DÉBAT

Nous reproduisons ici la discussion entre les différents intervenants et le public.


GASTON BAZALGUES

Je voudrais tout d’abord remercier l’association Thégra Animation et tous les gens du village qui ont permis l’organisation de ce colloque. Je pense que ceci est un point de départ. Mon intention, puisque j’habiterai de plus en plus le Lot, est de mener ici une politique de redécouverte du passé occitan mais surtout de mener une politique orientée vers l’avenir, et ne pas regarder uniquement vers le passé.

Cela étant dit, je laisse la parole à mes collègues, j’aimerais en outre que la salle pose des questions sur ce qui peut être fait.

MARGUERITE GUÉLY

Je me demande si vous ne devriez pas commencer par nous faire une réédition d’Uc de Saint-Circ, de sa vie, de ses poésies et de ses razos, pour avoir une idée un peu plus claire de son personnage. Dans le fond, c’est un peu ce qui nous manque, car seules des revues spécialisées et techniques présentent ses œuvres, et donc nous avons du mal à le juger et à cerner sa vie. C’est quand même quelqu’un d’assez incohérent, d’un coté il se promène avec Savary de Mauléon, routier à la solde du roi d’Angleterre, de l’autre avec le dauphin d’Auvergne et le Comte de Rodez, ensuite il se rend en Espagne à la cour des rois. Ce que j’aimerais comprendre, c’est de qui dépendaient ces troubadours, quelles étaient leurs ressources, et comment ils vivaient. Pour Uc, il est sans arrêt question de chevaux, il s’en fait prêter par Monseigneur Guibert, le Vicomte le lui vole, il en réclame un ensuite au Comte de Rodez, Henri Ier. Bref il a des problèmes de chevaux, donc de circulation. Peut-être ces troubadours avaient-ils un rôle de correspondance, c’est à dire qu’ils devaient faire la route entre les différents seigneurs avec leur courrier et celui de leurs dames. Tout cela pose des problèmes irritants, parce que dans le fond ce n’est pas vraiment résolu.

Il faudrait avoir au moins une publication vulgarisée, claire, à la portée de tous. Après tout, s’il y a 44 poèmes, ses razos et puis sa vie, ça ne va pas faire quelque chose de trop important.

ROBERT LAFONT

Vous demandez deux choses en fait :

– qu’un spécialiste des troubadours vous redonne le texte…

MARGUERITE GUÉLY

Voilà, une belle édition.

ROBERT LAFONT

L’édition qui existe est solide, mais nous pouvons l’améliorer.

– Il faudrait aussi, c’est la deuxième chose que vous demandez, une interprétation sociologique et historique du personnage. Ce qui ne concerne pas Uc de Saint-Circ tout seul, mais l’ensemble des troubadours.

Ce qui semble important pour Uc de Saint-Circ, vu ses diverses positions dans diverses mouvances, c’est finalement un statut social assez instable, qui semble se stabiliser – c’est une interprétation – en Italie. Si nous lui attribuons le Donatz Proensals, il devient véritablement le grand spécialiste du trobar en Italie.

MARGUERITE GUÉLY

Finalement il devient un personnage très important.

ROBERT LAFONT

C’est un maître chanteur, dans le sens de Wagner.

MARGUERITE GUÉLY

C’est un enjeu important pour le Quercy. Nous tenons peut-être un personnage exceptionnel.

ROBERT LAFONT

C’est un homme qui éduque toute la zone de l’Italie du Nord, et des cours extrêmement huppées, au trobar dont il est porteur. C’est essentiel, car jusque là nous avons l’impression que comme beaucoup de troubadours, il est employé ; on le reçoit ; il accompagne par exemple Savari de Mauléon.

Pour en revenir aux chevaux, lorsqu’il dit – si c’est lui – dans sa biographie, qu’il a parcouru la Gascogne " quora a pè, quora a caval ". À pied c’est une situation de jongleur, socialement inférieure, à cheval, c’est autre chose.

Le cheval joue un grand rôle dans la poésie des troubadours, je pense à Peire Vidal et ses rapports avec le roi d’Aragon. Le cheval était le plus beau cadeau que l’on pouvait faire au troubadour, de par sa valeur, et parce que c’était aussi une façon de l’élever au rang de cavalier, dans le sens de chevalier.

MARGUERITE GUÉLY

Pourtant, le comte de Rodez ne veut pas lui donner un cheval, mais un palefroi.

ROBERT LAFONT

Oui, c’est un cheval de voyage.

MARGUERITE GUÉLY

Guibert lui a prêté le cheval pour aller voir le Vicomte. Ce dernier le lui vole et refuse de le rendre. C’était en pleine guerre et les chevaux coûtaient les yeux de la tête, c’était presque impossible de s’en procurer.

Je n'arrive pas à comprendre comment ce personnage peut déambuler entre la croisade albigeoise, les interventions du dauphin le futur Louis XIII qui se baladait avec Jean Sans Terre, et aussi avec Savari de Mauléon à travers tout le Poitou et le Saintonge. C’était la pagaille totale.

J’admire ses Poètes se promenant d’un château à l’autre, seuls et sans garde. Ou bien en troupe ?

ROBERT LAFONT

On n'a pas d’exemples de troubadours assassinés, ni même emprisonnés.

Passant d’un patron à l’autre, quelquefois des gens qui étaient en difficultés les uns avec les autres, traversant des lignes – quoique ce soit excessif, jamais ces batailles médiévales ne comportent un front, ce sont des bandes qui se déplacent – ils sont une sorte de conscience de cette société, c’est-à-dire qu’ils prennent des partis qui semblent risqués, ils insultent véritablement les grands du monde, ils conquièrent un droit pour la poésie à leur dire leur vérité, et pourtant ils ne risquent pas grand chose, passant de l’un à l’autre. Il y a une sorte de reconnaissance complice de l’irresponsabilité politique, et de la dignité sociale du trobar.

Ce qui a mal été étudié jusqu’à présent, c’est l’aspect sociologique du trobar, en ses diverses périodes. Gérard Zuchetto a dit tout à l’heure : " Marcabru était un moine défroqué ". Mais toute la biographie de Marcabru est un mythe. À commencer par Marcabru lui-même : " Il fut conçu sous une telle lune que jamais il n’aima de femme, jamais il n’en aimera ".

On dit que c’est un moine défroqué parce que sa culture est très clairement cléricale, comme pour tous les troubadours, mais de plus parce qu’on note chez lui la présence du sermonnaire catholique, jusque dans l’obscénité. Mais cet homme dont on ne sait pas grand chose en dehors du mythe – c’est un enfant perdu et un enfant trouvé en même temps, qui n’a qu’une mère qui est mythique puisqu’elle s’appelle Marcabruna – est d’emblée reçu dans les cours d’Espagne.

MARGUERITE GUÉLY

Si vous dites que c’est mythique, peut être était-il au contact de très noble naissance ; peut-être est-il le bâtard d’un Seigneur, tout simplement.

ROBERT LAFONT

Oui, sauf que très visiblement, il a une culture d’un type particulier. Dans la classification des styles, pour fabriquer son trobar qui est du trobar clus, il adopte le sermo difficilis alors que le trobar leù c’est le sermo facilis. Et l’entrebescament dont il use a une culture latine visiblement très forte derrière lui, ce qui fait penser qu’il est un homme d’église. Grâce à la technique de l’entrebescament, c’est à dire l’enjambement perpétuel, il se promène à travers des strophes de vers courts. Cet art très difficile demande une formation non seulement ecclésiastique mais rhétorique.

MARGUERITE GUÉLY

Pensez-vous que les seigneurs chez qui ils allaient chanter ce type de chansons étaient à même d’en apprécier les complications ?

ROBERT LAFONT

Vous posez une très bonne question.

Dans la corporation, il y avait un niveau très haut de compétences disputées, et donc les troubadours ont – musicalement ce n’est pas mon domaine mais G. Zuchetto vient de le prouver – une culture extrêmement poussée. Le public ne sait généralement pas lire ni écrire, mais je pense qu’il bénéficie, c’est un phénomène fréquent, d’une éducation par la mode. À partir du moment ou le trobar se répand, que l’on a de façon constante et plusieurs mois par an pendant la saison poétique, des récitations et des concerts dans les châteaux, les gens acquièrent nécessairement une compétence dans la mode.

Il y a donc du côté du créateur, du compositeur, une technicité extraordinaire. Il faut ajouter à cela – je pense aux travaux des métriciens comme ceux de Dominique Billy sur la métrique des troubadours et aux travaux de Roubaud sur les modèles mathématiques de la sextine – que ce sont des chefs d’œuvre de composition chiffrée, avec des systèmes de retour de rythme, qui constituent la fameuse architecture du trobar.

MARGUERITE GUÉLY

Cela se répercutait-il dans le peuple, y avait-il à votre avis des gens qui chantaient aussi pour les bourgeois des villes et pour les paysans, était-ce répété comme les chansons actuelles, ou était-ce déformé, rechanté au niveau du peuple ou bien cela restait-il dans les châteaux ?

PHILIPPE MARTEL

Ça dépend ce que l’on appelle le peuple.

Je crois qu’il y aurait deux indices. Un premier qui est le réemploi de mélodies de troubadours dans une pièce théâtrale qui est le Jeu de Ste Agnès et qui est postérieure, au XIVe siècle.

Le second élément, là c’est beaucoup plus précis, c’est Jacques Fournier l’inquisiteur, futur pape, qui le raconte pour la région de Foix-Pamiers, c’est un homme qui à la fin du XIIIe début XIVe, est encore capable de chanter à l’oreille de son voisin pendant la messe un poème de Peire Cardinal. Celui-ci est un tout petit nobliau de bourgeoisie ariégeoise, vraiment un pauvre bougre, surtout s’il est cathare.

En gros, il y a eu une certaine circulation. Ceci dit, je ne sais pas ce que Gérard en pense, je crois que ce n’est pas allé très loin, et que les chansons populaires ultérieures, c’est un autre monde, c’est tout à fait autre chose.

GÉRARD ZUCHETTO

Dans l’élaboration des chansons ultérieures, ce sont des ersatz, une simplification.

C’est ce qui se passe encore aujourd’hui lorsque l’on chante les troubadours. On a tendance à simplifier. Je crois que d’une certaine façon on entend un chant de troubadours, on le restitue, et on le simplifie parce qu’on ne se rappelle pas de tout.

Mais pourtant quand on y regarde de près, sur les manuscrits, on s’aperçoit que le scribe a noté tous les mélismes, ça veut dire deux choses : à l’époque la culture orale était extrêmement développée, exactement comme en Inde aujourd’hui ou dans le monde arabe ; et l’on est capable de retenir des choses très compliquées.

ROBERT LAFONT

Dans la mesure ou on ne sait pas écrire, on retient.

GÉRARD ZUCHETTO

Je dirais même, que les scribes qui nous ont recopié ces manuscrits, ces chansonniers, sont en deçà de l’invention des troubadours, largement en deçà. Ça paraît évident en regard de tous les discours que font les troubadours sur leurs chansons, c’est vraiment : " attention, je vais vous espanter, je vais vous en sortir une, là, vous allez voir, la mélodie … "

Par ailleurs, je ne pense pas que cette attitude artistique du professionnel du trobar ait dépassé le cercle des créateurs eux-mêmes, et des quelques " èntendens " (initiés) qui étaient dans les cours.

ROBERT LAFONT

Ils avaient les moines derrière eux.

GÉRARD ZUCHETTO

Oui, mais à coté de cela il ne faut pas oublier que, les menestrandies l’on prouvé après, les jongleurs avaient dans leurs bagages des tas de chansons, y compris celles des troubadours. Pour argent ou réputation, un jongleur allait demander une chanson à un troubadour, je pense notamment à cette célèbre chanson entre Sordel et le jongleur Gasc, il lui dit : " Gasc, malotru, tu viens me demander une chanson, mais tu n’es pas capable de la chanter, je ne te la donnerai pas ". C’était important pour lui d’en avoir une à sa panoplie. C’est vrai que l’on sait très peu de choses là dessus, on peut voir dans les enluminures qu’effectivement les troubadours sont très bien costumés, mais que les jongleurs sont pauvrement habillés. C’est sûrement une indication de différence de classe.

Simplement pour dire que, comme aujourd’hui, très certainement l’oreille de l’interprète simplifiait quelque chose de très complexe. Seuls les gens lettrés, et les clercs lettrés, savent – Arnaut de Tintinhac quand il dit dans sa chanson : " joli clerc, il faut que tu me la mettes en écriture ", moi j’entends : " attention, il ne faut pas qu’on l’oublie, je viens de l’écrire, il ne faut pas qu’elle se perde ".

ROBERT LAFONT

Il y a deux faits de non-transmission dans ce que vient de dire Gérard. Entre eux dans la profession, ils sont capables de créer des monstres de culture. Notamment la canso redonda que Guiraut Riquier invente à Tolède, tout comme la sextine d’Arnaud Daniel. On se demande comment il est possible de réussir un poème sur un modèle aussi compliqué. La sextine d’Arnaud Daniel est un poème très mystérieux et prodigieusement profond, avec une signification érotico-mystique qui est de très haut niveau. Le public, par l’éducation par la mode, en saisit une bonne partie, mais il ne peut saisir tout.

L’autre phénomène dont Gérard a parlé est historique, il ne dépasse pas une certaine date clé, celle des grands chansonniers copiés en pays d’Oc, les dernières années du XIIIe. Au XIVe siècle, on enregistre un art défunt. Cet art, en ce qui concerne la complexité strophique et la complexité mélodique, n’est pas passé dans d’autres langues. Si l’on voit l’ensemble du corpus des trouvères français qui imitent les troubadours, ça donne l’impression d’un art populaire.

Chez les Allemands qui ont le mieux reçu le grand héritage des troubadours, la musique est finie, cela devient du texte. Il y a eu là une période qui a durée presque deux siècles, de très haute et très difficile création, que nous commençons à percer. Pendant longtemps les philologues ont réédité le texte sans s’apercevoir de l’extraordinaire complexité de cet art chanté.

On sait comment ils s’éduquaient, musicalement, chez les moines. Et régulièrement, ils allaient refaire leur culture musicale et monastique.

MARGUERITE GUÉLY

Et leur souffle, j’ai l’impression qu’il faut un souffle extraordinaire pour chanter comme vous …

GÉRARD ZUCHETTO

Moi je n’ai aucun mérite car j’ai étudié le chant. Au moyen Âge – je parlais tout à l’heure du rythme du cheval – nous sommes dans une notion corporelle qui n’est vraiment pas la notre. Par exemple pour la respiration, les femmes n’avaient pas de corsets à baleines qui perçaient le foie comme au XVIIIe siècle. On est dans le corps intégral, avec une longue respiration, celle qu’on étudie toujours en Inde ou au Moyen-Orient, la longue respiration, complète, claviculaire, thoracique et ventrale.

Aujourd’hui la musique traditionnelle fait une imitation de l’instrument par le chant. À l’époque des troubadours, l’instrument, excepté la vièle à archet, n’est pas cité. Nous trouvons bien une longue énumération dans le roman de Flamenca, mais sauf chez Perdigon, ou l’on dit saup ben violar e chantar…, on ne cite que la voix, à commencer par Peire d’Alvernha, qui affirme savoir chanter haut et bas. Haut et bas, qu’est ce que cela veut dire ? Que les mélodies doivent être comme on tente de l’expliquer plus tard dans les Leys d’amor : avec de belles montées, avec des pauses, etc. Au XIVe siècle on l’avait retenu, mais c’était déjà galvaudé. Nous sommes loin de comprendre la voix chantée des troubadours, parce que nous ne l’avons pas étudiée, nous n’avons pas assez d’éléments.

ROBERT LAFONT

Il y a ce problème de la communication avec les Arabes, problème faux ; Dire qu’il y a une thèse arabisante et une thèse latinisante, c’est durcir une opposition qui n’existait peut-être pas.

GÉRARD ZUCHETTO

Faux débat … musical.

ROBERT LAFONT

Non, le monde musulman et le monde chrétien étaient en parfaite communication.

MARGUERITE GUÉLY

Sauf pour la graisse de porc.

ROBERT LAFONT

Alors Uc de Saint-Circ a t-il été nourri à la graisse de porc ?

GASTON BAZALGUES

En Sicile, les préparations dites mauresques étaient à base de graisse de porc.

MARGUERITE GUÉLY

Les Arabes, les juifs et les chrétiens s’entendaient.

ROBERT LAFONT

C’est le même monde au Moyen Âge.

JACQUELINE MARTY-BAZALGUES

Ce n’est que lorsque l’on venait les déranger que l’entente pouvait se briser. Il ne faut toutefois pas trop idéaliser cette entente.

MARGUERITE GUÉLY

J’ai peur que ce soit pareil pour les guerres de religion. Les protestants et les catholiques dans certains endroits ont vécu tranquillement jusqu’à ce que le pouvoir vienne les déranger, et peut-être que les cathares et les catholiques ont vécu relativement tranquille jusqu’à ce que cela devienne politique.

ROBERT LAFONT

Ce qui est typique – Philippe a parlé de la Bosnie – c’est que les cathares ne seront jamais appelés que Christians. Le mot cathare vous le savez est un mot moderne qui n’a jamais servi. Et la chose très émouvante, c’est que les Bosniaques musulmans s’appellent entre eux " Christiani ", quoique musulmans. Les Bosniaques étaient dualistes, les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes leur en ont tellement fait voir qu’ils se sont fait musulmans.

" QUESTION DANS LA SALLE "

Est-ce qu’il y a eu déplacement de population à la suite de la guerre des Albigeois ?

ROBERT LAFONT

Les déplacements de population ont existé mais ils sont antérieurs. Les derniers déplacements ont eu lieu vers le XIe siècle.

La colonisation des terres prises aux musulmans a été faite avec des occitans, on découvre par exemple que toute la Navarre basque avait comme langue véhiculaire l'occitan toulousain (on publie maintenant sur ce sujet). Le pays valencien a été, ça se voit encore, peuplé par des gens qui venaient de la Gascogne et du Languedoc, essentiellement, et un peu de l’Auvergne.

GASTON BAZALGUES

Il y a peut-être eu un départ des Juifs ?

PHILIPPE MARTEL

Le départ des Juifs est postérieur. Ceux-ci font partie du paquet que les Croisés veulent démolir. Une des grandes choses que l’on reproche à Raymond VI de Toulouse, c’est d’abord de piller les biens de l’Église, de protéger les cathares, de ne pas les avoir brûlé, et d’autre part d’avoir des officiers Juifs. Ils vont lui conseiller de faire autre chose.

Mais je dirais que pendant le XIIIe siècle, du point de vue de l’Église, les Juifs, c’est secondaire par rapport aux Cathares ; L’Inquisition cogne sur les Cathares, Louis IX peut bien brûler quelques Talmuds et imposer le port d’un insigne jaune aux juifs, ce n'est pas du tout la même échelle. La persécution commence après avec Philippe Le Bel et l’expulsion définitive par Charles VI. La première chose que font les Rois de France après 1481, c’est expulser les Juifs de Provence, moyennant quoi ils se retrouvent dans le Maghreb, à Salonique ou pour les plus chanceux dans les états du Pape.

Mais pour revenir au XIIIe siècle et à ces mouvements, le courant migratoire vers l’Espagne et les échanges avec celle-ci sont millénaires ; à l’arrivée des musulmans, il y a des espagnols qui viennent s’installer en Languedoc, et à partir du XIe siècle, on le voit dans les chartes espagnoles, on a des personnes avec des noms de lieux occitans dans leur propre patronyme. Là dessus, je crois que la croisade a peut-être pu, à la marge, accélérer les choses avec les bons hommes dont on parlait, les faidits et les cathares, mais cela n’a absolument pas été un mouvement de fond.

ROBERT LAFONT

Quelques centaines de personnes…

PHILIPPE MARTEL

Je n’ai pas envie de donner des chiffres, mais je vais au moins vous donner ceux qu’il ne faut plus donner. Ce sont ceux des historiens du XIXe siècle, qui faisaient de la surenchère sur les victimes de la croisade des Albigeois : la prise de Béziers, cela allait de 20000 à 100000 morts ; 100000 morts, c’est tout le Languedoc qui y passe, attention. Inversement, les historiens catholiques expliquent que réflexion faite il n'y a pas dû y en avoir tant que ça. Alors on a d’extraordinaires marchandages ; On a eu des estimations de l’ordre du million pour les victimes de la croisade des Albigeois… De temps en temps, ça allait très mal on prenait un château, une ville, tout le monde y passait mais enfin cela n’arrivait pas tous les jours. Les guerres de l’époque ne sont pas extrêmement mortelles. L’intérêt d’un chevalier n’est pas de tuer celui d’en face, sinon des vendettas à n’en plus finir éclatent et la bonne marchandise est gaspillée. L’intérêt c’est de prendre l’ennemi, de le mettre dans son donjon et de lui faire payer une rançon, donc le moins on tue de gens, le mieux on se porte. Pour la bataille de Bouvines par exemple, on a un nombre ridicule de morts, et pourtant c’est une bagarre où de chaque côté on a deux ou trois mille combattants.

Donc l’effet démographique de la croisade des albigeois se résume ainsi :

  1. il n'est pas tellement possible de le savoir par les documents,
  2. intuitivement, j’ai le sentiment que ça n'a pas du être quand même un cataclysme de grande ampleur,
  3. le grand cataclysme de grande ampleur c’est au XIVe siècle, la grande peste. Là, c’est entre le tiers et la moitié de la population qui disparaît.

À partir de ce moment là, on élimine à mon avis de façon définitive le problème Cathare dans la mesure où leurs zones sont repeuplées par des éléments de population venus d’ailleurs – ici en Quercy vous avez été repeuplé par des Auvergnats et des Limousins – donc à la limite la mémoire cathare disparaît, ce qui laisse totalement en dehors de toute hypothèse l’idée d’une filiation entre les cathares et les protestants. C’est indémontrable d’une part, et d’autre part cela me paraît difficilement vraisemblable.

Donc, pour en finir, il y a eu des morts, il y a eu des blessés, des exilés et des Français qui sont venus. Cela n'a pas fondamentalement modifié l’équilibre de la population. Le paysan du Hurepoix qui est venu recoloniser l’Occitanie, non, ça n’a pas existé.

ROBERT LAFONT

C’est un phénomène de la classe de pouvoir. Pour les troubadours faidits, finalement, on n’a que deux exemples clairs et on peut supposer qu’il pourrait y en avoir d’autres, mais il n’y a pas eu d’exil massif. La corporation des troubadours et jongleurs est difficile à chiffrer, mais enfin disons que pour le show-business de l’époque cela fait quelques dizaines de noms par génération.

MARGUERITE GUÉLY

Faidit, c’est d’ailleurs un nom que l’on retrouve comme patronyme normal dans la vicomté de Turenne, et à Turenne même, en particulier un fils du vicomte, ou plutôt un bâtard de celui-ci, qui s’appelle Pierre Faidit et qui fonde une famille Faidit qui est dans la vicomté depuis 1130…

PHILIPPE MARTEL

C’est en fait les malheureux que l’on appelait faidit ; Ce n’est pas encore le sens très précis qu’il a pris au moment de la croisade.

MARGUERITE GUÉLY

… et on va voir des descendants et il ne faudra pas qu’on pense que ceux-ci sont des faidits comme vous le dites mais tout simplement de la famille Faidit.

GASTON BAZALGUES

Ces Faidit et les Saint-Circ se connaissaient.

ROBERT LAFONT

Je voudrais poser une question qui peut servir à une sorte de réflexion actuelle.

Ces troubadours viennent de petits châteaux, de monastères, mais aussi territorialement d’un peu partout. Or, il y a des cours capitales, non des villes capitales mais des cours capitales. Le fait, puisqu’on est à Thégra, agglomération qui devait être assez semblable du temps de Uc de Saint-Circ à ce qu’elle est maintenant, que le troubadour s’appelant ainsi soit présent dans les cours européennes, c’est cela la circulation du trobar. Il y a une société de la mode – on parle aujourd’hui de show-business mais c’est bien de cela qu’il s’agit – d’une extrême compétence dans l’art, qui s’alimente de tous lieux et de toute classe sociale, parce qu’il y a des troubadours de toute sorte. C’est extrêmement intéressant, et ça n’est pas du tout moderne.

En conclusion, puisque nous avons été ici pour parler des cours européennes au travers des siècles, soulignons que jamais au XIXe siècle à Thégra un maître d’école n’a parlé de troubadours. Une révolution s’est faite aujourd’hui.