LES FAIDITS

On connaît Uc de Saint-Circ. On connaît aussi un certain Uc Faidit. S’il s’agit bien de la même personne – et il semble bien que ce soit le cas – une question se pose d'entrée de jeu : pourquoi notre troubadour, dans son exil italien, a-t-il choisi ce pseudonyme ? Peut-être justement parce qu’il était en exil. Car c’est bien cela le sens du mot au XIIIe siècle.

Précisons : au XIIIe siècle. Car il existe avant, mais avec un sens plus général : il dérive de faida, qui signifie " peine ". On devine par quel chemin sémantique le dérivé faidit finit par prendre, après la Croisade contre les Albigeois, le sens d’exilé. Le faidit, c’est celui qui éprouve la douleur d’avoir perdu ses biens et ce qui faisait sa vie avant la catastrophe. Compte tenu de ce qu’a été la Croisade, et de ses conséquences sur la société occitane, il y a eu beaucoup d’autres faidits que le seul Uc de Saint-Circ.

Qui sont les faidits ? Ceux qui ont perdu leur statut social à l’arrivée des Croisés. Ce sont souvent des nobles, grands ou petits, mais ce peuvent être aussi des gens du commun, pour peu qu’ils aient choisi le mauvais camp.

Car les faidits sont des vaincus. Ce sont ceux que l’Église a convaincus de complicité avec l'hérésie. Cette complicité, du point de vue des bons catholiques qui assurent le nettoyage du pays d'oc, peut prendre diverses formes. Il peut s’agir de ceux qui ont embrassé l’hérésie, et qui sont donc cathares – Parfaits, l’élite, ou simplement croyants, c’est à dire sympathisants. Mais ce peuvent être aussi ceux qui se sont bornés à protéger des cathares, voire qui ont refusé avec un peu trop d’ostentation de les poursuivre, comme les y invitait l’Église. Et bien entendu, avec eux pâtissent ceux qui les entourent, famille ou fidèles. En gros, qui n’est pas avec les Croisés peut être perçu comme étant contre eux, et au total cela finit par faire beaucoup de monde.

Que faire quand on est faidit et que l’on a donc perdu son château ou sa maison ? On peut rester sur place, dans la clandestinité. Dès lors on se repliera sur le refuge offert par d’autres sympathisants, qui n’ont pas encore été touchés par la répression – jusqu’à ce qu’ils le soient, bien sûr. On peut aussi fuir le théâtre des combats. De façon temporaire au départ, en conservant l'espoir de revenir, une fois l’orage passé. Au fil des ans, ces faidits-là seront vite confrontés à un choix : soit rentrer, à la faveur d'une des tentatives de reconquête menées par les Comtes de Toulouse entre 1216 et 1242 – au risque de se retrouver de nouveau en position fâcheuse quand ces tentatives se soldent par un échec. Soit finir par s’installer définitivement dans le pays d’accueil – Espagne ou Italie. C'est le choix d’Uc de Saint-Circ, et c’est celui de beaucoup de survivants. Car faidit est un métier dangereux, et l'histoire se termine parfois très mal.

C’est tout cela, tous ces itinéraires, que nous allons ici essayer de voir plus en détail.

Le traumatisme de la Croisade

Au XIIe siècle, un aristocrate occitan ne risque guère de perdre ses biens. D’abord parce que la féodalisation encore incomplète de son pays laisse en place une proportion importante de " seigneurs ", y compris de châtelains, qui sont bel et bien propriétaires de leur domaine. Voire copropriétaires : On rencontre à chaque pas des châteaux possédés collectivement par plusieurs – des dizaines parfois, de coseigneurs. On peut même saisir parfois la genèse du système, quand plusieurs personnages s'associent pour construire un château, selon des modalités plus ou moins pittoresques (avec par exemple des chartes qui stipulent que chacun des seigneurs occupera le bien commun une partie de l’année, à tour de rôle). Là même où le système féodovassalique est déjà en place, il apparaît assez souple. En théorie, le vassal " tient " son fief d'un seigneur supérieur qui peut parfaitement le lui reprendre, s’il considère que le vassal ne remplit pas ses obligations, ou, pire, si ce vassal le trahit. Dans la pratique, avant la Croisade, on n’a guère d'exemples d’une telle sévérité. L'aristocrate occitan moyen, qu’il soit propriétaire ou non de ses biens, a donc tendance à considérer qu’il les possède bel et bien, et est seul habilité à en disposer.

Là-dessus, survient le conflit avec l'Église, pour qui les seigneurs occitans, dans leur ensemble, ne luttent pas contre l’expansion du catharisme – ce que font leurs homologues du Nord de la France ou d'Allemagne. Pire : dans un certain nombre de cas, il y a bel et bien collusion entre ces seigneurs et l'hérésie. D’où la nécessité, pour rétablir l’ordre catholique, de faire appel à de bons chrétiens extérieurs à la société locale : au début du XIIIe siècle, la décision d’appeler les chevaliers d'Occident à une Croisade contre les hérétiques est donc prise.

Elle pose d'entrée de jeu un problème : que faire des biens des complices de l’hérésie ? Il n'est plus possible de leur faire confiance, et il convient donc, dans l’optique de l’Église, de les mettre hors jeu. Dès son avènement, le Pape Innocent III promulgue donc une décrétale prévoyant que les hérétiques seront dépossédés de leurs biens. En 1204, il écrit à Philippe-Auguste, roi de France, pour l'inviter à confisquer lui-même les biens des seigneurs occitans coupables du crime d’hérésie, puisqu'il est en dernière analyse leur suzerain. Philippe-Auguste ne donne pas suite à cette demande. D’abord parce qu’il a d'autres chats à fouetter, et ensuite parce qu’il considère que le Pape n’a pas à lui dicter la conduite qu’il doit observer à l’égard de ses propres vassaux – nonobstant d'ailleurs le fait que sa suzeraineté sur le Sud est plus théorique que réelle. Sollicité de nouveau en 1207, puis en 1208, il fait en gros la même réponse. Du coup la Croisade qui s’organise au printemps 1209 ne pouvant compter sur lui, force est au Pape de modifier son point de vue : il y aura bien confiscation des biens des protecteurs de l’hérésie, mais ils n’iront pas au suzerain, mais à celui ou ceux des Croisés que l’Église choisira. On connaît la première application de ce principe : lorsque le vicomte Trencavel est capturé, ses terres ne sont données ni au Roi de France, ni au Roi d'Aragon qui était pourtant le supérieur immédiat du vicomte, ni – encore moins – au comte de Toulouse, seigneur nominal des domaines Trencavel, mais à Simon de Montfort, un fidèle de l’Église, et un homme qui a fait ses preuves au cours de la Croisade. Le premier faidit est donc le fils du vicomte, dépossédé sans phrases alors même que du fait de son jeune âge il n'est en rien responsable de la complicité avec l’hérésie dont on accuse son père.

Ceci dit, dans un premier temps, il est le seul frappé. Les seigneurs de son domaine se sont soumis aux Croisés immédiatement après le sac de Béziers et la prise de Carcassonne. Il ne faut donc pas s’imaginer l’expédition de 1209 comme un vaste mouvement de colonisation du Sud par les " rudes barons du Nord ". Bien sûr, ceux-ci ont profité des évènements pour se livrer à la chasse au butin. Mais la plupart ne sont pas venus dans l’idée de s’installer sur place. La croisade n’est pour eux qu’un service rendu à l’Église mais limité dans le temps. Passés les quarante jours pour lesquels ils se sont engagés, ils comptent bien rentrer chez eux. Du coup, dès la fin de l’été 1209, Simon de Montfort se retrouve certes vicomte de Béziers, Carcassonne et Albi, mais il reste pratiquement seul, avec quelques compagnons originaires de la même région que lui, au sud-ouest de Paris, et liés à lui par des liens féodovassaliques, ou des rapports de parenté. L’essentiel du pays demeure entre les mains de ses seigneurs traditionnels, auxquels il n’est pas question de toucher, puisqu’ils ont fait leur soumission. Et desquels on attend donc, logiquement, qu’ils aident leur nouveau seigneur dans sa chasse aux hérétiques.

Le problème, c’est qu'à peine la foule des Croisés partis, ces seigneurs se révoltent contre Montfort. Les coseigneurs de Lombers s’étaient soumis en septembre 1209 ; quelques semaines plus tard, ils capturent la petite garnison française chargée de les surveiller. La plupart de leurs congénères suivent leur exemple. Rien de plus normal de leur point de vue : les liens qui les unissaient au vicomte Trencavel étaient lâches. Ils ne voient pas de raison d'accorder une plus grande solidité à ceux qu’ils ont noué avec Montfort en se soumettant à lui, contraints et forcés. Pour eux seuls comptent les rapports de force concrets ; à partir du moment où les maigres effectifs de Montfort ne lui permettent plus d'exercer les ravages dont était capable la grande armée croisée, pourquoi le ménageraient-ils ? On devine que le point de vue du nouveau vicomte est tout différent. Formé aux usages féodaux du nord, il accorde une grande importance aux liens seigneuriaux. Pour lui la révolte de ses nouveaux vassaux constitue une authentique félonie, la trahison de la foi jurée. Et dès lors, il n'y a plus d'entente possible avec les félons, qui perdent du même coup tout droit sur leurs domaines. Dès septembre 1209, les coseigneurs de Saverdun sont dépossédés au profit d'Enguerrand de Boves, comme ceux de Mirepoix, qui est donné à Guy de Lévis, fondateur d'une dynastie qui existe encore. Les années 1210 et 1211 sont consacrées à un patient et long travail de mise au pas de l'aristocratie locale, qui prend la forme soit de massacres en bonne et due forme, quand il réussit à s'emparer de tel ou tel refuge montagnard, soit d'une dépossession plus douce, se traduisant par la simple éviction du propriétaire antérieur. Dans certains cas, Montfort peut, dans un premier temps, accorder une compensation à sa victime. Mais il suffit qu’il fasse preuve par la suite d'infidélité pour tout perdre : c'est ce qui arrive au seigneur Aimeric de Montréal, qui finit d'ailleurs exécuté avec tous ses hommes. C'est à ce moment qu'apparaissent de nouveaux faidits : les propriétaires sont spoliés, et remplacés par des membres de l’entourage direct de Montfort : il s’agit à la fois de récompenser ces bons compagnons, de leur fournir de quoi vivre sur le pays qu'ils doivent contrôler, et enfin, précisément, de contrôler plus étroitement ce pays. Le château de Termes est ainsi confié à Alain de Roucy (novembre 1210). Puylaurens est donné à Guy de Lucy, tandis que son seigneur fuit vers Toulouse. Sorèze est donné à Philippe Goloin. Saissac passe entre les mains de Bouchard de Marly, Robert Mauvoisin récupère Fanjeaux, Guy de Montfort, le frère du vicomte gagne Castres et Lombers, Hugues de Lacy se voit confier Castelnaudary. Et tout à l'avenant, aux dépens des anciens maîtres. C'est la fin de ces coseigneuries à ayants droit multiples, totalement étrangères à la mentalité féodale du Nord, qui ne reconnaît qu’un seigneur par fief. Un château rebelle qui tombe, c’est la dépossession assurée pour des dizaines de personnes. Et un énorme traumatisme : pour ces hommes, qui se considèrent comme propriétaires de leurs biens, cette dépossession est totalement injustifiable. Et la rigueur impitoyable des réactions des hommes du Nord tranche spectaculairement avec les pratiques auxquelles ils étaient habitués.

Une nouvelle race de seigneurs commence donc à s'installer, de façon définitive, dans le paysage dévasté de la vicomté Trencavel. En décembre 1212, les Statuts de Pamiers, édictés par Montfort, sanctionnent le nouvel état des choses. Ils indiquent avec beaucoup de précision les obligations féodales des " barons de France " nouvellement installés, ajoutent que les seigneurs locaux restés catholiques devront les mêmes services (une nouveauté pour un pays où ces obligations étaient fort légères) et comportent quelques clauses significatives, comme celle qui soumet le remariage des veuves à l'autorisation de Montfort, sauf si elles épousent des Français… Et surtout, les statuts substituent, en matière d’héritage, la coutume de Paris – et le droit d’aînesse – aux usages locaux, générateurs de partages sans fin. On ne saurait mieux garantir la disparition de toute une frange de l’aristocratie occitane traditionnelle, celle du moins qui n'a pas encore été dépossédée. Les victimes du " nettoyage " effectué par les Croisés – les victimes qui ont survécu, s’entend, n’ont quant à elles d'autre recours que la fuite, vers Toulouse – épargnée pour un moment encore, ou en Catalogne : le nombre des faidits ne cesse donc d'augmenter. Ils peuvent certes constituer une troupe respectable pour le comte de Toulouse. Mais à charge pour lui de les entretenir…

L'année 1213 va donner quelques espoirs aux Occitans. Le Roi d’Aragon, Pierre II, occupé jusque là par la lutte contre les Musulmans du sud de l'Espagne, se tourne à présent vers le nord, vers ces régions occitanes sur lesquelles il cherche depuis si longtemps à établir son contrôle. Son intervention aux côtés de Raimond de Toulouse, contre Simon de Montfort, commence plutôt bien, mais s’achève fort mal, comme on sait, en septembre 1213 à Muret, bataille au cours de laquelle Pierre II est tué. Plus rien ne semble désormais s'opposer à l’ascension de Montfort : les comtes pyrénéens de Foix et de Comminges, qui s’étaient alliés aux Aragonais et aux Toulousains doivent jurer, en avril 1214, qu'ils n’accueilleront plus les faidits. Plusieurs châteaux de la vallée de la Garonne, dont les seigneurs avaient eu le mauvais goût de trahir Montfort après lui avoir fait leur soumission, sont détruits dans les semaines qui suivent, tandis que le légat du Pape confirme le chef croisé dans la possession des territoires qu’il vient de conquérir, l’Albigeois, l’Agenais, le Rouergue et le Quercy – toutes terres dépendant théoriquement du comte de Toulouse. Enfin, en novembre 1215, le concile du Latran tire la conclusion logique de tout ce qui précède, en dépossédant Raimond VI de son comté, qui est confié à Simon. Le fils de Raimond VI ne peut conserver que les domaines toulousains situés à l'est du Rhône, le Marquisat de Provence. C’est maintenant la dynastie toulousaine, pas moins, qui rejoint le camp des faidits…

Les années 1217 et 1218 voient un nouveau retour du balancier en faveur de ce camp : Raimond VI et son fils lancent ces années-là une grande contre-offensive qui galvanise les populations de leurs anciens domaines. Montfort lui-même est tué en assiégeant Toulouse, et son fils Amaury se révèle incapable de conserver les possessions dont il vient d'hériter : après plusieurs années de lutte acharnée, il est obligé de quitter le pays, entraînant à sa suite les seigneurs croisés que son père avait installés à la place des faidits. Le Sud peut alors faire figure de pays libéré, et les faidits qui ont survécu récupèrent leurs biens ; on voit ainsi l’héritier des Trencavel recouvrer son titre vicomtal et ses domaines, dans l’allégresse générale. Mais ce qui est récupéré, après des années de guerre incessantes, n’est plus que l’ombre de ce qui existait avant 1209.

Et de toute façon, le répit ainsi obtenu n'est que de courte durée. En 1226, la guerre reprend, menée cette fois par le Roi de France lui-même, entraînant à sa suite les anciens compagnons de Montfort, qui profitent de la victoire – rapide et facile – de Louis VIII pour récupérer ce qu’ils avaient perdu deux ans plus tôt. Tandis que le nouveau maître commence à installer, dans les anciens domaines Trencavel, sa propre administration. Le jeune vicomte se retrouve du même coup dépossédé une fois de plus, et l’errance des faidits recommence : regroupés un temps à Toulouse, autour de Raimond VII qui a succédé à son père, ils ne peuvent résister très longtemps. En 1229, le traité de Meaux sanctionne l’annexion par la France des anciens domaines Trencavel – Béziers, Nîmes, Carcassonne, et prépare celle de Toulouse par le mariage de la fille unique de Raymond avec un frère du jeune Louis IX. Une clause de ce traité prévoit bien que les sujets du comte de Toulouse dépossédés au cours de la Croisade récupéreront leurs biens, mais c’est à condition qu’ils soient lavés de tout soupçon de collusion avec l’hérésie. En tout état de cause, cet article ne s’applique qu’aux faidits des domaines toulousains, non à ceux des domaines Trencavel – or c’est là que le processus de dépossession avait commencé, et c’est là qu’il avait été le plus intense. Tout au plus certains faidits au prix d'une humiliante soumission, pourront-ils récupérer quelques bouts de terre, en compensation pour ce qu’ils ont perdu. Pour les autres, ceux qui demeurent suspects d’hérésie à tort ou à raison, rien n’est changé.

Vivre en faidit après la Croisade.

Après 1229, la perspective d'une reconquête devient de plus en plus illusoire. Force est donc bien à nos faidits de s'adapter. Certains choisissent de rester sur place, pour jouer auprès des dignitaires cathares le rôle de gardes du corps. Dans ce rôle ils sont indispensables : un Parfait cathare ne peut se défendre, puisqu’il ne peut tuer. Un faidit possède le savoir-faire nécessaire, sans être entravé par un quelconque tabou religieux. On sait que si la vie des Parfaits, au sommet de la hiérarchie cathare, doit être irréprochable, celle de leurs sympathisants, les " croyants " est beaucoup plus libre, tant qu'ils n’ont pas reçu le sacrement final, le consolament qui fait d'eux des Parfaits. En attendant, ce sont les ressources de l’Église cathare qui subviennent aux besoins de nos faidits, aussi longtemps bien sûr que durent ces ressources. L’exemple le plus connu de cette reconversion des faidits nous est fourni par les défenseurs de Montségur, notamment ceux que Michel Roquebert, dans le tome 4 de son Epopée Cathare, appelle joliment les " sept samouraïs de Monségur " (op. cit. pp 201 sqq.) : Bertrand de Bardenac, Brézilhac de Calhavel, Raimond de Marceille, Guilhem de Lahille, Jordan du Vilar, Bernard de Saint Martin et Guilhem de Balaguier. Ce sont de petits chevaliers du Lauraguais pour la plupart. Leur chef est par contre un faidit de haut vol, puisqu'il s'agit de Peire Rogier de Mirepoix. À ce titre, la documentation conservée a permis à Michel Roquebert de reconstituer son itinéraire, qui nous paraît typique de ceux de tous les faidits. Dépossédé dès le début de la Croisade, il a suivi son seigneur immédiat, le comte de Foix, un des animateurs principaux de la résistance occitane. En 1223, ayant récupéré Mirepoix après la fuite du croisé Guy de Lévis, il prête hommage au comte. Il participe activement aux combats qui suivent l'arrivée en pays d’oc de l’armée du roi Louis VIII, et se retrouve de nouveau dépossédé, toujours par Guy de Lévis, après 1229. Il se réfugie alors à Montségur, chez son cousin Raimond de Péreille, tout en se permettant encore quelques apparitions aux côtés du comte de Foix. En 1237, l’Inquisition le condamne par contumace comme hérétique ; la soumission ultérieure du comte de Foix au roi de France, après la dernière révolte occitane de 1242, ne lui laisse plus d'autre issue que la fuite. Il demeurera donc à Montségur jusqu’à la fin, en mars 1244. Le 28 mai 1242, il est un des organisateurs de l’exécution des inquisiteurs Guillaume-Arnaud et Etienne, à Avignonet, exécution qui déclenche l’expédition punitive menée contre Montségur. C’est lui qui dirige la défense du château et négocie sa reddition. Mais il échappe au bûcher. Et il apparaît pour la dernière fois dans la documentation à la fin des années cinquante, quand une enquête royale le range au nombre de ceux qui sont encore faidits. On ignore totalement, bien sûr, quand et comment il meurt – à un âge respectable de toute façon ; on ignore tout autant comment il a vécu ses dernières années : a-t-il trouvé refuge chez les rares membres de sa famille qui avaient pu échapper à la répression ? A-t-il quitté le pays d’oc pour des cieux plus cléments ?

Car en fait, il n’y a plus beaucoup d'alternatives. L’éradication de l’Église cathare prive les derniers faidits de leur emploi favori, celui de garde du corps – et elle les prive du même coup de leurs dernières ressources. Dans le meilleur des cas, pour ceux qui restent, c’est la misère et la clandestinité. Dans le pire des cas, c’est la mort, pour peu qu’ils aillent jusqu'au bout de leur engagement, et demandent le consolament : Peire-Roger ne l’a pas demandé, et il a donc pu échapper au bûcher de Monségur. D’autres ont fait un autre choix : parmi les victimes que l’on a pu identifier (une soixantaine sur deux cents) on compte une dizaine de chevaliers, dont quatre des fameux samouraïs dont il a été question plus haut.

Il y a toutefois une autre solution : l’exil hors du pays d’oc. Cette solution implique que le faidit tourne définitivement la page, renonce à lutter pour retrouver ses biens, et s’en aille refaire sa vie ailleurs. On devine que ce choix n’a pas pu être fait de gaieté de cœur par des hommes qui avaient tout misé sur l’espoir de retrouver leurs biens légitimes. Mais beaucoup l’ont fait, toutefois.

On les voit passer fugitivement dans l'œuvre d'Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou village occitan : la Catalogne, y compris dans ses franges méridionales, déjà connue de longue date par les bergers de la future Ariège comme point d'arrivée des dralhas de transhumance, fait aussi figure, au début du XIVe siècle, quand agonisent les derniers réduits cathares, de refuge pour les persécutés, qui ne sont pas tous anciens bergers. Nul doute que parmi les nombreux Occitans qui participent aux côtés du Roi Jaume I le Conquérant à la conquête de Valence, il y ait eu des faidits. Mais on voit aussi des Ariégeois – et d'autres Occitans – choisir une autre direction, celle de l’Italie. C'est là que l'on retrouve Uc de Saint Circ, mais il n'est pas le seul.

Rien de bien étonnant à cela. Les relations entre espace occitan et espace italique sont anciennes. C'est en Italie, dans les petites cours du Nord, que vont certains troubadours, dès avant la Croisade. C'est d’Italie que sont venues les innovations qui touchent le monde d’oc à la même époque : le droit romain restauré, le modèle des communes urbaines, avec leurs consuls. Et ce sont des Italiens – de Gênes ou de Pise – qui donnent le la, en matière de commerce, à la bourgeoisie occitane naissante. Et puis il y a les Cathares.

On l’a dit, le catharisme est un phénomène européen. Mais il ne se développe durablement que dans peu de régions : la lointaine Bosnie, aux confins de l'empire byzantin – il s’y maintiendra jusqu'aux invasions musulmanes du XVe siècle. Et les deux bases jumelles, liées par des liens assez forts, que sont l’espace occitan et l’Italie du Nord. Si les cathares occitans sont persécutés dès le début du XIIIe siècle, leurs frères " lombards " jouissent d’un certain répit : il faut attendre 1281 pour qu’ils aient leur propre Montségur, le château de Sirmione, aux bords du Lac de Garde. Dans l’intervalle, les communautés cathares d’Italie du Nord jouent le rôle de base arrière pour les cathares occitans. C'est en leur sein que les Parfaits toulousains viennent reprendre leur souffle, entre deux tournées périlleuses au pays. C’est chez leurs frères italiens, aussi, qu’ils viennent parfaire une éducation religieuse qu'il n’est plus guère possible d’assurer dans un pays d’oc quadrillé par l’Inquisition : de fait, une fois tombé le réduit italien, on voit bien que le niveau théologique des derniers Parfaits occitans baisse dramatiquement. Et c’est chez les cathares de la plaine du Pô qu’il faut chercher le point d’arrivée ultime du fameux trésor de la secte : les derniers capitaux recueillis en pays d’oc iront gonfler les capitaux lombards…

Et c’est là, enfin, que viennent se réfugier les derniers rescapés. Certains se fondent dans la masse, et oublient et leurs origines et leur foi, dans un pays où le catharisme est bientôt supplanté, comme alternative au catholicisme, par de nouvelles hérésies, portées par des franciscains déviants. Sans parler bien sûr – et c’est sans doute le cas d’Uc de Saint-Circ – des " résistants " qui ont dû quitter le pays d'oc sans pour autant être vraiment liés au catharisme. Une exception peut-être à cette dilution de l’élément occitan et cathare : le pays vaudois, entre Briançon et Turin.

Les Alpes piémontaises, c’est encore l'Occitanie – jusqu’à nos jours. Une Occitanie touchée par la déviance religieuse dès avant la Croisade. On conserve la trace d’une rencontre au sommet entre cathares occitans et Italiens dans la bourgade de Roccavione, située en fait pratiquement sur la frontière linguistique entre occitan et parlers italiques. Et on sait que la plupart des vallées du versant oriental des Alpes ont hébergé, très tôt, des communautés hérétiques. Il y a eu semble-t-il des cathares à Elva, en Val Maira. Et il y a surtout des Vaudois.

Cette secte, distincte et concurrente du catharisme, est née, on le sait, dans la région lyonnaise dans le dernier quart du XIIe siècle. Mais c’est dans les Alpes qu'elle va prospérer, et survivre jusqu’à nos jours, au prix de son ralliement au protestantisme en 1532. Son centre principal se situe dans deux vallées de la région de Turin, la Val Pelis e la Val Germanasca. C’est là qu’ont été rédigés, à la fin du Moyen Âge, les textes religieux vaudois qui sont parvenus jusqu’à nous. Mais parmi ces textes, il en est un, conservé à Dublin, qui est en fait un texte cathare, visiblement traduit en occitan local à partir d'un original languedocien, et intégré sans état d’âme au corpus vaudois. Tout se passe comme si le bunker alpin avait servi de refuge à des cathares d'Occitanie centrale, réconciliés avec leurs rivaux vaudois par l'adversité, et finalement absorbés par eux. Il n'est bien entendu pas possible de savoir combien de ces cathares ont pu ainsi refaire leur vie dans les hautes vallées. Est-ce à des migrants de cette nature qu’il faut attribuer la présence dans les vallées occitanes d'Italie de patronymes du type Tolosan, attestés au débouché des grands cols-frontières dès le XIIIe siècle ? Nous nous garderons de trancher. Mais il est clair que ces zones peu hospitalières ont vu finir certains des derniers faidits.

Tandis que chez eux, leur souvenir se perd, à peine revivifié, au fil des siècles, par l'utilisation que les uns ou les autres ont pu en faire. Au temps des guerres de Religion, catholiques et Protestants, dans la région de Toulouse, ont ainsi pu ressortir les vieux récits de la Croisade, pour en tirer des enseignements adaptés à la situation. Les catholiques exhument ainsi l’Histoire Albigeoise du cistercien Pierre des Vaux de Cernay, à titre d’avertissement : que les seigneurs du Sud qui prétendent soutenir la Réforme se souviennent que jadis " plusieurs grands Princes et Seigneurs sont tombés en extrême désolation et ruynes, pour auoir fauorisé aux hérétiques " (1561). Autrement dit, la machine à fabriquer des faidits peut se remettre en route. À l’inverse, le huguenot Chassanion, en 1595, évoquera les Albigeois, mais pour les défendre, et rappeler " la cruelle et longue guerre qui leur a été faite, pour ravir les terres et seigneuries d'autrui, sous couleur de vouloir extirper l'hérésie… " Bien plus tard enfin, l’occitanisme naissant dès le XIXe siècle, saura lui aussi évoquer ceux qui furent les derniers défenseurs de l’idéale Occitanie libre du Moyen Âge. Un hobereau de la région Toulousaine, le baron de Portal, pourra même, en 1860, procéder à une cascade de rapprochements hardis, en écrivant l'histoire de sa famille, Les descendants des Albigeois et des Huguenots. Les premiers y sont présentés abusivement comme les précurseurs des seconds, au prix d'une assimilation explicite des Albigeois aux seuls Vaudois – les Cathares étant rejetés du côté de la subversion – car Monsieur de Portal, quoique protestant, est d’abord homme d’ordre. Mais on trouve surtout dans ce livre un parallèle étonnant entre les infortunés faidits du XIIIe siècle – et les émigrés de la période révolutionnaire, voire les légitimistes écartés du pouvoir par la révolution de 1830… Nous voici loin d'Uc de Saint Circ. Loin aussi des vrais faidits, et de leurs souffrances. Il est pourtant possible d’évoquer aujourd'hui leur histoire – qui est après tout une partie de l'histoire des pays d'oc, sans prétendre la mettre au service de quelque cause que ce soit. C'est ce que nous avons essayé de faire ici.

Philippe MARTEL

CNRS-Université Paul Valéry.