La Bhagavad Gîta
Poème sacré où le dieu Krisna instruit le prince Arjuna sur le but ultime de la vie dans un dialogue de 700 vers, répartis en 18 chapîtres, la Bhagavad Gîta s'insère dans le Livre VI de la gigantesque épopée du Mahabharata*, où sont relatés les "Combats de la mort de Bhisma". Si on ne peut séparer la Bhagavad Gîta du contexte de ce récit, elle forme une uvre indépendante qui peut être lue pour elle-même. C'est ce qui l'a rendue si populaire en Inde, où elle a suscité de nombreux commentaires jusqu'à nos jours (dont les plus fameux: ceux de Cankaracharya, Ramanuja...) et imprégné la pensée de nombreux maîtres (comme Ramakrisna, Vivekananda...), et depuis le siècle dernier jusqu'en Occident. Appelée aussi "Bhagavadgîtopanishad", elle est condidérée comme étant véritablement la "Bible" de l'Hindouisme: un texte sacré ayant le même rang que les Veda et les Upanishad (on la qualifie parfois "Cinquième Véda"). Ainsi est-elle assimilée à la çruti ('"audition" ou Révélation), tandis que le reste de l'épopée fait seulement partie de la sm®ti ("écho", ou Tradition). Sur la base des notions classiques issues du Samkhya et du Vedanta, la Gîta donne une place prépondérante à la discipline "unitive" du Yoga et pose les fondements du courant dévotionnel de la bhakti. Le mot "Bhakti"vient de la racine "bhaj", qui signifie: participer, adorer. La "bhakti" est donc la participation à la divinité, au "bhagavant": le Seigneur suprême qui laisse participer le "bhakta", son adorateur, à sa propre divinité. Bien que l'attitude soit très ancienne, ce terme n'apparaît dans les textes que vers le II° ou le III° siècle avant notre ère. On trouve en effet le culte d'Isvara (le Seigneur du Yoga) dans les Upanishad anciennes ( Mundaka, Katha, Svetasvatara). La bhakti s'est essentiellement développée dans les sectes visnuites - bien qu'il existe également une bhakti shivaïte- comme les Bhagavata, sous la forme du culte de Vasudeva ("Dieu des dieux"), plus tard assimilé à Krisna, notamment dans la Bhagavad Gîta (Vasudeva/Krisna étant considéré comme un avatara de Visnu). On peut noter que dans certains textes comme le Visnu purana, le Bhagavata purana, le Narada purana, le terme "Bhakti" et le terme "Yoga" sont souvent employés l'un pour l'autre - du fait de leur proximité de sens: "Bhaj" (participation) et "Yuj" (Union) -. La voie qui s'accomplit à travers le renoncement aux fruits de ses propres actes est le suprême Yoga. Aujourd'hui comme dans les temps anciens, le message spirituel de la Gîta parle toujours à l'âme humaine en proie à la confusion. La discipline de l'Union écarte les deux écueils où elle pourrait se précipiter: le cercle vicieux du désir aveugle et de l'attachement, et l'impasse du fatalisme nihiliste et du désespoir. Elle leur oppose la magnification de l'acte comme l'offrande de tous les instants de la conscience indivuelle au Seigneur intérieur. La Tradition attribue la composition du Mahabharata au sage Vyasa, fils de Paraçara, qui serait l'aïeul des héros de l'épopée (Vyasa est souvent considéré comme un avatara de Visnu). Il l'aurait rédigé en 3 ans, et écrite avec la défense cassée du dieu Ganesha. La rédaction de ce monument poètique (90,000 vers en 18 chapîtres semble cependant s'être étalée sur plusieurs siècles ( du IV° Av. JC au IV° ap. JC). |
Résumé du Mahabharata - Situation de la Bhagavad Gîta
A la mort du roi Pandu, Dhrtarastra, son frère, le roi aveugle et père des 100 Kaurava, assume le pouvoir. Yudhistira, l'ainé des 5 Pandava, est l'héritier du trône. Duryodana, l'ainé des Kaurava fait plusieurs tentatives pour l'éliminer, ainsi que ses frères. A la suite de quoi, Dhrtarastra leur abandonne la moitié du royaume. Ils fondent la ville d'Indraprastha et y vivent avec leur épouse commune, Draupadi, ainsi qu'en compagnie de Krisna. 12 ans plus tard, Yudhisthira accède à la royauté suprême. Mais Duryodhana, qui veut prendre sa place, s'acharne à sa perte. Il le défie au jeu de dés. Yudhisthira perd successivement tous ses biens, son royaume, ses frères, Draupadi, et même sa propre personne. Les Pandava partent alors pour 12 ans d'exil dans la forêt. La 13ème année, ils se font reconnaître et réclament la restitution du royaume. Les négociations échouent. La guerre se prépare. La Bhagavad Gîta débute au moment où les deux armées, rangées pour la bataille, s'apprêtent à s'affronter sur le "Champ des Kuru". Le texte se présente comme un dialogue entre le roi Dhratarastra et son sûta* Sanjaya, lequel rapporte le plus fidèlement possible à son maître le récit des évènements ainsi que le dialogue de Krisna et d'Arjuna. |
Index des noms (ordre de lecture)
Dhrarastra: le roi aveugle , frère cadet du roi Pandu et père des Kaurava Kurukshetra: "le champ des Kuru": situé dans Nord de l'Inde, entre le Gange et la Yamuna, près de l'actuelle Delhi. L'un des sens du mot "Kuru" est "action, "kshetra "signifie "champ"- Le "Kurukshetra" est donc le "champ d'action" Kuru: tribu mythique de la race lunaire, d'où sont issus Kaurava et Pandava, lignées cousines Kaurava: les fils du roi Dhrtarastra, dont l'ainé est Duryodhana Pandava: les 5 fils du roi Pandu:
Kunti ( ou Prthâ): épouse du roi Pandu et mère des 3 ainés des Pandava Sanjaya: le conducteur du char de Dhrtarastra- de même que Krisna c'est un sûta: un membre de la caste des récitateurs (de ceux qui précisément ont transmis l'épopée pendant des siècles), barde de cour et conducteur du char royal * Dhrtarastra et Sanjaya sont les deux voix du dialogue de la Gîta, qui transcrivent le dialogue de leurs homologues, Krisna et Arjuna, pour instruire ensuite leur lignée. Drupada: le père de Draupadi, épouse des 5 Pandava, leur allié Le fils de Drupada: Dhrshtadyumna, frère de Draupadi, général en chef de l'armée des Pandava Yuyudhana: parent de Krisna Virâta: roi des Virâta Drona: brahmane qui fut le maître d'arme des Kaurava et des Pandava Dhrstaketu: prince allié des Pandava Cekitana: l'Intelligent Roi de Kasi: Kasi est l'ancien nom de Bénarès Purujit et Kuntibhoja: deux frères Cikhandin: jeune frère de Draupadi Saibya: nom d'une tribu légendaire Yudhamanyu: "ardent au combat" Uttamauja: "doué d'une grande force" Le fils de Subhadra ( la soeur de Krsna): Abhimanyu Les fils de Draupadi: 5, de chaque Pandava (seront tués traitreusement à la fin de la bataille) Bhisma: oncle des Pandava- Chef de l'armée des Kaurava, il fut le maître des Kaurava et des Pandava dans leur enfance Karna: demi-frère des 3 ainés Pandava, fils de Surya (le Soleil) et de Kunti Krpa: fils du sage Caradvat ( un des 3 survivants Kaurava à la bataille) Asvatthaman: fils de Drona ( lui aussi un des 3 survivants Kaurava) Vikarna: un des 100 Kaurava Krsna (Acyuta): (L'Impérissable) Incarnation de Visnu - d'après une légende, il serait né d'un cheveu de Visnu; son origine divine lui conférant son invincibilité- appelé aussi Keshava ou Govinda. Chef du clan des Yadava et cousin des Pandava. Fils de Vasudeva, frère de Kunti et de Devaki (fille de Devaka, frère d'Ugrasena, évincé par le tyran Kamsa), il fut échangé à sa naissance contre la fille de Nanda et de Yaçoda et élevé parmi les bergers . Après avoir déjoué toutes ses attaques, il tue le tyran Kamsa, replace le roi Ugrasena sur le trône, et fonde son propre royaume autour de Dvakara, la ville qu'il a fondée. Après avoir tenté de modérer le conflit entre Kaurava et Pandava, il leur propose son aide: soit sa propre personne, soit son armée. Arjuna choisit Krisna, Duryodhana l'armée. Krisna devient alors le sûta d'Arjuna. |
Armes et instruments enchantés:
Pancajanya : conque faite de la coquille d'un démon marin Pancajanya: conque de Krisna/Visnu Devadatta: "donnée par les dieux": conque céleste d'Arjuna Paundra: de Pundra, cité fabuleuse de l'Himalaya, située près du mont Méru: conque de Bhima Ganhiva: l'arc d'Arjuna, donné par Agni, lui-même le tenant de Varuna, et lui-même du dieu Soma. |
Bhagavad Gîta- Chapitre I
Au seuil de la bataille qui va les opposer, l'armée des Kaurava est face à celle des Pandava. Duryodhana, dans sa fureur et sa soif de pouvoir, donne, le premier, le signal du combat. Estimant ses forces plus nombreuses que celles de ses cousins, il n'a aucune hésitation ni scrupule à déclencher l'affrontement. Plein d'assurance, il est tout entier immergé dans sa fonction de roi, même usurpée, et dans la tâche à accomplir pour atteindre son but: la victoire au prix du sang. En regard, Arjuna, son rival, offre un tout autre spectacle: loin de participer à l'excitation qui gagne les armées des deux bords, il est en proie à l'hésitation et au doute. Comme soustrait à l'urgence de la situation par un état d'égarement, inconcevable pour un prince de son rang, alors que ces guerriers lèvent déjà leurs armes et attendent ses ordres, il s'interroge sur son propre destin, dont dépend celui de toute sa famille. Parcourant les visages de ceux qui sont assemblés dans le camp adverse, il chancelle en reconnaissant ses cousins, neveux, demi-frères, oncles, ou ses anciens précepteurs, maîtres et amis. Ainsi se révèle sa nature profondément humaine, celle d'une âme déjà tournée vers le monde spirituel, vouée à la justice et la piété . Pourtant cette aspiration ne semble pas compatible avec sa condition de prince: en tant que Kshatrya, il devrait se comporter comme Duryodhana et se précipiter sur le champ de bataille pour défendre son bon droit. Or, c'est au nom même du Dharma (ordre cosmique) qu'il doute de la conduite à tenir: il se refuse à causer la perte de sa famille, qui, bien que divisée , demeure pour lui le fondement du dharma (morale sociale, liée à la caste) car la famille royale est l'archétype même de la famille. Si elle est détruite, la ruine du royaume s'ensuivra et l'univers sera précipité dans le chaos (c'est le sens de "adharma": privé de l'ordre dharmique, cf verset 40). Si les fils perdent tout sens de leur devoir et du respect de leurs parents, les femmes, gardiennes du foyer, sombrent à leur tour dans la débauche qui est à l'origine du mélange des castes, auquel fait allusion le verset 41. Or il s'agit d'un des signes annonciateurs de la destruction périodique de l'univers . D'autre part l'absence de descendant mâle- en vie- ( cf verset 42) prive les esprits des morts du rite qu'il peut seul accomplir: l'offrande des galettes de riz qui les préservera de la seconde mort dans l'au-delà. Le chef de famille, avant de pouvoir se retirer dans la forêt (au moment du 3ème ashrama), devait attendre qu'une descendance mâle lui soit assurée: que son fils ait lui-même mis au monde un fils. Ainsi celui qui s'apprête à renoncer au monde doit-il s'assurer qu'il s'est acquitté des 3 dettes que tout humain contracte en naissant:
C'est seulement après avoir payé ces 3 dettes que l'homme peut se consacrer à sa propre destinée, à sa réalisation spirituelle . Chaque caste (varna) a sa place dans la hiérarchie des êtres, un rôle propre à jouer, une vertu particulière à développer. L'être né d'un mélange n'a pas d'identité ni de vertu propre: aucune règle ne s'applique à lui. Les dieux envoyèrent les apsara célestes sur la Terre pour que les grands Rishis des origines procréent la race humaine:
De même que les lois cosmiques régissent tout l'univers, les lois morales régissent la société humaine, de tout éternité, définissant le champ d'action de chacun selon sa naissance Chaque individu doit ensuite réaliser son destin à travers un code de conduite individualisé (sva-dharma), dans la mesure où il a rempli son devoir de caste. Arjuna est un prince, son devoir de Kshatrya est de combattre pour le bon droit: la royauté de Yudhisthira. Or son aspiration spirituelle est une entrave à son champ d'action. Il est paralysé et chancelant au moment même où il devrait incarner les vertus d'un chef de guerre en pleine possession de sa force. Si le brahmane peut facilement devenir renonçant- même avant l'heure-, il n'en est pas de même pour le Kshatrya, sur qui repose le sort du royaume entier. Il ne saurait être question pour lui de fuir son devoir de caste qui est de gouverner et de protéger. Krisna va lui enseigner comment, tout en assumant son rôle propre, il pourra se réaliser spirituellement en abandonnant tout attachement aux résultats de ses actes, quels qu'ils soient. Pour celui qui fait le sacrifice intérieur de toutes ses actions au Seigneur, aucune ne saurait ni être impie ni le lier à la roue du devenir (samsara) . L'action décrite dans ce chapitre représente aussi symboliquement le conflit intérieur qui assaille l'âme humaine dans les moments d'épreuve de ce combat incessant qu'est la vie. A quoi se raccrocher lorsque tout se dissout dans le vertige du doute? L'abattement, puis cette totale incapacité de décider et d'agir sont-ils sans issue? L'enseignement du Yoga va se présenter alors comme un "remède d'urgence" à la souffrance et au sentiment de perdition propres aux époques et aux situations troublées. |