Notes sur des scénarios

 

Cette rubrique -en cours de test- s'attachera à restituer sous forme de brèves notes les réflexions issues de mes nombreux visionnages de films.Il ne s'agit pas ici de fournir une analyse approfondie mais d'essayer de décrypter spontanément quelques rouages de construction dramatique.

N.B : Le pluriel de scénario est "scénarii", mais je n'arrive pas à m'y faire. De même que je suis brouillé avec l'orthographe, comme vous pourrez le constater au fil de cette rubrique.

 

20 octobre 2002

J'ai eut la chance de voir en avant première le nouveau film de Paul Thomas Anderson, " Punch Drunk Love. " J'y allais avec quelques réserves mais j'ai été très agréablement surpris. Il s'agit d'une comédie amoureuse, décrite du point de vue d'un névrosé ayant beaucoup de mal à avoir des rapports humains. La scène d'ouverture du film, que je ne vous dévoile pas, pose une tension qui ne quitte pas le reste de la projection. Le spectateur s'attend constamment à une catastrophe violente, ce qui fait ressentir toute la fragilité de la relation amoureuse qui est en train de se construire.

A noter l'absence de générique d'ouverture (le titre n'apparaît qu'à la fin du film), remplacé tout au long du métrage par des bandes de couleurs en mouvement, qui tendent à l'abstraction et sont à rapprocher du titre assez abscons du titre du film, " Punch Drunk Love ", qui fonctionne plus par l'effet que produit l'assemblage de ces trois mots plutôt que par la signification qui s'en dégage.

23 septembre 2002

Je retouche un peu terre. Je n'ai pas encore trouvé le temps de remettre les pieds dans une salle de cinéma, mais cela ne devrait plus trop tarder. Je profite de la sortie, chez les buralistes de DVD d'animation japonaise pour me pencher sur le scénario de " Blood, the last vampire ", de Hiroyuki Kitakubo, scénarisé par Kenji Kamiyama. Ce moyen métrage présente la particularité de renverser le propos du film à la toute dernière phrase qui est prononcée : nous comprenons que l'histoire de monstres que nous venons de voir était une allégorie sur la guerre du Viet Nâm, où plus précisément sur la position des japonais pendant la guerre du Viet Nâm : obligés de collaborer avec l'occupant américain contre leurs " frères. "

Cet éclairage sur le récit surprend par sa brusquerie, malgré le climat de guerre qui règne tout au long du métrage (l'action se passe dans une base aérienne, d'où nous voyons décoller et revenir de mission des chasseurs), rien ne laissait présager cette interprétation. Le spectateur se demanderait presque s'il n'a pas rêvé, mais le générique défile, soulignant la dimension historique et politique du récit : nous voyons au ralenti une succession d'images de la guerre du Viet Nâm, des images numériquement altérées, qui nous donnent l'impression d'être corrodées. Ce générique souligne la dimension tragique du récit, sa profondeur, laissant le spectateur hanté par ce qu'il vient de voir.

C'est un exemple rare, à mon sens, de note finale venant bouleverser la tonalité de l'ensemble. De nombreux films " à clé " utilisent le système du renversement final (" Les autres ", " Le 6 ème sens ", récemment), mais cela est rarement aussi subtil : ici peu d'indications sont données, nous entendons un commentaire à la radio, le personnage principal est absent (la révélation ne lui est pas destinée.) Il ne s'agit pas d'éclaircir un mystère, mais de comprendre une situation dans un contexte plus large. L'effet est plus subtil, moins ludique. Précisons que " Blood " a été supervisé par le cinéaste japonais Mamoru Oshii, auteur de " Ghost in the shell ", " Avalon " ainsi que les très complexes et subtils " Patlabor I & II. "

25 août 2002

C'est assez abruti que je rentre chaque soir de l'atelier où nous construisons l'exposition Une trop bruyante solitude. Et si je visionne des films, c'est dans un état second. Il faudra donc attendre encore quelques temps avant je reprenne cette rubrique.

En attendant, un petit cadeau : voici le script du film Ghost World, tiré du comics de Daniel Clows. Ce script a été co-écrit par Daniel Clows et par le réalisateur Terry Zwigoff.

16 juin 2002

J'ai lu il y a quelque temps le script du " Crash " de David Cronenberg. Il m'a fallu voir le film quatre fois avant d'en goûter le désespoir glacé. La lecture du script souligne l'importance d'un sous-texte -une notion sur laquelle j'aimerai revenir- dans les œuvres qui comportent très peu de dialogues.

Le script dont l'écriture est blanche et sèche, souligne à un moment donné : " James regardait Catherine comme s'il s'agissait d'une machine. " Tout le propos du film tient dans cette remarque, Cronenberg s'appliquant, à rebours du roman de Ballard qui décrivait les machines comme des humains, à filmer ses protagonistes comme s'il s'agissait de machines. Nous sommes dans un univers de sexualité mécanique, glaçante.

Extrait du script - générique d'ouverture :

(…) "As we float past the planes we notice a woman leaning against the wing of a Piper Cub, her chest against the wings trailing edge, her arms spread out to each side, as though flying herself. As we get closer we see that her jacket is pulled open to expose one of her breasts, which rests on the metal of the wing.

CLOSEUP - Breast on metal.

CLOSEUP - Hard nipple and rivets." (…)

...

Je poursuis la lecture du script du très dense "Magnolia" de Paul Thomas Anderson. Les trois séquences " anachroniques " qui ouvrent le film posent sa structure thématique tout en familiarisant en quelques minutes le spectateur avec la construction narrative complexe du film, faite de multiples fragments et de cassures apparemment anachroniques :

Séquence I : le vol de la banque

Trois hommes sont pendus. Explication : ils avaient tué un autre homme pour le voler (le mal est puni.)

Séquence II : L'incendie

Un plongeur est retrouvé mort au sommet d'un arbre alors qu'un incendie fait rage. Explication : il a été happé par un Canadair. Le pilote du Canadair se suicide. Explication : deux nuits avant le pilote du Canadair s'était battu avec le plongeur, qui travaillait dans un casino. Ne supportant pas la coïncidence, il préfère se suicider. (Il n'y a pas de hasard, on n'échappe pas à la culpabilité.)

Séquence III : Le suicide raté

Un homme se jette d'un toit pour se donner la mort, il reçoit une balle lors de son saut. S'il n'avait pas été atteint par cette balle, il aurait été sauvé par un filet de sécurité. 1ère explication : un couple se disputait dans l'immeuble, un coup de feu est parti, pas de chance. 2ème explication : l'homme qui a tenté de se suicider était l'enfant du couple qui se disputait, ne supportant plus leurs conflits quotidiens il avait décidé de se donner la mort. 3ème explication : L'arme n'était d'ordinaire pas chargée, l'homme avait mis une cartouche dans l'espoir qu'après son suicide ses parents s'entretuent. (les enfants paient les erreurs de leurs parents, qu'ils accentuent. On n'échappe pas à son destin.)

Ces trois thèmes ne cesseront de se croiser au cours du film, tout en se recoupant à chaque instant, amenant le spectateur à comprendre que ce que vivent les différents protagonistes renvois à une même problématique, résumée, à mon sens, par la phrase qui clos cette triple introduction résume la problématique du film : "Donc Fay Barringer fut condamnée pour le meurtre de son fils Sydney Barringer, lui-même inculpé comme complice de sa propre mort. "

...

J'ai été surpris par la vision d' " Irréversible. " Il s'agissait du premier film de Gaspard Noé que je voyais et je dois dire que je ne m'attendais pas à un cinéaste aussi cérébral. Le film est très conceptuel et très peu narratif (une fois de plus une partie de la critique a confondu scénario et histoire.)

Irréversible reprend de manière plus âpre et condensée la structure du 2001 de Stanley Kubrick, qui est cité à de très nombreuses reprises : nous passons du singe psychopathe au fœtus symbole de l'humanité à venir. La perversité du film est qu'il se déroule à l'envers, forçant le spectateur à décrypter dans ce qu'il voit l'inverse de ce qui se déroule sous ses yeux. Linéairement nous passons bien de l'animal à " l'humanité ", alors que le film nous dit en fait que nous allons d'un futur peut-être prometteur vers une régression animale.

Le film repose entièrement sur cette structure vertigineuse et ironique, démentant à mes yeux l'assertion de Noé selon laquelle il aurait initialement prévu de monter le film à l'endroit, se rendant compte seulement au montage que cela ne fonctionnait pas et qu'il était plus amusant de le monter à l'envers (interview Télérama, semaine de Cannes 2002.)

" Irréversible " est un film extrêmement pessimiste, qui nous dit " l'homme n'est qu'un animal taré " (ce n'est pas un hasard si le personnage joué par Vincent Cassel est traité à plusieurs reprise de " singe ".) Le plus grave étant que celui qui commet le meurtre du début du film n'est pas le mari vengeur (l'animal), mais celui qui n'aura cessé de tenter de le raisonner, son ami, le professeur de philosophie ( le dialogue lui fait dire " arrête, même les animaux ne se vengent pas.") Le film nous dit également " Tout est instinct, instinct sexuel " : la quasi totalité des scènes se déroulent dans un contexte où la sexualité est évidente (la boite homo et son pendant la soirée hétéro, les prostituées omniprésentes, la scène d'amour par laquelle le film s'ouvre/se ferme.) Les rares dialogues ont trait à la manière dont la sexualité est vécue, le plus explicite étant celui qui a lieu dans le métro où le personnage du prof essaie de comprendre pourquoi lui n'arrive pas jouir et à faire jouir et où il lui est répondu " tu réfléchis trop, tu n'es pas assez instinctif. " La dimension homosexuelle de la relation entre les deux protagonistes masculins est aussi à souligner (la protagoniste fait remarquer à son mari : " il t'aime ", le prof passe à l'acte alors que le mari est sur le point de se faire violer par un autre homme.)

A mon sens, ce qui choque dans le film c'est le manque d'empathie qu'il permet avec les protagonistes (nous voyons leur destin à l'envers et de manière lointaine, comme s'il s'agissait d'animaux de laboratoire, ne pouvant pas nous attacher à eux), ce qui renvois à la dureté du Crash de Cronenberg avec lequel j'ouvrais cette rubrique. Le constat de Gaspar Noé est froid, la scène du viol semble ainsi juste nous dire " c'est ainsi qu'une bête dévore sa proie. "

Quant au carton " le temps détruit tout " qui conclut le film, il fait écho à la scène d'ouverture, où nous retrouvons le personnage du précédent film de Gaspar Noé, rongé par le remords à propos du viol de sa fille. N'ayant pas vu "Seul contre tous " je ne peux pas vraiment interpréter cette scène, d'après ce que je sais de son script il me semble que cela relativise fortement le propos de ce précédent film. Si on met cette scène en parallèle avec la fin d'Irréversible ceci m'amène à me demander dans quelle mesure l'auteur ne sous-entend pas que l'enfant à naître n'aurait pas apporté le bonheur escompté (la peur du mari face à la naissance à venir, sa lâcheté et sa culpabilité est induites par le film.) Je n'irais pas jusqu'à sous-entendre que son père aurait finit par le violer…

A noter que le sous texte d'Irréversible est très clair pour qui veut bien tendre l'oreille et lire les éléments qui lui sont proposés en gros plan.

 

2 juin 2002

Je n'ai pas eut le temps de prendre des notes sur les derniers films vus.

J'ai été très impressionné par le film Coréen " Memento Mori ", de Kim Tae-yong et Min Kyu-dong (2001) dont la structure chaotique est très très intéressante et m'a rappelé un autre film Coréen vu il y a quelques mois, qui m'avait également impressionné, " Timeless, Bottomless, Bad Movie ", de Jang Sun Woo (1997.)

J'étudie actuellement les films du cinéaste Hongkongais Tsui-Hark, dont j'aimerais tenter d'adapter les montages épileptiques à la Bande dessinée.

Pour excuser le retard prit dans ces notes, je vous propose en avant première un article qui paraîtra en juin 2002 dans la revue critique émergente Comix Club # 2

contact : Benoît Jahan, 3 mail Pélissier, 76100 Rouen

Ne pas trouver la notion de scénario très intéressante…

Au cours de l'animation d'une table ronde sur le thème "écrire la bande dessinée", réunissant Alex Barbier, Vincent Vanoli, Alex Baladi, Jean Christophe Menu et Joan Sfar, j'ai eu la surprise de voir ces auteurs rejeter unanimement le terme "scénario", qu'ils jugeaient synonyme de "mauvais film américain". Pourtant, si l'on avait demandé à ces dessinateurs -qui scénarisent eux-mêmes leurs albums- s'ils jugent que le texte et la narration dans leurs bandes dessinées sont importants ou non, ils auraient répondus qu'ils les considèrent comme indispensables.

Avant d'essayer de comprendre cette réaction, précisions que la notion de scénario de bande dessinée est quasiment inexistante. On suppose que "ça" existe, sans vraiment savoir si "ça" désigne quelque chose, et encore moins ce que "ça" désignerait. On connaît quelques grands auteurs (Gosciny, Christin…), mentionnés en page de garde comme responsables des "textes". Pour voir apparaître la mention "scénario", il faut aller chercher du côté des auteurs de comics anglo-saxons. Mais, les auteurs de comics étant considérés comme des tâcherons, cela induit l'idée que le scénario serait une "recette". Les malentendus concernant la notion de scénario ne vont souvent pas au-delà du flou qui entoure ce terme, plus communément associé au cinéma. Sans que l'on sache au juste ce qu'il désigne (les dialogues, l'histoire, le découpage ?), le "scénario" est assimilé au cinéma hollywoodien grand public et ses "recettes" éculées. À cette notion de scénario "prévisible" s'opposerait la notion de "création", spontanée et sincère.

J'aimerais profiter de cette première tribune dans Comix Club pour synthétiser ce qui dans mon parcours de scénariste m'a amené à réaliser à quel point cette vision est erronée et réductrice. Les premières fois où j'ai essayé d'écrire pour un dessinateur remontent à un peu plus d'une quinzaine d'années. Il s'agissait de dialogues et de brèves descriptions, tapés à la machine, une situation, une chute. J'ai ensuite cessé d'écrire pour des dessinateurs pendant une dizaine d'années afin de mener des expériences d'écriture personnelles. Il s'agissait de cerner des thèmes, de maîtriser un style, de vérifier si j'étais capable de dire quelque chose. Cela fait maintenant plusieurs années que je travaille avec le dessinateur Ambre, ce travail a commencé de manière intuitive et autodidacte. Lorsque nous avons terminé notre premier album commun, Le journal d'un loser, dont la construction était un peu différente de ce que nous pouvions voir autour de nous, j'ai senti le besoin d'aller me pencher sur la dramaturgie et l'écriture de scénario. Le travail sur le Journal d'un loser,qui s'est étalé sur trois ans, avait été très intuitif, nous avions construit l'album autour d'un sentiment, notre seule base technique étant la référence constante que nous faisions à une réflexion du cinéaste David Lynch entendue dans le documentaire "cinéma de notre temps" de André S. Labarthe. Lynch expliquait en substance qu'il ne fallait "jamais perdre le fil ténu à l'origine de l'œuvre" en rejetant par exemple les nombreuses autres pistes qui se présentaient durant la réalisation si elles entraient en contradiction avec ce fil directeur. Je sentais que notre travail était juste, ou plutôt qu'il était le moins faux que nous ayons pu faire, mais je n'étais pas sûr qu'il repose sur de quelconques bases techniques. En même temps, j'étais effrayé à l'idée d'ouvrir un manuel de scénario (1). Je pensais que cela était anti-créatif qu'il s'agissait de pauvres recettes destinées à des gens sans imagination. Je me souviens avoir tourné la page de garde de La dramaturgie d'Yves Lavandier (2) en me disant très clairement que j'ouvrais la boîte de Pandore. Avec étonnement, j'ai découvert que ce "manuel" ne contenait pas de recettes miraculeuses, de schémas narratifs à appliquer à la lettre, mais qu'au contraire il s'agissait surtout de réflexions générales sur la nature d'un récit, et son articulation. À savoir : l'essence de la dramaturgie est le conflit. Une œuvre fonctionne sur l'identification du spectateur/lecteur, elle tire donc sa force de la recréation des conflits internes du spectateur/lecteur. La continuité est donc évidente entre des récits mettant en scène des conflits spectaculaires et des récits narrant des conflits intimes. C'était la première fois que je lisais quelque chose concernant des questions sur lesquelles je m'interrogeais depuis des années. Cette lecture a été la première d'une série qui me conduit aujourd'hui aussi bien à lire régulièrement des scénarios de films (3) qu'à suivre des cours d'écriture théâtrale.

Contrairement aux idées reçues, il n'y a pas que les navets qui soient scénarisés. Toutes les œuvres importantes reposent sur un scénario, qui en constitue le socle. Le scénario, c'est la structure d'une œuvre. Dans le scénario, réside le propos d'une œuvre ainsi que la manière dont il s'articule. Un scénario est un cœur, un squelette ainsi qu'un système nerveux. Ce scénario n'est jamais un travail spontané, il est au contraire longuement réécrit, arrangé, ajusté. C'est à ce prix-là que des œuvres difficiles voient le jour : les scénarios de Kubrick sont le fruit d'un énorme travail d'épure, ceux de Tarkovski découlent de collaborations marquées avec les écrivains dont il adapte les œuvres (4.) Toute œuvre séquentielle repose sur un travail de structure, et cela quel que soit son mode de narration. Prenons une œuvre en apparence aussi déstructuré qu'Un chien Andalou : la lecture du script démontre à quel point le travail allégorique de Buñuel et Dali a été au préalable réfléchi et construit sur le papier.

L'écriture, tout comme le dessin, est quelque chose qui se dompte. C'est un travail, patient, artisanal. L'écriture puise bien évidemment sa force dans l'intimité de celui qui s'y plonge, mais sans outils, il aura du mal à s'aventurer au-delà de la zone où il a pied. Les dessinateurs-scénaristes cités plus haut, de par la longévité et la densité de leur pratique, se sont forgé depuis longtemps leurs propres outils, qui amènent d'ailleurs régulièrement certains d'entre eux à écrire des scénarios pour d'autres auteurs. Je suis prêt à parier qu'ils considèrent ces outils comme des rituels un peu magiques et aléatoires. D'où le fait qu'ils répugnent à en parler, par crainte de rompre le charme. S'ils passaient cette crainte, ils seraient étonnés de réaliser à quel point leur pratique est loin d'être isolée, spécifique et irrationnelle. Cela pourra paraître surprenant, mais je crois que cela leur fait encore plus peur.

Le statut de l'écriture est très ambigu dans ce pays qui accorde autant de prestige à "l'homme de lettres". En classe on nous apprend à respecter la littérature, et non à l'aimer. L'écrivain est considéré comme un être supérieur, doté de puissants pouvoirs. "On n'apprend pas à être écrivain, on le naît". Dans un pays qui accorde autant de prestige à l'écrit, penser que l'on ne sera jamais capable d'écrire c'est vivre à l'ombre du pouvoir que représente la langue écrite. Le langage est malheureusement encore une arme dont l'usage se transmet mais ne se partage pas. Ceux qui l'acquièrent sont censés en être les gardiens, d'où peut-être cette réticence à parler de "technique".

Le fait que la notion de scénario soit aussi peu considérée par des auteurs-scénaristes de bande dessinée n'est guère étonnant. Dans le cadre de la bande dessinée le scénario n'a pour l'instant aucune existence, le CNBDI ne dispose pas de bibliothèque de scénario, les œuvres des grands scénaristes de bande dessinée n'ont à ma connaissance jamais été publiées, l'enseignement du scénario dans les écoles qui prétendent proposer une pédagogie de la bande dessinée est au mieux indigent, sans parler de l'indifférence marquée pour le prix du scénario du Festival d'Angoulême. Faire l'amalgame entre "scénario" et "navet hollywoodien" est aussi réducteur que résumer la bande dessinée à cette étiquette "B.D." à laquelle elle cherche à échapper. Si la bande dessinée veut évoluer et acquérir ce statut culturel sur lequel tour à tour elle lorgne et qui lui fait peur, elle doit découvrir cet outil qui lui permettra de construire des œuvres importantes, non pas seulement dans le champ de la bande dessinée, mais au sens large du terme.

La spécificité du scénariste de bande dessinée, qui repose sur une relation créative à deux, où s'élabore une grammaire commune, qui demande à chacune des deux parties à la fois une maîtrise de la construction textuelle et de la construction graphique, reste encore à définir. En cela elle diffère du travail d'équipe qui se structure dans le cinéma autour du script. Dans l'espoir de futurs échanges, j'invite (5) les auteurs des nouveaux courants de la bande dessinée à s'interroger sur cette notion, à comparer leurs pratiques avec celles les auteurs qu'ils croiseront, à ne pas hésiter à faire part de leurs doutes et des problèmes d'écriture qui se posent à eux. En tout cas à ne plus faire comme si "ça" n'existait pas, où comme s'il s'agissait d'un sujet honteux.

Lionel Tran

(1) : Extrêmement peu d'ouvrages sont consacrés au scénario de bande dessinée, et souvent il s'agit de manuels anglo-saxons. Le curieux sera donc forcé de se tourner vers les ouvrages consacrés au cinéma. Attention, de très nombreux ouvrages de vulgarisation sur le travail de scénariste sont sans intérêt (par exemple, "comment écrire un film à succès" -sic- ou "comment rendre un scénario moyen excellent" -re sic.) Le best-seller L'écriture du scénario de Michel Chion paru aux éditions des Cahiers du Cinéma, s'il n'est pas inintéressant, reste superficiel à mon sens.

(2) : La dramaturgie, Yves Lavandier, le clown & l'enfant éditeurs (nouvelle édition 1997), 534 pages, 44 E (le livre se trouve parfois en bibliothèque.) Une bonne première approche, à commander chez un libraire ou à " Le Clown et l'Enfant Ed.01, immeuble Les Maradas, 1 Bl de l'Oise, 95030 Cergy Cedex.

(3) Les Anglo-saxons, quoi qu'on puisse leur reprocher, sont moins avares de savoir et d'apprentissage que les Français. De très nombreux sites américains proposent de télécharger gratuitement des scripts de films complets. Les scénarios sont en anglais, on y trouve de tout, du cinéma commercial comme des classiques, des scripts de Scorsese ou même des scripts inédits de David Lynch ou le script du Napoléon de Kubrick. Par contre, Internet étant en train de se durcir, je vous conseille de faire vite. http://www.movie-page.com/movie_scripts.htm

(4) Andreï Tarkovski, œuvres cinématographiques complètes I & II, 450 pages & 435 pages, 22 E chaque, Exils Éditeur (2001), 2 rue du regard, 75006 Paris.

(5) J'invite les auteurs qui le souhaiteraient à me communiquer les scripts de leurs albums déjà parus. Mon mail : lionel.tran@libertysurf.fr Pour ceux que cela intéresse, les scripts complets des deux premiers albums que j'ai réalisés avec Ambre sont disponible sur ce site.

5 mai 2002

Pas trop l'esprit à écrire sur des films ces quinze derniers jours.

J'ai néanmoins trouvé le temps de visionner " Le Messie Sauvage " de Ken Russel, dont l'intérêt réside plus dans les dialogues que dans la construction dramaturgique. C'est une chose me semble-t-il assez caractéristique des années 1970, période pendant laquelle le " propos " était plus important que la forme. Le film se situe aux alentours de 1913 mais nous y trouvons les luttes des années 1970 : rejet d'une société bourgeoise, libération des mœurs, féminisme…

Il s'en dégage quelque chose d'assez simple, qui peut sembler naïf et pourtant, comme c'est aussi le cas pour les films de cette période, la crudité et la charge critique de certaines scènes va plus loin que ce qui s'est fait depuis. La manière dont les corps sont montrés et le rapport naturel qu'entretiennent les personnages avec leur corps est quelque chose qui s'est perdu. Il pourrait être fait la même remarque sur la lumière et la photographie de ces films, qui a peu de rapport avec le " naturel " gris et terne sophistiqué qui s'est développé depuis le milieu des années 1990.

Le scénario de " Panic Room " de David Fincher est beaucoup moins simple que ce qu'il en paraît. Jean Michel Frodon du Monde en distingue trois niveaux de lecture : celui de l'intrigue du thriller, celui de la fable politique, l'angle psychanalytique enfin. Je n'avais pas discerné ce troisième niveau de lecture à la première vision, mais à la réflexion il apparaît comme assez évident.

Au tout début du film la protagoniste se regarde longuement dans la glace qui recouvre le faux mur qui dissimule la " panic room " du titre. La scène où apparaît pour la première fois le cambrioleur derrière l'héroïne qui est dans un demi-sommeil (et dont a été tirée l'affiche) souligne cette dimension onirique du film. Peut-être, à cet instant là, entrons-nous dans son cauchemar. L'agression qui suit peut être perçue comme une manifestation de la colère refoulée de l'héroïne, terrorisée à l'idée de se retrouver seule.

La fable politique dresse un constat assez triste d'une société où l'accumulation de richesse des uns suscite la convoitise des plus pauvres, les conduisant à un affrontement pathétique. Le film se passe entièrement de nuit, dans des pièces très peu éclairées, les différents protagonistes ne peuvent pas communiquer (les caméras de sécurité n'ont pas le son, les téléphones portables ne fonctionnent pas, l'héroïne et sa fille ne se font pas confiance, les cambrioleurs non plus.)

L'indifférence est au cœur de ce film (les deux femmes appellent à l'aide le voisin, il tire ses rideaux), les personnages sont impuissants (confrontés à des réalités qu'ils ne connaissent pas ils ne peuvent que se référer à l'image que la télévision où le cinéma leur en a donné.) Le personnage de la fille, maladive, rappelle l'héroïne du Voyage de Chihiro. L'affrontement auquel ils se livrent ne les transforme pas, ils ne peuvent que constater que " ce n'était pas ce qu'ils voulaient. " A noter la première réplique du promoteur immobilier qui fait visiter la maison lors de la scène d'ouverture : " vous allez devoir apprendre que le monde ne tourne pas autour de votre petit univers personnel. "

Autre film sur l'affrontement, " Duel dans le pacifique " de John Bormann, est une fable sans dialogue (un des protagonistes est un soldat américain, l'autre est japonais, ils ne peuvent pas communiquer), particulièrement désespérée. Les scènes où nous voyons les deux protagonistes tour à tour transformer leur antagoniste en esclave (le Japonais crucifie l'Américain, puis le recouvre d'un tas de feuilles pour ne pas avoir à supporter son regard ; le soldat américain tente de dresser le Japonais à lui ramener des bouts de bois, comme un chien) sont d'une lucidité terrible sur la nature humaine. Bormann a souvent travaillé sur la place de l'homme dans la nature : le film s'ouvre sur un visage perdu dans les ténèbres, à l'affût des bruits qui l'entourent.

Les films sans dialogues sont rares, celui-ci est un chef d'œuvre.

Le dernier film de Robert Altman, " Gosford Park " dresse un portrait peu flatteur de la société humaine, qui se partage entre maîtres blasés et serviteurs zélés. L'élément clé du film est le petit chien du maître, reflet des servitudes qui sert d'exutoire aux rancœurs refoulées (la plupart des personnages lancent un " sale chien " à un moment ou à un autre.)

Le scénario brillamment construit décline ce motif tout au long du métrage, délaissant l'intrigue, qui apparaît au dernier quart du film et est résolue dans l'indifférence. Le film dresse aussi le portait d'une aristocratie européenne vieillissante, qui n'a plus pour elle que son arrogance, remplacée par le pouvoir économique américain, qui derrière son manque de respect des traditions n'en est pas moins hautain (les deux américains s'étonnent de ne pas être servis pour le petit déjeuner, lors d'une des dernières scènes, il leur est dit que cela ne se fait pas, ils répondent " aux Etats Unis " cela se fait.)

Le film s'ouvre sur le dépassement de la voiture d'une vieille aristocrate ruinée par la voiture du producteur de cinéma américain. Très noir, le film nous montre également le remplacement d'une forme de servitude sociale (une des protagoniste dit lors de la scène de la salle de bain : " c'est terrible, nous vivons à travers eux " ; tout au long du film, les domestiques sont plus stricts avec l'étiquette que leurs maîtres) par une autre (les classes populaires fuient la dureté de la réalité dans les films et les chansons populaires, instruments du pouvoir montant.)

22 avril 2002

Vu pour la première fois il y a quelques jours " L'homme qui rétrécissait " de Jack Arnold. Ce classique du cinéma de science fiction américain datant de 1956 tiré d'un roman de Richard Matheson s'avère, au décryptage, assez visionnaire d'un point de vue sociologique. Plus que de l'atome, le rétrécissement du protagoniste est ici dû au renversement de la position de l'homme dans la relation homme/femme.

La scène d'ouverture nous montre le couple de protagonistes en vacances sur le pont d'un bateau qui leur a été prêté. L'homme demande à la femme de lui servir une bière, ce qu'elle refuse. Il finit par obtenir ce service d'elle en lui jurant qu'il préparera le repas en contrepartie. L'échange n'a rien d'anecdotique : l'homme se met alors, pour rire, à la traiter comme si elle était l'esclave d'un vaisseau pirate dont il serait le capitaine. Quelques secondes plus tard, un nuage radio actif traverse le pont alors que la femme est " dans la soute. "

Par la suite le personnage masculin ne cessera de devenir de plus en plus irrascible au fur et à mesure qu'il devient, au sens propre, plus petit. Il a l'impression "d' être un nain ", il a peur de " la dégoûter " et cherche sans cesse le conflit, persuadé que le fait qu'il soit " plus celui qu'il était " amènera la femme à le rejeter. Peu avant les fameuses scènes de la cave, où nous voyons le personnage réduit à la taille d'une allumette lutter contre une mygale géante ( sic), nous découvrons qu'il vit désormais dans une réplique de la demeure du couple de la taille d'une maison de poupée.

Une fois que le protagoniste tombe dans la cave, il s'effectue une régression vers un état plus primaire (sa première action est de déchirer ses vêtements, pour s'en faire un pagne), où il a " enfin l'impression de prendre son destin en main ", tout en restant prisonnier " d'un terrain de jeu personnel dont il n'a d'autre solution que devenir le maître. "

La fin, où le personnage accepte son rétrécissement est assez étonnante : " peut-être étais-je le prototype de l'homme moderne, peut-être de nombreux autres comme moi allaient-ils surgir… (je cite de tête) " Pendant ce temps sa femme s'éloigne seule en voiture.

Pour compléter cette interprétation de " L'homme qui rétrécit ", notons que lorsque après la scène du ménage qui voit le protagoniste quitter le domicile conjugal, il amorce une relation avec une femme de sa taille, rencontrée dans un bar. Cette relation, qui lui " redonne confiance en lui " s'achève le jour où il découvre qu'il est devenu plus petit que sa nouvelle amie. Il s'enfuit en courant, à ce moment-là.

Le travail sur l'exposition de Danny Steve, ne m'a pas laissé le temps de me pencher plus en détail sur les films japonais que je mentionnais la fois précédente.

 

14 avril 2002

J'ai suivi un stage d'écriture dramatique théâtrale tout au long de la semaine, qui ne m'a pas laissé le temps de me consacrer à cette rubrique. J'ai commencé dimanche dernier la lecture du script de "Magnolia" de P.T. Anderson et j'ai vu deux films japonais aux scénarios intéressants, sur lesquels je reviendrai dès que j'en aurais le temps : "Le voyage de Chichiro" de Hayao Miyazaki et "Portait d'un criminel" de Hideo Gosha (1985.)

J'ai également revu en vidéo la version, d'origine du peu intéressant E.T. de Steven Spilberg. Le scénario est pauvre et la transparence de son sous-texte est assez peu étonnante : E.T. est une parabole sur la famille monoparentale des années 1980 et la souffrance des enfants au cœur de cette cellule familiale dérégulée. Le film commence par "l'oubli" de l'extraterrestre sur terre par les siens, il se conclut par son retour au sein de la famille, alors que la mère du protagoniste vient de trouver un nouveau compagnon, père de substitution pour son fils.

La figure de l'homme est montrée dès les premières minutes comme menaçante (des hommes armés de fusils et de torches sortent de 4X4 -ils n'ont pas de visage- comme les hommes en combinaisons spatiales et les agents des services secrets qui surgissent dans le dernier tiers du film.) le père du protagoniste les a abandonnés, il est parti avec une autre femme s'amuser au Mexique. Le protagoniste essaie d'enfiler sa chemise, trop grande pour lui.

L'extraterrestre est un double du protagoniste qui l'aide à reconstituer un noyau familial (avant l'apparition de l'extraterrestre le protagoniste nous est montré comme exclu du cercle d'amis de son frère aîné, la figure de la petite sœur n'apparaît qu'à partir du moment où l'on voit l'extraterrestre.)

Je reproche au script ses facilités (je n'ai pas dit simplicité), la manière dont il résout systématiquement les conflits par magie (qu'en est-il de la tension qui régnait entre les frères ? Pourquoi les autres enfants acceptent soudain le protagoniste ? Qu'est ce qui fait que la mère accepte l'extraterrestre ? Et surtout : comment l'extraterrestre revient-il à la vie ?)

La scène des grenouilles est symptomatique du travail superficiel du script : la fillette dont le protagoniste est amoureux l'embrasse, sans raison et sans avoir eu à surmonter la peur qu'aurait du lui inspirer le protagoniste dans un tel contexte. Ce personnage féminin n'apparaît que dans une seule scène, nous ne l'avons pas vu avant et nous ne le reverrons pas par la suite.

La thématique sous-jacente du script est particulièrement lourde lorsque l'extraterrestre nous est montré écoutant la lecture de "Peter Pan" par la mère à la petite sœur.

Une autre interprétation du scénario y verrait sans doute le triomphe de l'amour qui surmonte miraculeusement toutes les difficultés et nous prouve que l'enfance est un continent à préserver des vilains adultes qui n'ont pas su rester des enfants.

8 avril 2002

Revu hier soir à la télévision l'intéressant " Mission impossible " de Brian de Palma. J'avais été plutôt agréablement surpris lors d'un premier visionnage par la froideur de cette approche post-moderne de la série télévisée d'origine et cette nouvelle vision m'a permis d'étudier cela de plus près. Le scénario de " Mission impossible " est d'entrée de jeu froid, paranoïaque et oppressant. Le film s'ouvre sur une image télévisée en noir et blanc en référence à la série télé (comme le premier plan de " Fire Walk With Me ", le film de David Lynch tiré de la série Twin Peaks), nous assistons, à une manipulation par les membres de l'agence : un homme, ivre, est en pleurs, à côté de lui une femme morte. Quelqu'un essaie de le faire avouer, pendant qu'un autre agent enregistre la scène. En à peine une minute, le malaise est posé : l'approche est rude, nous sommes plongés dans un univers d'espionnage " réaliste ", plus proche de John Le Carré que de James Bond. Cette scène débute avec un zoom arrière qui nous montre que l'image n'est pas ce qu'elle paraît (elle est diffusée sur le moniteur d'une caméra de sécurité, l'opérateur commente l'image, nous dévoilant que ce que nous voyons ne correspond pas à la réalité. ) La plongé dans le film est d'autant plus brusque que les enjeux dramatiques ne nous ont pas été exposés et cette impression d'être constamment manipulés se maintiendra tout au long du film. Pour conclure avec cette scène d'ouverture, remarquons que le nœud dramatique du film (l'ami du protagoniste que l'on croyait mort est toujours vivant) est lui aussi posé dès cette première scène : la femme n'est pas morte, il s'agit d'un agent qui sera réanimé à la fin de la scène. Je ne m'attarderais pas sur les multiples éléments qui instaurent un climat paranoïaque constant au film (comme je l'ai déjà fait remarquer, les apparences sont constamment trompeuses, par exemple le trafiquant d'armes Max est en fait une femme, l'enjeu des négociations est une liste d'agents infiltrés, qui seraient éliminés si leur véritable identité était découverte…) et dont l'image la plus symbolique pourrait être celle du protagoniste dont le visage a été couvert d'une cagoule dont les yeux et la bouche ont été cousus.

Arrêtons-nous par contre un instant sur la thématique sous-jacente du film. Ce " Mission impossible " s'ouvre avec des images vues sur un moniteur, il se conclut sur des images de journal télévisé aperçues à l'arrière plan d'un pub. Le texte du commentateur donne une vérité officielle, qui contredit ce que nous venons de voir. " Mission impossible " nous amène à réfléchir sur la véracité des images enregistrées par une caméra. L'élément clé du film est la paire de lunettes que porte le protagoniste, des lunettes auxquelles une micro-caméra a été placée au centre de la monture. Ces lunettes sont utilisées pour enregistrer la preuve de la trahison, au début du film, elles servent ensuite à montrer au protagoniste en vue subjective l'image de son supérieur blessé (cette image sera par la suite analysée comme fausse, De Palma illustrant ce que peu avoir de manipulateur la notion de hors champ.) Pour finir, les " lunettes-caméra " serviront au protagoniste à prouver que le coupable n'est pas celui qu'il semblait (le dialogue dit " maintenant, je ne suis plus le seul à vous avoir vu.") La symbolique du masque, très présente de manière très ludique dans la série télévisée, est ici utilisée de manière parcimonieuse, et toujours pour souligner l'idée de " mensonge " (flagrante dans la scène du compartiment à bagage.) Notons également que les instructions transmises à l'agent au début et à la fin du film ne se font plus par cassette audio, mais par cassette vidéo (de tête, le dialogue dit, la première fois : " aimez-vous le théâtre ? Souhaitez vous découvrir le cinéma Ukrainien ", la seconde fois : " Aimez-vous la danse ? Souhaitez vous découvrir le cinéma Jamaïcain ? ")

Je conclurais sur le fait qu'à la première vision j'avais eut l'impression que le film était très pro-technologie (c'était la première fois que je voyais utilisé Internet au cinéma), impression démentie par une seconde vision : alors qu'il cherche en vain des informations sur un moteur de recherche, le protagoniste trouve une réponse dans un livre posé sur la bibliothèque située à l'arrière plan de l'ordinateur. A la fin du film il trouvera une nouvelle réponse sur la page de garde du même livre. La dimension technologique du film joue beaucoup et de manière délibérée dans son atmosphère déshumanisée et oppressante (la scène dans la salle de l'ordinateur n'évoque pas sans raison je pense celle de 2001.)

 

7 avril 2002

Vu pour la première fois " Mort à Venise " de Luchino Visconti hier soir. Je dois avouer que je n'avais jusqu'ici jamais réussi à pénétrer dans l'univers de Visconti, je trouvais ses films longs et ennuyeux. C'est donc très circonspect mais néanmoins décidé à tenter de nouveau l'expérience que je me suis finalement assis face au film. A ma grande surprise, malgré mon état de fatigue actuel et la longueur du métrage, je me suis laissé porté par l'histoire de ce compositeur allemand venu en cure de repos à Venise. Le scénario est d'une richesse et d'une maturité étonnante : il s'attache essentiellement à restituer le trouble du personnage et sa désorientation. Le film ne comporte quasiment pas de dialogues -hormis le souvenir de discussions houleuses entre le narrateur et un ami. Il n'y a pas non plus d'adversité véritable, le narrateur ne parvenant pas à entrer en relation avec les personnes qu'il côtoie dans l'hôtel où il réside. Pourtant la tension reste constante, nous ressentons avec finesse tout ce qu'éprouve le personnage, et le moindre regard, rire, vient effleurer nos nerfs. La scène d'ouverture, où le personnage est entraîné malgré lui vers une destination contraire à ses désirs par un gondolier qui marmonne des propos incompréhensibles, installe la situation de solitude et d'incompréhension teintée d'angoisse qui se maintiendra tout au long du film. Les rares dialogues posent de manière très claire les enjeux du film -comme c'est souvent le cas dans ce type de films " introspectifs " (cf. la discussion à propos de la table ronde entre Ash et le meneur de jeu dans " Avalon " de Mamoru Oshii.) Le personnage de " Mort à Venise " vit dans un monde qu'il contrôle trop, il est incapable de vivre pleinement, puisqu'il refoule sa sensibilité. En deux scènes de dialogue le scénario réussit à nous faire basculer à la fois dans la tête du personnage et dans la problématique du film.

L.T.