LE TEXTE FAIDIT

S’il est relativement facile de repérer la catégorie des faidits dans la classe des nobles ou des chevaliers, les repères étant d’histoire événementielle et de biographie archivée, il est plus difficile de suivre l’exil des troubadours et d’en apprécier l’importance, les renseignements que nous pouvons glaner sur les poètes étant rares et souvent aléatoires. En fait nous en sommes réduits à interpréter les pièces contenant des allusions à des faits et des personnes étrangères à l’espace où s’est déchaînée la guerre dite Croisade albigeoise, attribuables à des auteurs présents auparavant en cet espace, concluant ainsi à l’exil. Exil qu’il est fort hasardeux de connaître comme tel s’il s’agit de terres ibériques. Les troubadours y sont comme chez eux depuis le temps de Marcabru, en Castille et Léon comme en Aragon. On ne peut faire un faidit de Guiraut Riquier à Tolède, et personne n’y a songé. En fait, le thème du texte faidit a toujours été traité dans le cadre défini par Jeanroy : " les troubadours en Italie "(1)

Dans ce cadre, on ne prendra pas non plus pour un faidit Raimbaut de Vaqueyras, qui est à la cour de Montferrat quelque vingt ans avant que se déclenche la Croisade. On restera embarrassé pour Gaucelm Faidit : ce nom qui paraît si clair ne correspond à rien dans la vie, pour autant qu’on la connaisse, ni dans l’œuvre. Il faudrait admettre que l’exil forcé lui soit survenu tard dans l’âge, au-delà de sa dernière pièce datable, qui est de 1202(2). La question du " faidisme " n’est ainsi vraiment posée que pour deux poètes : Aimeric de Péguilhan et Uc de Saint-Circ.

Le premier est parent d’un bourgeois de Toulouse, consul en 1202. En 1209, il y a déjà plus de deux décennies qu’il produit. Il a connu la Cour de Castille grâce à son ami Guilhem de Berguedà, puis la Cour d’Aragon et la Catalogne. Il a fait plusieurs fois l’éloge d’un roi d’Aragon qui ne peut être que Pierre le Catholique. Mais voilà que dans l’hiver 1212, il compose deux planhs pour la mort d’Azzo VI de Este. C’est là une date-repère. Ont eu lieu alors les grands événements du début de la Croisade en terres de Toulouse. On ne peut tenir la défaite de Muret, en septembre 1213 et la mort du roi Pierre le Catholique, pour motif de son départ pour la Lombardie, comme on appelait alors toute l’Italie septentrionale. Du moins peut-on tenir ce double malheur pour la raison qu’il avait d’y rester.

Cependant, on le trouvera entre Montferrat, Ferrare et Malaspina, jusqu’à une date que Shepard et Chambers fixent à 1225(3). Ont alors eu lieu la dépossession de Raimond VI par le Concile de Latran (1215), mais aussi le retour triomphal de celui-ci et de Raimond VII, le siège de Toulouse et la mort de Simon de Montfort. Aimeric reste paradoxalement en Italie pendant les années glorieuses de restauration de l’indépendance toulousaine. Mais il ne faut pas croire que chez lui sa situation serait bien assurée. Les Dominicains ont installé l’Inquisition avant la lettre, alors que lui-même, si nous en croyons la Vida du manuscrit E : " en Lombardia definèt en eretgia, segon c’òm ditz ". Il faudra attendre 1235 et l’expulsion des Inquisiteurs pour que se produise la réaction de libération spirituelle de Toulouse. Quelle relation y a-t-il entre le choix religieux d’Aimeric et les lieux de sa résidence d’exil ? La question a son poids si l’on pense que vers 1220-1230 la Marche de Trévise, le Piémont comme Venise, Ferrare, Vérone ont leurs communautés cathares, et que l’Inquisition n’aura les mains libres pour sévir contre elle que dans la seconde moitié du XIIIe siècle.(4)

D’Uc de Saint-Circ, il est dit dans sa Vida qu’envoyé à Montpellier pour s’y faire clerc, il s’y fit jongleur et troubadour. La datation de Jeanroy et Salverda de Grave(5) fixe à la période 1211-1220 ses débuts poétiques, contemporains donc du premier moment de la grande guerre albigeoise, mais extérieurs, par la localisation à Montpellier, à la zone politique toulousaine qu’elle affecte. La Vida fait de lui un protégé de Savaric de Mauléon : on sait que celui-ci en 1213 était aux côtés de Raimond VI contre les Français, mais prit le futur Raimond VII en otage pour ne pas avoir été payé de son service mercenaire. Il devait par la suite balancer sans cesse entre Capétiens et Plantagenêts. En 1218, il amena Uc de Saint-Circ en Espagne. Il partait lui-même pour la Croisade en Orient. Après quoi, Uc n’est plus situable qu’en " Lombardie ".

Cette Vida est-elle une autobiographie, comme l’ont cru certains ? Dans ce cas, il faudrait donner son importance à la mention d’une éducation particulière de jongleur-chroniqueur : " el amparèt … e’ls faich e’ls dich dels valens homes e de las valens dòmnas que eron al mon, ni eron estat ; et ab aquel saber el s’ajoglarí ". C’est ainsi qu’Uc s’est donné la compétence de biographe qui passe dans les Vidas qu’on lui attribue.

Le texte mentionne immédiatement après des relations avec le Comte de Rodez, le vicomte de Turenne, Dauphin d’Auvergne et un long temps d’errances " cora a pè, cora a caval " en Gascogne. Comme on le voit, Uc fréquente cours et lieux qui savent accueillir le trobar, mais hors des terres de Toulouse, sans occasion de rencontrer l’occupant français. De même, il fréquentera Léon et Aragon, puis la Provence. Et seulement en fin de parcours, Lombardie et Marches où il fonde une famille. De ce dernier et définitif glissement, aucune raison n’est donnée. Si Uc est l’auteur de sa biographie, il faut comprendre qu’il tient à présenter à ses lecteurs d’au-delà des Alpes un monde occidental où le trobar était à son aise, pour mettre ce trobar dans de nouvelles aises en pays d'accueil. C’est là une interprétation sur laquelle nous reviendrons, pour expliquer la thématique d’ensemble des Vidas et Rasons.

Conjointement, il apparaît que le troubadour faidit ne se sent plus engagé, ou ne tient pas à dire qu’il l’est, dans la Guerre qui l’aurait expulsé. Par là le faidit est différent du poète de la Résistance, un Guilhem Figuèira, un Bernart Sicard de Marvéjols, un Pèire Cardenal, un Guilhem Montanhagòl, qui écrivent au lieu du crime pour le dénoncer. Le texte faidit n’est pas militant. Il est vrai que Chr. Anatole y a relevé des allusions à la dépossession des comtes légitimes de Toulouse. Aucune n’est attaque droite. L’attaque indirecte est dans une simple formule " en passant " à propos de la mort de Raimond Roger Trencavel : " la comtessa de Bezers, que’ill Fransés ausiron quan l’agron pres a Carcasona. " (Vida d’Arnaut de Mareuil, texte E et P). Aucun doute n’est là émis sur l’assassinat. On est dans la " Cause toulousaine ". Mais cette Cause n’est pas le motif du texte.

Il est remarquable que les poètes faidits, en amenant avec eux le genre du sirventés, l’aient fait servir à une intervention dans les affaires italiennes, au moment où les affaires occitanes auraient pu paraître plus graves à leur jugement. C’est le cas avec les deux strophes tensonnées d’Aimeric de Péguilhan et de Guilhem Raimon qui argumentent sur le successeur d’Aldobrandin d’Este, mort en 1215, ou avec l’éloge de Frédéric II en chemin en 1220 pour recevoir la couronne impériale, par ce même Aimeric. C’est aussi le cas avec le violent sirventés d’Uc de Saint-Circ contre Manfredo II Lancia, postérieur nécessairement à son élection comme podestà de Milan en 1253.

Jeanroy fait grand cas du sirventés d’Aimeric contre les joglars, Li fòl, e’il put e’il filòl, que les allusions à Sordel, à Manfred III de Saluces, à Malaspina et peut-être à Boniface Perceval de Piossasco permettent de situer en Lombardie après 1220, et imagine qu’ " aux environs de 1230, quand les cours méridionales se fermèrent aux poètes, ceux-ci se répandirent à flots sur l’autre versant des Alpes. Ce fut une rude alerte pour ceux qui y étaient déjà nantis "(6). En fait, la pièce, qui appartient à la tradition des contestations internes de la classe jouglaresque, est plus dirigée contre une nouvelle génération que contre une invasion de poètes-interprètes. Rien n’indique que les années 20, c’est-à-dire les lendemains du Traité de Meaux aient vu un exil massif et particulier des poètes de l’aire proprement occitane. À cette date la profession du trobar est organisée auprès des cours d’Italie padane.

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Ces remarques sur les dates des œuvres, et donc sur le cadre biographique du texte faidit nous engagent, me semble-t-il, à serrer le phénomène de beaucoup plus près qu’on ne l’a fait. Ce phénomène, nous pouvons le situer dans la période 1212-1230, comme nous l’attribuons spécialement à deux joglars-poètes. Il prend place dans le mouvement initié avant lui par la relation Provence-Vallée du Pô où sont associés les noms de Raimbaut de Vaqueyras et de Sordel, comme un aller-retour de la mode courtoise. On peut dire qu’il a atteint son meilleur résultat un peu après le milieu du siècle, quand écrivent dans sa langue, entre Gênes, Venise et Pistoia, Persival Doria, Bartolomeo Zorzi et Paolo Lanfranchi. Il bute alors déjà contre le barrage toscan de fait, celui du Dolce Stil Nuovo, qui choisit la langue de son lieu propre. Sur ce barrage est, dans l’ambiguïté linguistique, Dante da Maiano.

C’est selon cet éclairage que nous voudrions très rapidement reconnaître les lignes de forces de l’opération thématique autant que géographique et linguistique qu’il représente. Nous en retiendrons trois.

La première est très évidente : la mode du trobar, déjà bien constituée, avec son rituel thématique et verbal, se confirme en Italie. Elle n’a pas à s’y transformer, mais à s’y répandre. Je n’analyse pas ici l’œuvre d’Aimeric de Péguilhan et d’Uc de Saint-Circ. Je note simplement que chansons et sirventés y reproduisent les modèles du métier sans innovation appréciable. De cela je donne pour preuve négative le fait, déjà signalé, que chez ces faidits le sirventés de Résistance aux Français est absent. Le fait aussi que toute trace de catharisme soit absente chez le cathare probable, mais poète mondain Aimeric(7). Pourtant, ces poètes ne sont pas médiocres et la tradition manuscrite leur a fait place. Leur fonction à l’exil apparaît ainsi, après que Raimbaut de Vaqueyras ait ouvert les portes des cours italiennes au classicisme que la proximité géographique fait appeler " provençal ", et dans le temps où Sordel fait ses classes avec Aimeric lui-même et peut-être Guilhem Figueira(8), comme la grande référence culturelle qui s’installe en pays d’accueil.

À cette fonction concourt l’enseignement de la langue, seconde ligne de forces. Il faudrait ici analyser le Donatz proensals d’Uc Faidit, qu’on a toutes les raisons, avec Gröber et S. Guida(9), de confondre avec Uc de Saint-Circ. Nous nous contenterons de pointer ce qui distingue ce traité de versification et de grammaire des autres traités, qui d’ailleurs procèdent de lui, les Razós de trobar de Raimon Vidal de Besalú et les Leys d’Amors. Ceux-ci prennent le trobar a posteriori, ils lui empruntent preuves, justifications et citations. Uc, lui, ne cite pas ses exemples, il les fabrique. De cette façon il intervient entre une production vivante venue d’ailleurs, dont il est garant dans ses chansons mêmes, dans la connaissance parfaite, qu’il exhibe, des outils métrique et linguistique, et une création émergente, en un nouveau pays, qu’il appelle et qu’il éduque, en la personne des deux seigneurs italiens dédicataires. Il ne donne pas à réciter, il donne à faire.

Enfin, troisième fonction du faidisme : l’écriture du texte d’escorte, qui va prendre place dans les grands manuscrits italiens, vidas et razós, le manuel de décodage, en somme, de la mode qui s’installe.

C’est sur ce point que la Vida même d’Uc de Saint-Circ, alias Uc Faidit, si elle est autobiographique, est la clef de toute l’opération. Ce jongleur de métier aurait préparé en Occitanie, avant son exil, la matière qu’il divulgue au-delà des Alpes. Il aurait fait enquête de dits et de faits, ce qui est le " label " de son entreprise. Si l’on suit Panvani(10), qui lui attribue 36 biographies, il serait du recueil transmis le principal auteur. Sans cela, il est bien sans doute l’initiateur. Favati suppose qu’il a accumulé les razós en 1219-1220 et écrit celles des Vidas qui sont de sa plume après 1231(11). Ces dates vraisemblables nous placent sur l’articulation historique que nous avons déterminée, les dernières à sa sortie.

Mais quelle intention avait-il ainsi, que d’autres ont poursuivie ? Nous aimerions prendre de cela témoignage dans la Vida précisément qu’il a signée, et qui n’est pas la moindre, étant celle d’un troubadour dont la tradition manuscrite fait un modèle d’excellence, celle de Bernart de Ventadorn.

En ce texte, Uc renouvelle et précise ce que nous avons appelé le " label ". Il tient ses renseignements d’Eble de Ventadorn, fils de la vicomtesse que Bernart, affirme-t-il, aima. Il ne peut s’agir que d’Eble IV, mort en 1184, fils d’Alaïs de Montpellier(12). Comme on le voit, il faut compter un demi-siècle entre la confidence recueillie et sa divulgation. Retenons cet écart.

Par ailleurs, ce grand connaisseur des cours les plus huppées commet sur la plus haute une erreur monumentale, donnant à Éléonor d’Aquitaine le titre de duchesse de Normandie avant qu’Henri Plantagenêt ne l’épousât, et faisant de celui-ci déjà un roi d’Angleterre : " lo reis Enrics d’Engleterra si la tòlc per moiller e si la trais de Normandia e si la menèt en Angleterra ". Erreur vraiment peu excusable ! D’autre part, la belle histoire d’un amour partagé de la reine et du troubadour est bien peu crédible, et ne peut reposer que sur l’assimilation de la Dame dédicataire à une dame aimée, par une erreur elle aussi spécieuse. À un moindre niveau, la passion réciproque du poète et de la Dame de Ventadour ne mérite pas grand crédit. Et que dire de cette origine : fils d’un serviteur boulanger ? Le texte lui-même de Bernart, dans la mesure où il parle de l’escòla n’Ebló, situe socialement le cantaire dans la mesnie (c’est un sens bien attesté du latin schola) des chevaliers qui entourent le vicomte. Nous sommes là devant une trace textuelle du déplacement qui s’est fait d’abord à la Cour de Poitiers, en présence du plus célèbre des Eble, de la texture sociale où naît l’amour courtois, au texte poétique qui dit cet amour. Il n’y a pas de boulange en ce transfert.

La critique ne s’est pas fait faute d’infirmer la validité du témoignage : erreurs manifestes plus mensonges patentés. À mon avis, elle a trop négligé le plan de validité de la Vida, qui n’est pas de dire la vérité, mais d’avérer un mythe : celui du plus humble serviteur accédant sinon au lit, au moins aux genoux de la Vicomtesse, puis de la Reine. Ce mythe est donné pour la vérité d’un temps d’avant, – l’écart des cinquante ans s’étire des trente ou quarante ans écoulés entre les faits et le témoignage du témoin Eble IV – et la vérité de l’autre pays, dont la profondeur s’étage entre Ventadour l’aquitaine, la Normandie et l’Angleterre, sur une sorte de chemin européen du couronnement de l’amour, géographiquement et socialement : de la vicomtesse à la duchesse et de la duchesse à la reine, de Ventadour à Rouen et à Londres.

C’est là ce que le Faidit a à dire : qu’il y a un ailleurs, qu’il y eut un avant où l’amour et le métier du trobar élevaient l’homme à ces sommets. L’ailleurs et l’avant fabriquent le mirifique pays d’Amour roi et de poésie souveraine d’où vient Uc, témoin insistant trop sur la valeur de son témoignage pour qu’il n’y ait pas là fausse précaution.

L’immense traumatisme de la Croisade albigeoise n’est pas, à notre avis, étranger à cette double coupure mythifiante. Le pays d’amour est le pays d’avant la ruée française. Et comme tout le romanesque européen allait, avec Uc et après Uc, se renouveler dans le texte occitan des Vidas, il n’est pas interdit d’affirmer en conclusion que la catastrophe de l’Occitanie historique a, sur ce ricochet des modes littéraires, ouvert le " roman d’Occitanie " à la rêverie européenne. Cela devait aller jusqu’au romantisme.

Robert LAFONT


1. Histoire sommaire de la littérature occitane des origines à la fin du XVIIIe siècle, Toulouse, Privat, 1945, p. 35-38.[Retour texte]

2. Martin de Riquer, Los trovadores, Barcelona, Planeta, 1975, t.II, 756.[Retour texte]

3. The Poems of Aimeric de Peguilhan, Evaston-Illinois, 1950, 23.[Retour texte]

4. Cf. Francesco Zambon, " L’hérésie cathare dans la société et la culture italienne du XIIe siècle ", in Europe et Occitanie. Les pays cathares, Arques, Centre d’études cathares, 1995, p.33, qui résume les travaux précédents.[Retour texte]

5. Poésies de Uc de Saint-Circ, Toulouse, Privat, 1913, XI-XIII.[Retour texte]

6. Op. cit. , p. 36.[Retour texte]

7. Cette absence est d’ailleurs un fait général, dans toute la production littéraire occitane, que j’ai traité dans Les Cathares en Occitanie, Paris, Flammarion, 1987, p. 345-407, La marque par l’absence. [Retour texte]

8. Si c’est de ce Guilhem qu’il s’agit dans un débat conservé (cf. Martin de Riquer, op. cit., 1455).[Retour texte]

9. " L’epilogo del Donat Proensal ", in Cantarem d’aquestz trobadors, Studi occitanici in onore di Giuseppe Tavani, Alessandria, ed. dell’Orso, 1995, p. 243-257.[Retour texte]

10. Le biografie provenzali, valore e attendibilità, Florence, 1952, p.17.[Retour texte]

11. Le biografie trovadoriche, Bologne, 1961, p. 49, 65 et 105, n.178.[Retour texte]

12. Martin de Riquer, op. cit., p. 343-4, n.6.[Retour texte]