Etude de cas

Les missiles de Cuba ou l'analyse d'une décision 1


1-. Présentation du cas

Le cas des missiles de Cuba est un cas extrêmement spectaculaire, puisque c'est le cas d'une confrontation majeure sinon le cas de la confrontation majeure depuis la guerre de Corée entre les deux super-grands avec un risque de guerre réel. C'est, d'autre part, le cas d'une crise brève qui s'est résolue d'une façon claire et sur laquelle on dispose, du point de vue américain, de sources abondantes. C'est, enfin, un cas, le meilleur cas peut-être, du succès d'une décision bien préparée et qui offrait, de ce fait, à son analyste, Graham Allison, un terrain particulièrement privilégié pour tester les différentes théories en discussion.
Rappelons les faits : après le désastre américain de la baie des Cochons, les Russes décident de pousser leurs avantages et d'installer des missiles sur le sol de Cuba. Les Américains découvrent tardivement l'opération et toute son ampleur. Le comité exécutif du Conseil national de sécurité se réunit d'urgence, et, à la suite de ses délibérations, le président Kennedy ordonne le blocus naval de Cuba, Condamné à l'épreuve de force, Khrouchtchev est obligé de céder et se retire précipitamment.
Nous savons naturellement très peu de chose du choix des Russes et de leurs intentions. Graham Allison 2 s'attache exclusivement à la discussion du choix effectué par les Américains, à son élaboration, à sa délibération et à son exécution.

A première vue, et c'est là un des principaux intérêts, la décision de Kennedy apparaît comme un modèle de décision rationnelle. Un problème crucial et urgent a été étudié sans passion ni précipitation. Un nombre important de solutions possibles ont été envisagées, leurs coûts et avantages ont été comparés et librement débattus avec le maximum d'informations. On a choisi finalement celle qui réunissait le plus grand nombre d'avantages au moindre coût, et la démonstration de la qualité du choix a pu être parfaitement claire, puisque l'application immédiate qui en a été faite a donné exactement le résultat espéré.

Mais l'analyse ne confirme pas absolument cette version idyllique, qui a joué un rôle dans l'euphorie rationaliste du peuple américain du début des années soixante et dans l'établissement d'un nouvel équilibre psychologique entre Russes et Américains 3.Certes, on a examiné un certain nombre de solutions possibles, raisonnablement et avec sérieux, mais toutes les solutions possibles, très loin de là, n'ont pas été examinées, des erreurs d'information ont profondément influencé le choix et, surtout, la délibération a été un processus politique complexe beaucoup plus qu'un calcul rationnel. L'exécution, enfin, malgré l'importance des enjeux, n'a correspondu que très imparfaitement aux directives données par le président.
Si l'on peut donc démontrer que, même dans un cas aussi privilégié où l'on avait naturellement réuni le maximum de ressources pour garantir la rationalité de la décision, le modèle rationnel ne s'est certainement pas appliqué et que, pour rendre compte du choix, un modèle comme celui de la rationalité limitée est beaucoup plus éclairant, nous aurons accumulé le maximum d'arguments en faveur de nos propositions.

 1. Les diverses solutions envisagées

Ne rien faire. Cette solution de prudence a été sérieusement considérée, mais les installations identifiées étaient trop considérables, Elles auraient augmenté de 50 % la force de frappe nucléaire des Russes. Cela aurait eu une importance militaire considérable, mais surtout les conséquences politiques et psychologiques en étaient difficiles à calculer et auraient pu être désastreuses.

Une offensive diplomatique. Cette solution avait la faveur de plusieurs membres du comité exécutif Elle ne présentait pas de risques, mettait les Etats-Unis en posture favorable et pouvait aboutir à une défaite diplomatique des Russes. Mais elle présentait des inconvénients majeurs, essentiellement à cause de la découverte trop tardive de l'implantation des missiles. La solution diplomatique comportait des délais beaucoup trop longs. Les Russes pouvaient faire usage du droit de veto et, entre-temps, le rapport des forces aurait été définitivement changé.

Négocier avec Castro. Cette solution, séduisante parce que les Etats-Unis avaient une position de force suffisante, apparaissait à l'analyse complètement irréalisable, car Castro semblait avoir perdu tout contrôle sur l'opération. On ne pouvait traiter qu'avec les Russes.

L'échange entre les installations soviétiques à Cuba et les installations américaines en Italie et en Turquie. Cette solution était théoriquement très avantageuse, puisque c'était une solution diplomatique sans risques ; et qu'on pouvait obtenir l'avantage recherché : l'élimination de la menace russe pour un coût militaire très faible car le retrait de ces missiles avait été décidé depuis longtemps, le secrétaire à la Défense ayant démontré que les sous-marins nucléaires en Méditerranée étaient beaucoup plus efficaces et moins voyants que ces missiles. Cette solution, en revanche, comportait un coût diplomatique élevé, car elle aurait affaibli dangereusement la crédibilité des engagements américains en Europe, Il serait apparu que les Etats-Unis acceptaient de sacrifier la sécurité de leurs alliés européens pour écarter la menace qui pesait sur eux. Elle était donc séduisante, mais très controversée.

L'invasion. C'était naturellement la solution préconisée par les faucons. La démonstration des intentions agressives des Russes ayant été faite et l'impossibilité, pour Castro, de garder la moindre indépendance à leur égard ayant été rendue évidente, l'occasion était excellente de se débarrasser une fois pour toutes de ce problème extrêmement irritant. Mais il y avait à Cuba 200 000 Soviétiques qui auraient été certainement entraînés dans la lutte. Le risque de guerre était considérable, à tout le moins des ripostes violentes sur Berlin et en Turquie C'était donc une solution très dangereuse.

L'attaque aérienne chirurgicale. Cette solution était très séduisante parce qu'elle était immédiate et radicale, mais en même temps limitée et ponctuelle. Il n'y aurait pas eu in. gérance dans les affaires proprement intérieures de Cuba. Seules les installations militaires non cubaines et dont le caractère offensif était prouvé auraient été visées. Le risque, certes, était considérable, mais les Etats-Unis se trouvaient dans une situation morale suffisamment favorable. Le problème essentiel était celui de la précision du caractère chirurgical de l'opération. Pouvait-elle être effectuée de telle sorte qu'elle n'apparaisse pas comme une attaque massive contre Cuba ? Pouvait-on limiter suffisamment les pertes de vies humaines chez les Russes ? Les experts militaires ne pensaient pas qu'une attaque proprement "chirurgicale" fût possible. Ils préconisaient une attaque massive. seule tout à fait sûre.

Le blocus naval. Il présentait lui aussi de nombreux inconvénients. Il était tout aussi illégal que l'attaque aérienne et il était moins efficace Le délai était plus long. LI y avait risque d'affrontements entre navires soviétiques et américains. Mais il présentait des avantages : il laissait à Khrouchtchev le temps de la réflexion, puisqu'il n'était pas aussi brutal. LI renvoyait la balle dans l'autre camp, laissant aux Russes l'initiative d'engager le combat direct s'ils s'y résolvaient. Il leur évitait la grave humiliation de laisser tuer des soldats soviétiques sans réagir. Tout compte fait. c'était donc la solution la plus acceptable, une fois qu'on avait défini l'objectif global poursuivi : comment obliger les Russes à retirer leurs missiles sans entraîner un conflit mondial ?

2. Les failles du modèle rationnel

L'analyse après coup des coûts et avantages des diverses solutions envisagées donne l'impression d'un raisonnement rationnel classique. C'est bien la meilleure solution que l'on a retenue, après recherche de toutes les possibilités et calculs de leurs résultats. Mais, si on poursuit la réflexion en examinant le processus de décision et ses implications, on découvre toute une série de failles dans l'interprétation classique.

Tout d'abord, le processus de recherche des solutions n'a pas du tout été un processus d'optimisation, mais un processus de moindre insatisfaction. On a choisi la première solution répondant aux critères minimaux de satisfaction dégagés par le président. La solution du blocus naval n'avait pas été présentée pendant la plus grande partie des délibérations. Toutes les autres solutions ayant été finalement écartées parce que ne répondant pas à ces critères, on a repris la recherche, et c'est ainsi qu'on a découvert la solution du blocus naval.

Les solutions présentées n'étaient pas des solutions abstraites inventées par le décideur ou les membres du groupe des décideurs, mais des programmes déjà élaborés qui correspondaient aux plans préalables des diverses organisations administratives compétentes. L'éventail des solutions possibles était donc un éventail relativement restreint, et chaque option elle-même avait été structurée à l'avance en fonction des capacités et des objectifs de l'organisation qui l'avait élaborée. Le décideur voit donc son choix strictement limité par le fait que le champ des possibles est très étroitement structuré par les caractéristiques des systèmes d'action dont il dépend pour l'élaboration et l'exécution de ses décisions. Ajoutons que, la même organisation procédant la plupart du temps à l'élaboration et à l'exécution de la décision, les contraintes et routines des appareils d'exécution pèsent d'un poids très lourd sur l'élaboration des options 4.

L'information, elle aussi, est très structurée. Si surveillée et rigoureuse qu'elle soit pour un problème de cette importance, on s'aperçoit qu'elle n'est pas indépendante des moyens organisationnels qui la produisent. La solution diplomatique a été écartée, parce qu'il semblait désormais beaucoup trop tard pour agir par cette voie. Mais, si l'on disposait d'un délai trop court, c'est que l'information n'était pas parvenue à temps. Et si l'on examine pourquoi, on découvre tout d'abord que les processus bureaucratiques du traitement de l'information en ralentissent nécessairement la mise au point. Entre le moment où le profil d'un missile a pu être identifié par un agent et le moment où les directeurs de la CIA ont pu en obtenir une première confirmation fiable, il s'est écoulé treize jours. Il a fallu cinq jours de plus pour décréter la zone ouest de Cuba suspecte, et deux jours supplémentaires encore pour décider d'envoyer un avion espion (U2) en reconnaissance autour de cette zone. Et il faudra encore dix jours de plus pour que le vol ait lieu, apportant enfin avec les photographies la confirmation indispensable pour l'action. Le délai considérable de près d'un mois est dû aux indispensables précautions qui doivent être absolument prises pour trier et vérifier les renseignements.

Mais il tient aussi à des particularités de politique interne des organisations de renseignement et à leurs rapports difficiles avec le monde extérieur, combinaison complexe de problèmes intérieurs à la CIA, de rivalités entre l'Agence de renseignements et l'armée de l'air, du fâcheux souvenir qu'avait laissé l'affaire de l'avion U 2 abattu au-dessus de l'Union soviétique, etc. Les problèmes organisationnels que posent la collecte et la vérification de l'information n'apparaissent donc pas seulement comme des problèmes de coût, mais, eux aussi, comme des problèmes de système d'action qui ne sont pas solubles par des arrangements rationnels. Ajoutons enfin, pour prévenir les critiques sur la confusion bureaucratique, que si le fractionnement entre les services et les organisations est une source de délais et de retards, c'est le prix à payer pour maintenir un système ouvert dont le président ne soit pas le prisonnier. Ne disposer que d'une seule Agence de renseignements comme d'une seule police peut simplifier les opérations mais présente un risque politique. Le pouvoir de cette organisation devient trop considérable - et un risque professionnel - cette information devient moins fiable.

Le point de vue des spécialistes non plus n'est pas neutre. Un des points cruciaux de la délibération concernait la capacité d'effectuer une opération "propre", c'est-à-dire une attaque aérienne (chirurgicale) limitée. L'avis négatif des experts militaires a été donné au moment où le président paraissait pencher vers cette solution 5.Or des études subséquentes ont démontré que cet avis était tout à fait erroné. Les craintes des experts étaient exagérées. Pourquoi un tel avis fut-il donné ? Essentiellement parce que l'armée de l'air préférait l'attaque massive, qu'elle avait sérieusement préparée et étudiée et pour laquelle elle était prête. Ses experts n'avaient exploré aucune autre solution et avaient un préjugé défavorable à l'égard de celle qu'on leur suggérait. Les décideurs voient donc leur choix restreint par l'existence de ces moyens indispensables, mais dont ils sont les prisonniers, qui orientent l'information et définissent l'éventail des solutions possibles. La délibération, le choix de la décision lui-même ne se comprennent pas seulement de ce fait comme un calcul. mais comme un jeu politique seul capable d'intégrer ces pressions contradictoires. Reprenons le cas des aviateurs. S'ils avaient favorisé l'attaque chirurgicale, ils auraient été les gagnants. S'ils l'ont déclarée impossible, c'est pour des raisons de préparation technique, mais c'est aussi pour des raisons de jeu politique. Trop certains désormais de gagner, ils ont pris le risque de se bloquer dans la position dure, déclarant l'autre impossible. Mais ils avaient fait un mauvais diagnostic sur la nature du jeu dans lequel ils opéraient : ce jeu était plus ouvert qu'ils ne croyaient en ce qui concerne les possibles solutions, et beaucoup plus étroit en ce qui concerne leurs critères de recevabilité. Pour avoir voulu trop gagner, ils ont finalement tout perdu. Le résultat, en tout cas, semble avoir dépendu tout autant de la nature du jeu qui pouvait être analysé à l'avance que de la façon dont les partenaires ont su le jouer.

Autre péripétie du processus politique de la délibération, moins décisive, mais tout aussi significative. Apparemment très engagé déjà dans la solution du blocus naval, le président a voulu toutefois garder une certaine neutralité et il a cru devoir apaiser les faucons. Alors, il a lancé en avant la solution préconisée par Stevenson, l'échange des bases. Cette solution a été critiquée par les faucons de façon extrêmement violente. Kennedy s'est rallié à eux et leur a donné une victoire symbolique, ce qui lui a permis de faire passer la solution qui avait sa faveur et qui apparaissait désormais comme une voie moyenne. Les faucons pouvaient d'autant moins s'y opposer fortement qu'ils avaient, en quelque sorte, épuisé leurs arguments dans la lutte contre la solution Stevenson.

Q U E S T I O N S

1. Quelles sont les séquences classiques d'une prise de décision ? Peut-on les retrouver dans ce texte ? 2. Montrer, par des faits précis, la différence entre le modèle rationnel et le modèle de rationalité limitée.
 

2. J. F. K. a-t-il toujours eu tout pouvoir, c'est-à-dire toute capacité de décision à tout moment ? Pourquoi ? Quels concepts utiliser pour comprendre ce qui s'est passé ?


Analyse comparative des théories de la rationalité
 
 
 
 
Modèle rationnel
Rationalité limitée 
    Information
On a toute l'information quand on la veut  L'information est structurée par les organisations qui la donnent On ne l'a jamais tout de suite. mais par séquences 
    Définition des objectifs 
La définition claire et précise des objectifs est un préalable qui demeure inchangé par la suite.  Au-delà d'une définition très générale. les objectifs ont des contours flous et surtout ils sont évolutifs 
    Dans le cas présent 
L'objectif était d'obliger les Russes à retirer leurs missiles sans déclencher un conflit mondial  L'objectif était d'écarter la menace russe (les solutions 2 et 6 n'obligent pas formellement les Russes a se retirer} 
    Examen des solutions
Les solutions sont définies en fonction de l'objectif seulement Toutes les solutions possibles sont examinées en même temps. avant la décision  Les solutions retenues sont fonction des programmes élaborés au préalable. Elles se présentent successivement en fonction décisions extérieures groupe des décideur ou du rejet des solutions précédentes 
    Délibération 
S'apparente à un calcul coût-avantages par rapport à l'objectif Le groupe est stable. peu soumis aux pressions extérieures. En dernière instance. le président tranche  S'apparente à un jeu politique où chacun veut maximiser son avantage. Le rôle prééminent du président se traduit par le fait qu'il peut, plus que les autres, que les autres, modifier composition du groupe 
    Exécution
Celui qui a charge d'exécuter se conforme. à la lettre. à la décision prise par le décideur ou le groupe.  Celui qui a charge d'exécuter dispose d'une grande latitude? Il le fait selon sa stratégie et ses objectifs, modifiant l'ordre donné. 
 

2-. Analyse des décisions

En 1959, Fidel Castro renverse Batista, président dictateur de Cuba. Cette prise de pouvoir est vue d'abord favorablement aux Etats-Unis. La nationalisation de l'industrie sucrière et d'autres mesures du même type déclenchent une crise qui va pousser Castro dans les bras de l'Union soviétique. Cela irrite finalement beaucoup les Américains. qui considèrent que Cuba appartient à leur zone d'influence depuis 1901, date où ils en ont chassé les Espagnols. Ils ne veulent pas y voir un régime prosoviétique.
En novembre 1960, John Fitzgerald Kennedy est élu président des Etats-Unis. Il a fait campagne, entre autres, sur un programme de détente avec les Soviétiques. Il veut la fin de la guerre froide. Elu, il installera le téléphone rouge, rencontrera N. Khrouchtchev en 1961, etc.
Au printemps 1961, J. F. Kennedy est confronté à la volonté d'une partie de la CIA et de l'armée d'aider des Cubains anticastristes à tenter un débarquement pour reconquérir Cuba. Il soutiendra l'action sans y engager les Etats-Unis. Echec de cette tentative dite de la baie des Cochons.
Le 15 octobre 1962, il apprend l'installation des bases soviétiques dans l'île.

Le 22 octobre. à 7 heures du soir, il annonce au peuple américain l'installation de ces missiles, met en demeure les Soviétiques de les retirer et décide le blocus naval de Cuba (une quarantaine), qui sera effectif le 24 octobre à 10 heures. Le 28 octobre, en échange d'une promesse de J. F. K. de ne pas envahir Cuba, Khrouchtchev s'engage à rapatrier les missiles et les retire effectivement.

Essayer de formuler les étapes de la prise de décision selon le modèle classique. (Elles sont contenues dans le §5 de la présentation du cas)
Il s'agit de :

Comparer le modèle de rationalité limitée de Crozier et Friedberg au modèle rationnel (voir tableau p. 342), puis le modèle séquentiel opposé par eux au modèle global.
Reprendre les grandes séquences de la décision. Montrer qu'elles sont explicables à travers les trois notions clefs de l'analyse stratégique, le pouvoir, les zones d'incertitude, les systèmes d'actions concrets (SYAC). Le faire en s'interrogeant sur le lieu central de la séquence.
    L'histoire de la péripétie centrale confirme la valeur explicative de l'analyse stratégique : le Pouvoir échappe de nouveau à J. F. K. Le blocus prenait effet le mercredi 24 octobre à 10 heures. L'ordre d'ouvrir le feu ne devait être donné, quoi qu'il arrive, que par le président Kennedy lui-même. On va voir que cette décision ne pouvait être que théorique Les multiples décideurs sur le terrain, maîtrisant le mieux les incertitudes concrètes, auraient pu déclencher le conflit.
La flotte américaine, conduite par un cuirassé, comprenait19 navires de guerre formant une ligne à 500 miles stratégie et ses objectifs, marins de Cuba. Plus près de l'île, deux autres bâtiments modifiant l'ordre donné US avaient pris position sans autorisation expresse du président. Au total 45 bateaux. 240 avions, 30 000 hommes étaient directement engagés, plus 125 000 hommes opérationnels. En face. 25 navires soviétiques environ faisaient route vers Cuba. Peu après 10 heures, le 24, la marine US informait que deux navires soviétiques, escortés par un sous-marin, s'approchaient des bâtiments US. Le plan élaboré par les marins américains consistait à repérer le sous-marin par hélicoptères pour l'identifier avec précision. S'ils n'y parvenaient pas, ils feraient exploser des mines en profondeur pour l'obliger à faire surface. Le résultat devenait très aléatoire et pouvait entraîner des conséquences incalculables. Robert Kennedy écrira plus tard : "On était au bord d'un précipice, sans aucune issue. Le président Kennedy avait lancé une course contre l'événement, mais il n'en avait plus le contrôle". A 10 h 25, on annonça que les deux navires soviétiques avaient stoppé en haute mer. Un peu plus tard, les autres navires soviétiques firent demi-tour. Le blocus était un succès, même si les travaux d'installation des missiles continuaient à Cuba. Ce n'est qu'après avoir envoyé trois messages à J. F. K.
    Le premier, le 23 octobre, refusait de reconnaître le fait des fusées ; le second, le 26, proposait le retrait des lanceurs ; le troisième, le 27, proposait l'échange avec des bases américaines, que N. Khrouchtchev, le 28, acceptait les conditions américaines. Le monde entier respirait.

    Intérêt de cette analyse pour comprendre les séquences de la décision : J F. Kennedy semblait avoir tout pouvoir, et, à priori, on aurait pu penser à une séquence rationnelle. En fait, on voit comment son pouvoir est limité et que le déroulement s'apparente à un mécanisme de rationalité limitée.

    Voici le dernier paragraphe de l'Acteur et le Système, intitulé : "L'apport sociologique" Le modèle sociologique donnerait l'interprétation suivante :
     

    1. Chacun des joueurs reconnu comme suffisammentautonome pour justifier l'analyse de son comportement opère en fonction d'un schéma de rationalité limitée. C'est-à-dire qu'il propose et accepte des solutions correspondant à la fourchette de rationalité déterminée par ses propres critères de satisfaction. C'est critères sont fonction à la fois des normes qu'il observe normes générales et normes particulières à son milieu et des conditions du leu qu'il joue avec les autres partenaires du jeu central.
    2. Son succès. ou son influence sur la décision. dépend de la marge de liberté que lui donne son organisation et de l'appréciation correcte qu'il fait de la nature du jeu central.
    3. Les règles du jeu et sa nature sont profondément influencées par l'opérateur principal. en l'occurrence le président, qui peut, en outre. imposer ses propres. critères de satisfaction comme modèle de rationalité. Le président ne peut certainement pas choisir la solution optimale. Il n'en a ni le temps. ni les moyens. Mais il peut organiser le jeu de telle sorte qu'un nombre suffisant de solutions alternatives soient proposées pour que l'une d'entre elles, au moins. remplisse les critères de satisfaction qui sont les siens. - Enfin. en fixant ces critères. il fait plus ou moins consciemment un choix d'ordre rationnel Ce choix n'est pas séparableest encore un choix de rationalité. Kennedy, par exemple, se trouvait contraint à la fois par les besoins de sa campagne électorale. qui lui imposait une attitude extrêmement ferme (étant donné les engagements publics qu'il avait pris et qui reposaient sur la confiance qu'il avait mise en la bonne foi de Khrouchtchev), par la nécessité d'éviter un risque de guerre trop dangereux et par les caractéristiques de se. s relations personnelles avec Khrouchtchev. Mais, en même temps. c'est lui qui est le plus accessible à de nouveaux raisonnements définissant une rationalité plus élargie du point de vue de la méthode. Ces conceptions, comme par exemple celle de la riposte graduée ou la stratégie de la détente, n'ont pas manqué de jouer un rôle dans ses définitions empiriques. de ses critères de rationalité. Notons qu'elles ont été elles-mêmes profondément influencées par les expériences de crises comme celle que nous avons analysés. Le choix du blocus naval correspondait assez bien aux théories nouvelles de la riposte graduée et de la communication. Son succès lui a donné un nouvel élan.
    4. Mais la définition d'une rationalité même rigoureuse ce qui présente des risques ne suffit jamais, Le problème reste celui de la capacité du système d'action de produire des solutions acceptables du point de vue de cette rationalité. Si l'on veut améliorer la qualité des décisions, le développement des concepts et des moyens techniques est totalement insuffisant. Il faut aussi et surtout transformer en même temps le fonctionnement du système aussi bien dans ses aspects bureaucratiques l'organisationnel d'Allison que dans ses aspects les plus ouverts et beaucoup moins faciles à atteindre le politique.

 

Notes

1-. Ce texte de présentation de la crise des missiles de Cuba est tiré de M. Crozier et E Friedberg. L'Acteur et le Système.

2-. G. A11ison, The Essence of Decision, Explaining the Cuban Missiles Crisis, Boston, Little Brown, 1971 On remarquera que peu de décisions ont été étudiées aux Etats-Unis par des sociologues De très nombreuses décisions. en revanche, ont été étudiées par des politistes et éventuellement, des économistes ou des spécialistes du management. Peu d'études, toutefois. dépassent l'analyse descriptive ou politique. Le cas des missiles de Cuba est parmi les plus rares cas de cet ordre qui pose sérieusement les problèmes de méthode

3-. Pendant longtemps. les Russes ont admiré le haut degré de rationalité prévalant aux Etats-Unis. Maintenant encore. ils essaient, désespérément de leur emprunter les méthodes qui assurent à leurs 'entreprises une si extraordinaire rationalité économique.

4-. Il va de soi que cette liaison exécution des choix-élaboration des options est indispensable si l'on ne veut pas de décisions irréalisables. Mais il faut aussi reconnaître que les appareils d'exécution ont une logique bureaucratique qui restreint très profondément la liberté de choix des dirigeants.

5-. Le président Kennedy commençait. en effet. une campagne difficile pour les élections au Congrès, et il avait publiquement fait confiance au fair play des dirigeants soviétiques.