour des habitations viendra quand les animaux et les récoltes seront à l'abri.

Un tel ordre de priorité ne pouvait être imposé que par de libres groupements. Tous les propriétaires de Beuvraignes pratiquèrent cette grande leçon de solidarité A peine ébauchée avant la loi du 15 août 1920, la première coopérative de reconstruction se reconstitua légalement le 26 décembre 1920. Cent soixante-trois adhérents lui déléguèrent près de 13 millions d'indemnités. Les entreprises Bocquet, Boucher, Depuille, Geoffroy, Gilles, Trassoudaine et Claustrat, Lecocq, Lefranc, Suret, Tournay, Vasseur, etc., collaborèrent à la renaissance du village, sous la direction des architectes, MM. Duval et Gonse, remplacés par M. Coël. MM. Chevalier et Binand, instituteurs, rendirent de grands services en tenant le secrétariat ; l'Union des coopératives de l'arrondissement de Montdidier reprit la comptabilité de M. Chevallier et assurèrent la liquidation de la société, achevée le 23 juillet 1936. L'intelligente gestion du conseil d'administration, composé de M. Joseph Suret, maire et président, puis M. Séverin, président, MM. Désiré Bacq et Henri Normand, successivement vice-présidents, Théodore Lhommet et Emile Dubois, secrétaires-trésoriers, Sainte-Marie Fanchon, Aimé Chébaux, Désiré Depuille, Henri Norinand, Léon Fouchon, membres, a permis de couvrir par des achats de titres de créance la plus grosse partie des pertes résultant des payements de l'Etat, tout en laissant à la commune un boni de 5.700 frs, destiné à acquérir un corbillard et à enrichir la bibliothèque scolaire.

Quelques semaines plus tôt, le 23 mai 1936, s'était dissoute, après avoir aplani toutes les difficulté, une autre coopérative, , l'Indépendante de Beuvraignes » , fondée le 6 avril 1923 par des sinistrés qui avaient tout d'abord essayé de se tirer d'affaire individuellement ; ils étaient au nombre de cinquante-neuf, représentant 5 millions de dommages. Le conseil d'administration comprenait M. Léon Leclercq, président, remplacé en 1927 par M. Lefèvre, MM. Eugène Lahoche, secrétaire, Isaïe Lecomte, trésorier, Denis Gouve, Veuve Coras, Henri Dobel, membres. Chaque adhérent choisissait librement son entrepreneur Les architectes furent au nombre de trois, MM. de Montant, Nadaud et surtout M. Régnier. M. Rigault, de Roye, assura la liquidation après avoir tenu la comptabilité.

 

Croix de guerre

Le sacrifice total du florissant village de 1914, courageusement accepté, et la belle attitude de ses habitants au milieu de la mitraille méritaient d'être exaltés devant l'armée et le pays tout entier. Le ministre de la guerre André Lefèvre l'a compris en décernant la croix de guerre avec palme, par arrêté du 30 octobre 1920, à cette commune et à huit autres du Santerre : Situées, écrivait-il, en pleine zone de feu pendant la guerre, ont été totalement détruites tant par les combats acharnés dont elles ont été les témoins en 1914 et 1918 que par de violents bombardements. N'ont cessé de montrer dans les épreuves et sous les obus, les plus belles qualités morales, méritant ainsi la reconnaissance du pays.

Aujourd'hui, la culture a entièrement repris possession de la plaine que la guerre paraissait avoir rendu stérile pour toujours, et le village s'est relevé de ses ruines, gardant sous son aspect moderne, sa configuration traditionnelle, avec ses trois hameaux. Cette résurrection rapide comporte une leçon qui ne doit pas être oubliée. Une fois de plus, on a vu que la prospérité est fille du travail. Le sol de notre commune était à l'origine inculte et marécageux, couvert de forêts impénétrables. Les belles moissons qu'il porte n'ont été obtenues que par des siècles de travail acharné et de parcimonieuse économie. Ces résultats seront maintenus par ceux qui en jouissent s'ils restent fidèles aux mêmes vertus.