L'objectivité des valeurs de Fernand Dumond


L'un des traits peut-être les plus déconcertants de la pensée contemporaine est la facilité avec laquelle les produits de la pensée humaine sont traités comme des illusions. Fernand Dumont se plaignait déjà à juste titre que ce soit le cas des idéologies1: ce sont des constructions, protestait-il, en aucun cas des illusions. Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les idéologies que l'on enterre au cimetière des illusions, mais la science, l'art et la morale. Comme le dit Searle2, les notions de vérité et d'objectivité, ainsi que la notion de raison ont été discréditées par Kuhn3: la science elle-même ne saurait prétendre atteindre à autre chose qu'à des vérités tenues localement et provisoirement pour telles par une sorte d'abus de confiance, voire d'inconvenance ou de naïveté, enseigne- t-il dans La structure des révolutions scientifiques. De façon générale, les valeurs sont traitées comme des illusions. On redoute même que, du train où vont les sciences humaines, dénoncer ces illusions ne soit bientôt l'une de leurs activités principales. Je laisserai de côté la question que j'ai traitée ailleurs4 des raisons de ce nihilisme. Je n'aborderai pas non plus la question de la faiblesse des arguments sur lesquels il prétend pouvoir se fonder5, pour me consacrer à une tâche positive et développer un point essentiel, à savoir que non seulement les valeurs ne sont pas des illusions, mais qu'elles peuvent être objectives.

1-. Que les jugements de valeur sont solides dans la mesure où ils sont fondés sur des raisons solides

Il n'existe pas une vérité arithmétique, mais plutôt des vérités arithmétiques: par exemple « 2 et 2 font 4 », « la suite des nombres premiers est infinie » ou « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = 2 ». La vérité de chacune de ces propositions se démontre par l'évocation de raisons propres à chacune d'elles. Elle ne se déduit en aucune façon directement – à l'exception de la première – des axiomes de l'arithmétique. Ces axiomes représentent d'ailleurs une formalisation tardive et surplombante de vérités arithmétiques dont le nombre s'est accru progressivement dans le temps.

De même, il existe, non pas une vérité médicale ou biologique, mais des vérités médicales et biologiques plus ou moins bien liées entre elles par des réseaux de théories. Chacune de ces vérités est tenue pour telle parce qu'elle s'appuie sur des systèmes de raisons perçues comme solides. Ni la médecine ni la biologie ne sont, bien sûr, en mesure de répondre à toutes les questions qu'elles rencontrent. Mais elles peuvent donner à certaines questions – à une multitude de questions – une réponse objective, fondée sur des raisons si solides qu'il est difficile d'imaginer des raisons aussi solides aboutissant à une autre conclusion.

De même, il existe, non pas une vérité axiologique, mais des vérités axiologiques, c'est-à-dire des jugements de valeur de type « X est bon », « Y est juste », « Z est injuste » objectivement valides au sens où elles se déduisent de systèmes de raisons solides. Bien que la comparaison avec la médecine ou avec la biologie soit ici plus pertinente que la comparaison avec l'arithmétique, arrêtons-nous un instant à ce dernier cas.

Pourquoi « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = 2 » est-elle une proposition objectivement valide? Parce que cette proposition est correctement déduite de principes (par exemple, « un nombre ne peut être à la fois pair et impair »). « Correctement », c'est- à-dire selon les règles de la déduction logique. C'est donc une vérité construite. Les principes sur lesquels elle repose ne pourraient être démontrés qu'à partir de principes qu'il faudrait démontrer à leur tour. Comme il est impossible de mener à bien cette tâche infinie, il faudrait s'arrêter à certains principes qu'on accepterait de ne pas démontrer ou retomber de façon circulaire sur des principes déjà rencontrés6. Cette difficulté inhérente à la connaissance n'a jamais empêché d'atteindre à l'indiscutable. On pourrait imaginer une arithmétique fondée sur d'autres principes que ceux que nous connaissons. Mais il se trouve que ces derniers rendent bien compte du réel. Deux pommes et deux pommes font bien quatre pommes, et de façon générale 2 quelque chose et 2 quelque chose en font bien 4. Le consensus qui s'établit sur la proposition « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = 2 » est en d'autres termes le produit de raisons solides.

Les propositions axiologiques, c'est-à-dire les jugements de valeur, se distinguent des propositions de l'arithmétique sur un point: elles ne se déduisent pas d'un système fini d'axiomes (en dépit des prétentions de bien des théories axiologiques). Mais elles leur ressemblent sur un autre: leur validité est à la mesure de la solidité des raisons qui les fondent.

Un exemple banal suffit à le montrer. Pourquoi la démocratie est-elle considérée comme une bonne chose? Parce qu'elle est de l'intérêt de certains, disait Marx. Parce que les grands principes sur lesquels elle repose dérivent tous de la notion de bon gouvernement et qu'en ce sens elle est une bonne chose, dirions-nous plutôt. Elle est en d'autres termes fondée sur des raisons solides. Et c'est parce qu'elle est fondée sur des raisons solides que nous ressentons sur le mode de l'évidence sa supériorité sur les régimes despotiques, par exemple. On peut ici se contenter de rappeler les grandes lignes des théories classiques. Un bon gouvernement est celui qui réalise au mieux les intérêts des gouvernés, qui en tout cas se soucie davantage des intérêts des gouvernés que de ceux des gouvernants. La démocratie prévoit la réélection périodique des gouvernants. Pourquoi ces élections sont-elles une bonne chose? Parce qu'elles réduisent le risque que les gouvernants ne soient plus attentifs à leurs intérêts qu'à ceux des gouvernés. Bien sûr, il arrive qu'aucun des candidats ne soit bien attirant. Le système ne garantit pas l'absence de corruption. Mais il en protège mieux que tout autre. Sans doute existe-t-il des despotes vertueux. Mais les garanties du citoyen sont plus aléatoires dans ce type de régime. La démocratie n'empêche pas que soient amenés au pouvoir des dirigeants qui se donneront pour fin de la détruire. Mais l'on n'imagine pas de protection absolue contre ce risque. La démocratie comporte d'autres principes, comme ceux de la liberté d'expression et de l'indépendance de la justice. Chacun sait que les garanties qu'ils fournissent sont imparfaites. Rien n'assure, en effet, que les médiateurs ne choisiront pas d'attirer l'attention du public sur les idées et les « faits » qui leur conviennent plutôt que de l'informer de manière impartiale. Il peut donc s'installer une corruption à tous les niveaux. Le politique peut utiliser sa position pour s'enrichir ; le médiateur peut utiliser la sienne pour se faire une clientèle de politiques ou d'intellectuels, pour bloquer les idées qui lui paraissent dangereuses, ou pousser celles qui vont dans le sens de ses convictions. Mais ces phénomènes de corruption, normaux dans les régimes totalitaires, sont plus facilement percés à jour et combattus dans les régimes démocratiques. Les démocraties sont menacées par le risque de voir s'installer la tyrannie de divers groupes d'intérêt, mais elles peuvent plus facilement que d'autres régimes compter sur la résistance de l'individu: elle est un système où l'on ne peut mentir à tous tout le temps, où l'imposture et la corruption peuvent plus malaisément s'installer.

Si l'on analyse cet argumentaire, on constate qu'il repose tout entier sur quelques principes peu contestables, à savoir que la fonction des gouvernants est de servir, non les intérêts des gouvernants eux-mêmes, mais ceux des gouvernés; que la satisfaction des gouvernés est le but ultime de tout gouvernement. Il s'agit là d'axiomes que l'on peut qualifier d'analytiques. Il ne font qu'expliciter la notion de gouvernement. Ils définissent des finalités qui tiennent à la nature des choses. Une fois posées, il s'agit de choisir les moyens les plus appropriés pour les réaliser: une presse libre, des magistrats indépendants, des élections périodiques, etc. Leur validité se déduit de l'énoncé des fins, et de propositions comme: « il serait dangereux de faire confiance de façon aveugle aux gouvernants » ; « les gouvernants traitent le fait d'être réélu comme un bien, celui de ne pas être réélu comme une sanction », etc. Des fins et de ces propositions on déduit, par exemple: « dans un système où les gouvernants sont soumis à réélection, la corruption a moins de chance de s'établir de manière définitive », « dans un système où la presse est libre, la corruption du politique est moins probable » ; « dans un système où les intellectuels ne dépendent pas du politique, leur capacité de critique est mieux préservée » ; « dans un système ou les magistrats sont indépendants du politique, leur liberté de jugement est mieux protégée », etc.

Mon objectif n'est pas de faire preuve d'originalité en matière d'analyse de la démocratie, et encore moins de plaider en faveur de ce type de régime (cela n'est en aucune façon mon sujet), mais seulement de rendre compte des « sentiments collectifs » qu'il suscite. J'ai résumé ici à ma façon la seconde Démocratie de Tocqueville, dans le but de souligner un point général par un exemple aussi simple que possible. L'ensemble des jugements de valeur que j'ai analysés – « la démocratie est une bonne chose », « la liberté de la presse est une bonne chose », etc. – se déduisent d'un certain nombre de principes dont on ne perçoit pas bien au nom de quoi on pourrait les récuser7. De même que la théorie des nombres aboutit à des énoncés de type « X est vrai » en enchaînant de façon convenable des propositions acceptables, de même l'analyse politique aboutit à des propositions de type « X est bon » à partir de principes acceptables. La procédure est la même dans les deux cas. Ici et là, les propositions sont bonnes, non en elle-mêmes, mais parce qu'elles s'appuient sur des raisons solides. Ce n'est pas par l'intuition que je me convaincs que la suite des nombres premiers est infinie, mais par un enchaînement de raisons. C'est, de même, par une suite de raisons que je me convaincs que « la démocratie est une bonne chose ». Dans les deux cas, la force des raisons détermine l'intensité de la conviction.

Afin de faire ressortir plus clairement mon point principal, à savoir que les jugements de valeur comportent une dimension cognitive essentielle, j'ai pris l'exemple de l'arithmétique. Derechef, l'exemple de la physique ou, mieux encore, celui de la biologie auraient peut-être été plus adéquats. Les innombrables propositions « X est vrai » qui tissent le savoir dans ces disciplines ne peuvent facilement être considérées comme issues de principes ultimes. Mais toutes s'appuient sur des systèmes de raisons. Le savoir médical ne peut être présenté comme dérivant d'un système d'axiomes. Il prend plutôt la forme d'un ensemble de théories plus ou moins bien liées par un tissu conjonctif8. Il en va de même des vérités axiologiques.

Cet exemple de la démocratie suffit en tout cas à montrer qu'un jugement de valeur peut avoir le même degré d'objectivité qu'un jugement factuel. Si le sentiment que « la démocratie est une bonne chose » n'était pas objectivement fondé, on n'observerait pas un assentiment général à cet égard9. On ne comprendrait pas que, contre le principe de la souveraineté des États, on estime justifié de chercher à l'imposer aux nations non démocratiques, ni que cette entreprise apparaisse comme largement approuvée. Réciproquement, il est difficile d'expliquer ces sentiments si on refuse de les voir comme fondés sur des raisons.

L'on objectera peut-être que la démocratie n'a pas toujours été considérée comme une bonne chose, que ce jugement est récent et qu'en d'autres temps, d'autres régimes étaient très généralement tenus pour bons. Je n'en disconviens pas. Pourtant, cela ne prouve pas que la démocratie ne soit pas objectivement plus proche de la notion de bon gouvernement que, disons, le despotisme, mais seulement que, tant que ce type de régime n'existait pas, on pouvait avoir l'impression qu'il relevait de l'utopie et qu'en conséquence, il n'était pas une bonne chose. Pour être jugé, il fallait d'ailleurs qu'il ait été préalablement conçu et qu'il fût théorisé. Or, il n'y avait pas de raison que cela se fasse en un jour. L'importance du principe de la séparation des pouvoirs est plus clairement perceptible après Montesquieu qu'avant. Celle des nouveaux « corps intermédiaires », la magistrature ou la presse, apparaît mieux après Tocqueville. Il y a des innovations dans le domaine du prescriptif comme il y en a dans celui du descriptif. La théorie selon laquelle la démocratie est un régime meilleur que d'autres n'est pas plus « intuitive » que la théorie de la conservation de l'énergie. Avant sa mise en application et sa diffusion, elle se heurta à des objections que l'on n'oserait plus évoquer aujourd'hui et que l'on a même peine à comprendre. Avant leur mise en circulation, les chemins de fer et les billets de banque se heurtèrent de même à des objections qui ne pouvaient être levées que par le démenti de la réalité. Sans doute l'observateur de 1995 ressent-il plus facilement l'énoncé « la démocratie est une bonne chose » comme une évidence10 que son ancêtre de 1794. Cette variabilité des sentiments collectifs ne prouve pas que cette vérité n'ait pas de fondement objectif, mais seulement que le premier observateur est situé dans un autre environnement cognitif que le second. De la même façon, on ne peut plus croire aujourd'hui que la terre est plate. Pourtant, en d'autres temps, les énoncés « la terre est ronde » et « la terre est plate » pouvaient être traités comme aussi plausibles l'un que l'autre. Cela ne démontre pas que la vérité sur la forme de la terre soit historique, et que l'on ne puisse parler d'une forme objective de la terre11. Ce qui est historique en l'espèce, c'est la découverte de la vérité, non la vérité elle-même: l'histoire ne légitime pas plus l'historisme que la sociologie ne justifie le sociologisme. Le fait que la morale ait une histoire n'est pas davantage la preuve que les valeurs morales soient dépourvues d'objectivité, que le fait que les mathématiques aient une histoire ne témoigne contre la validité des vérités mathématiques.

Pourquoi ce parallélisme entre le cognitif et l'axiologique n'est-il pas perçu, en dépit du fait qu'il soit aisé d'en produire de multiples confirmations ? Parce qu'il contredit d'importantes traditions de pensée, qui exercent une influence discrète mais déterminante sur notre philosophie ordinaire. Ces traditions sont pour une part incompatibles entre elles dans leurs principes, mais elles sont en même temps convergentes par certaines de leurs conséquences: elles alimentent toutes l'idée d'une coupure entre l'axiologique et le cognitif, entre le pratique et le théorique. Il s'agit d'abord de l'empirisme: il a insisté sur l'impossibilité de tirer l'être du devoir-être. Il s'agit ensuite du positivisme moderne: il est, lui aussi, tout entier construit sur l'idée que l'être et le devoir-être représentent deux mondes distincts. Dans un texte qui présente ces arguments avec une parfaite netteté, Ayer avance que, ne pouvant être scientifiquement vérifiés, les arguments moraux doivent être analysés comme l'« expression de sentiments » (pure expressions of feelings) ou de « commandements » (commands)12. Le sociologisme veut à l'inverse que les valeurs soient des données de fait (à chaque société ses valeurs), mais aussi et complémentairement que le mode du devoir-être sur lequel elles sont normalement perçues par le sujet résulte d'une illusion. Un jugement moral ne serait jamais juste en lui-même ; il serait toujours émis à partir d'un point de vue, celui de la culture à laquelle appartient le sujet ; or, aucun point de vue ne saurait dominer les autres. L'existentialisme sartrien veut, quant à lui, que l'individu choisisse ses valeurs dans une sorte d'inspiration inexplicable et « absurde ». Les freudiens voient dans les valeurs des sublimations de pulsions en provenance des sous-sols de la personnalité. Le postmodernisme veut que les valeurs soient des illusions: c'est même là sa principale thèse. Selon R. Rorty13, l'un des plus éminents représentants du club des postmodernistes, les sentiments d'horreur que nous inspire Auschwitz seraient le produit d'un conditionnement historique. Le philosophe américain a au moins le mérite de la cohérence: on ne voit pas, en effet, comment les théories qui ont sa sympathie pourraient aboutir à une autre conclusion.

Toutes ces visions irrationalistes ont peut-être été renforcées par la maladresse de leurs contradicteurs, qui se contentent souvent d'affirmer l'existence d'un sens moral inhérent à la nature humaine14, de traiter les valeurs comme des données inscrites dans le ciel des Idées, de proposer d'étendre le rational choice model bien au- delà de ses limites de compétence, ou de mettre les valeurs au service exclusif du « système social », comme les structuro-fonctionnalistes15. Il n'est pas non plus très éclairant d'affirmer que les valeurs – le beau, le bien, le vrai – sont éternelles dans leur forme et historiques dans leur contenu. Sans doute, bien des jugements de valeur sont-ils variables dans le temps et l'espace. Mais d'autres sont invariants: l'imposture n'est jamais considérée comme ayant une valeur positive, car elle a un effet destructeur sur tout système d'interaction. N'est-ce pas de toute éternité qu'un gouvernement qui sert les intérêts des gouvernés est meilleur que celui qui sert les intérêts des gouvernants? Le « bien » est ici non formel, mais, pour parler comme Scheler, matériel16. Cet exemple suffit à lui seul à disqualifier les conséquences que les multiples traditions de pensée que je viens d'évoquer, par ailleurs intéressantes et fécondes sur bien des points, pensent devoir tirer de leurs principes s'agissant de l'axiologique.

On peut aussi remarquer que ces traditions sont incompatibles avec un fait irrécusable: celui de l'interpénétration de l'être et du devoir être. « Un gouvernement non soumis à réélection est une mauvaise chose parce que les gouvernants risquent de méconnaître l'intérêt des gouvernés »: il suffit de décomposer un énoncé comme celui-là en ses composantes élémentaires pour remarquer aussitôt qu'elles comprennent à la fois des jugements factuels et des jugements appréciatifs. De façon générale, une action, une décision, une institution ne sont jamais bonnes si elles sont irréalisables. Le « bien » doit pouvoir s'inscrire dans le réel. Il en résulte que tout jugement de type « X est bon » se fonde partiellement sur des jugements de fait. Une action, une décision, une institution ne peuvent jamais être considérées bonnes ou mauvaises, si l'on fait totalement abstraction de leurs conséquences. Aussi les raisons qui justifieront « X est bon » comporteront-elles toujours l'évocation de données factuelles. Ces deux remarques suffisent à indiquer que, contrairement à l'idée reçue qu'ont imposée les traditions que j'évoquais il y a un instant, être et devoir-être s'interpénètrent par nature.



Source
Raymond Boudon, Edition électronique


Notes
1. F. Dumont, Les idéologies, Paris, Presses universitaires de France (collection Le sociologue), 1974, p. 66.
2. J.R. Searle, « Rationality and realism, what is at stake? », Deadalus, automne 1993, p. 55-83.
3. T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 (traduction de The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962).
4. R. Boudon, « Les deux sociologies de la connaissance scientifique », dans: R. Boudon et M. Clavelin (sous la direction de), Le relativisme est-il résistible?, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 17-49.
5. R. Boudon, « Should we believe in relativism? », dans: A. Bohnen et A. Musgrave (sous la direction de), Wege der Vermunft. Festschrift zum siebzigsten Geburstag von Hans Albert, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebech), 1992, p. 113-129.
6. C'est ce que H. Albert appelle le « trilemme de Münchhausen » (Traktat über kritische Vernunft, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1975).
7. C'est parce que la démocratie est une bonne chose que Tocqueville insiste tant sur les dangers de dérapage vers la tyrannie auxquels elle est exposée.
8. C. Larmore (Patterns of Moral Complexity, Londres, Cambridge University Press, 1987) et M. Walzer (Spheres of Justice. A Defence of Pluralism and Equity, Oxford, Robertson, 1983) insistent justement sur le fait que les jugements de valeur sont argumentables, mais ils négligent le fait que ces arguments se fondent sur un ensemble de principes qui, s'ils ne peuvent sans doute être axiomatisés, apparaissent régulièrement dès qu'on remonte une chaîne argumentative. Le principe de l'égalité contribution-rétribution est l'un de ces principes. Ils me semblent également sous-estimer le fait qu'on peut, s'agissant du normatif comme du positif, parler de la force objective d'une argumentation. La métaphore même des « sphères » (disjointes) de la justice suggère que l'argumentation axiologique revêt un caractère irréductiblement ad hoc. La frontière avec le modèle qui veut voir dans l'argumentation une rationalisation ou un instrument à finalité performative tend alors à s'effacer.
9. Bien sûr, certains préfèrent d'autres types de régime et présentent des raisons à l'appui de ces préférences. Mais elles ne convainquent que des auditoires très particuliers, parce qu'elles sont dominées par le système de raisons sur lequel s'appuie l'évaluation du système démocratique. Il est significatif que les régimes despotiques communistes aient voulu se déguiser en démocraties. Le fait que le nazisme soit couramment perçu comme plus répugnant encore que le stalinisme s'explique, non par une différence – difficilement perceptible – dans le degré de barbarie, mais parce que le premier récusait ouvertement les principes mêmes de la démocratie.
10. Les sentiments d'évidence éprouvés par les acteurs sociaux sont une réalité dont le sociologue se doit de prendre acte. Cela ne prouve pas qu'il y ait des évidences morales. La position que je défends ici est aussi éloignée que possible de tout intuitionnisme. Il n'y a pas plus d'évidences morales que d'évidences médicales ou arithmétiques. J'avance seulement qu'on adhère à « X est juste » (tout comme à « X est vrai ») lorsque ce jugement est fondé sur un système de raisons plus solide que ceux qu'on peut imaginer à l'appui de « X est injuste ». Quant aux sentiments d'évidence éprouvés par les individus, ils sont une expression elliptique de ces systèmes de raisons.
11. Bien entendu, le fait que « la démocratie soit une bonne chose » n'implique pas qu'on ne produise pas des catastrophes lorsqu'on veut l'introduire à n'importe quelles conditions et à n'importe quel prix dans un contexte mal préparé à la recevoir. Mais, comme le montre le cas de l'Afrique du Sud, rationalité analytique et conséquentialiste s'ordonnent ici de façon lexicographique.
12. A.J. Ayer, Language, Truth and Logic (1936), New York, Dover, 1946. Voir aussi: J.O. Urmson, The Emotive Theory of Ethics, Londres, Hutchison, 1968 ; R. Alexy, Theorie der Juristischen Argumentation, Francfort, Suhrkamp, 1983. On peut relever que les philosophes modernes qui défendent l'idée d'une objectivité des valeurs n'ont pas eu la même audience, parce qu'ils se situent en dehors des courants dominants. Voir par exemple, L.I. Lewis, 1. An Analysis of Knowledge and Valuation, La Salle, IL., The Open Court, 1946 ; F. Brentano, The Foundation and Construction of Ethics, Londres, Routledge, 1952 ; F. Brentano, The Origins of Our Knowledge of Right and Wrong, Londres, Routledge, 1969 ; R.B. Perry, Realms of Value, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1954 ; R.M. Hare (The Language of Morals, Oxford, Clarendon Press, 1952) insiste par sa notion de « prescriptivisme universel » sur le caractère contraignant des arguments moraux. Voir aussi: R.M. Hare, Freedom and Reasons, Oxford, Clarendon Press, 1963.
13. R. Rorty, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
14. J.Q. Wilson, The Moral Sense, New York, Macmillan/The Free Press, 1993.
15. Ces tentatives modernes pour rabattre le devoir-être sur l'être font écho à celles de l'évolutionnisme du siècle dernier dans ses diverses formes, hégélienne, spencérienne ou marxienne.