De Guilhem de Peiteus à Guiraut Riquier, durant plus de deux siècles, les troubadours ont abondamment parlé de leurs compositions poético-musicales, définissant un art de trobar aux multiples subtilités, la création de luvre parfaite. Au jeu des mots, résonnent sciensa e conneissensa, science et connaissance, genh, génie, mots de valor, mots de valeur, novel sos, sons nouveaux, maestria, talent, bonas razos, bons thèmes , tout autant de raisons valables pour faire des chansons. Et ces expressions, avec les connotations quelles sous-entendent parce quissues de la pratique intertextuelle permanente, sont laffirmation dune uvre finement forgée dans latelier de sabens, voire de sobresabens, et portée à lappréciation du public et des entendens, par la voix des chantadors.
Cest donc en tant que chantaire ou chantador, et par lexemple, que je voudrais vous faire partager ce que jai pu ressentir de talentueux et doriginal dans les compositions de troubadours où, à mon sens, cette fameuse alchimie de mot et du son prend toute sa dimension. Chant (Arnaut Daniel) :
Voilà ce que nous dit Arnaut Daniel, que Dante Alighieri reconnaissait comme un maître, " miglior fabbro del parlar materno " (meilleur forgeron , peut-être que lui même, Dante) et que Francesco Petrarca admirait. Ce poète-musicien de Ribérac, fond dans une alchimie évidente art de trobar avec art damor, tournure de lesprit avec élan du cur et superpose à ce thème central une mélodie telle quen rêve le rédacteur des Leys damor lorsquil tente une définition de vers : " Le vers doit avoir une mélodie (et un son) longue, posée et nouvelle avec de belles et mélodieuses montées et descentes et avec de beaux passages et dagréables pauses ".
Pour ma part, en tant que chanteur des troubadours, je suis convaincu que le mot sos, quon a pris lhabitude de traduire par " mélodie ", désigne à la fois le son qualitatif du chant et de la voix, la sonorité générale du poème et bien sûr la subtilité de la mélodie proprement dite.
Bien avant Arnaut, Guilhem de Peiteus, qui prend sa langue maternelle, alors appelée romans, comme support de toute sa poésie, livre lessence et lessentiel du trobar sur dextravagantes facetis modulationibus. Celui qui se donne lui-même le titre de maistre certa, maître infaillible, en amour comme en poésie, invente les mots-clefs et les règles de lart de trobar dans son atelier dorfèvre ambulant. Un orfèvre, qui, dormant sur son cheval, polit les rimes à lintérieur de lui-même avant de les chanter à ses compagnons sur " détranges mélodies " (et modulations !), témoigne son historiographe Orderic Vital.
Conscient de sa création artistique, Guilhem se définit lui-même comme le premier artisan de la poésie courtoise, la fine fleur du panier :
Cet inventeur du tout et du rien, comme il le chante dans son devinalh : Farai un vers de dreit nien, met la barre de la création poétique (et, je pense, du comportement amoureux) si haut que désormais les poètes seront à la fois trobador, amador, chantador et plutôt fin, raffinés, purs, fidèles, sincères (disons " authentiques " ). Le mot même de fin, un terme issu de lalchimie, va sappliquer à lamour et au trobar, mais aussi à la religion, à larchitecture ou à la politique. Et il semble que ceux des troubadours qui ne rentreront pas dans le cercle des initiés resteront de simples " aboyeurs " : qui no sap esser chantaire, laire ! dit Jaufre Rudel. Le troubadour de Blaye rappelle à ses confrères (Chant) :
qui so non di : qui ne dit pas le son, c'est à dire, qui ne fait/chante/récite pas la mélodie /son, et/ou la structure métrique, lo compas pour Guiraut Riquier.
On peut constater que dès le début du XIIe siècle, vers 1130, à l'époque de Jaufre Rudel, " trouver " motz e sos, est devenu un métier, un art dans lequel on se doit d'exceller si l'on prétend être un chantaire. Ajoutons à ces considérations artistiques que les chants de ces orfèvres ne se comprennent pas du premier coup. Aussi, la composition et son interprétation doivent être mûris avant daller courir le monde.
Certes les chanteurs doivent être des virtuoses, le concept de " chanter haut et bas " est connu et exprimé du temps de Peire dAlvernha. Est-ce à dire que la tessiture du chant doit être ample et bien timbrée ? Pourquoi pas ladmettre, puisque ces trouveurs de chansons nont de cesse de revendiquer leurs voix. Cependant, et cest le cas pour la première période du trobar, il me semble que la représentation charnelle des cansos paraît être moins importante, car cest lépoque du trobar clus et de la dialectique formelle. Lart du trobar consiste, dans le premier demi-siècle de son histoire interne, en un jeu savant, fond/forme/structure métrique, où il sagit dinventer de belles paroles (motz de valor) avec un sujet original (bona razo) sur un son exceptionnel (bel sos).
Un professionnel de lentrebescamen (enchevêtrement des mots et des mélodies), Bernart Marti lo pintor, dont nous ne connaissons pas de mélodies, précise : " des chansons jen trouve tout le temps, jen fait une, deux ou trois par an ". Pour ce disciple turbulent de Marcabru, lentrebescamen des mots et des mélodies rejoint, implicitement évoqué ici, celui des langues dans le baiser. Le baiser damour qui scelle lunion amicale et amoureuse entre un homme et une femme cest lart de trobar avec le sentiment amoureux quil contient, et cest également le meilleur exemple de fusion de mots, sos, razos, chans dans le plaisir bien entendu. Ne perdons jamais de vue que les troubadours sont des poètes-chanteurs qui ont excercé leur art par plaisir et sensibilité et quil se sont trouvés souvent en décalage avec leur époque.
Bernart Marti chante ainsi pour Na Dezirada :
Par ailleurs, Bernart Marti, sappuie sur le talent de musicien de Peire dAlvernha, plus connu que lui, pour défendre son propre trobar et sa condition de jongleur :
(Chant) :
En pourfendant falsamor, lamour fourbe et menteur, en sélevant contre une poésie aristocratique qui se développait à la troba NEblo, lécole dEbles de Ventadorn, Marcabru feignait-il la misogynie, pour mieux sattaquer aux comportements machistes quil connaissait bien en temps que moine-soldat et mercenaire occasionnel ?
En tout cas son trobar naturau aura des retentissements sur toute la poésie doc jusquà la dernière génération. Son art fut celui dun trobar au style franc et hargneux et nen déplaise aux entrebescaires ainsi quil le dit lui-même :
Sur le plan musical, la mélodie qui illustre ce chant en forme de sermon, comme celle qui orne son Vers du lavador et celle de sa pastourelle Lautrier jostuna sebissa sinscrivent dans un style " popularisant ". Je veux dire par là trobar leu, simple et facile à retenir, suivant la définition de Giraut de Bornelh dans leu chansoneta e vil. On peut supposer que si les chansons de Marcabru étaient encore chantées un siècle après (cf. Guilhem Magret : " Pour douze [sols] jaurai à boire et à manger / jen donnerai huit pour le feu et le coucher / et avec les quatre autres jaurai lamour de lhôtelière / mieux que je pourrais lavoir avec le Vers del lavador ") cest peut-être parce quelles étaient aisément " chantables ". Dailleurs, dans la relation de cause à effet, posée par les troubadours dune façon générale dans les chants, entrent en jeu linterprétation et la compréhension des textes. Prenons pour preuve ces vers dArnaut de Tintinhac qui, à la dimension de " lentendement ", va rajouter celle de la mise en écrit. La chanson finie, comprise et bien chantée peut (enfin) être fixée :
Ce concept, exprimé autrement par Cerverí de Girona et par Dante (je note tout à lintérieur, et une fois luvre finie je nai plus quà lécrire, chanter, réciter ) est le processus quasi quotidien des musiciens de jazz aujourdhui et des improvisateurs de musique actuelle.
Lart damor semble être le cur battant de lart de trobar, mais jusquà Arnaut Daniel les premiers poètes lavouent à peine, préférant le discours à lacte :
- Le Prince de Blaye, Jaufre Rudel, se réfugie dans lamor de lonh, un amour lointain, qui le met à labri dun bon nombre dexplications sociales sur lart daimer. Cet amour inaccessible sera finamor, lamour pur et lamour fidèle, celui qui ne trahit personne, et, dans le cas de Jaufre, sûrement jamais accompli.
- Peire d'Alvernha, vers 1150 est le champion dun trobar novel, et dénonce lancienne poésie : " Sur le vieux trobar et le nouveau, je veux montrer mon intelligence aux savants, pour qu'ils comprennent bien ceux qui sont à venir ".
- Vers 1160, Raimbaut dAurenga, certainement lun des plus importants poètes de tout le Moyen Âge, auteur encore inconnu parce que presque intraduisible, pratique l'art pour l'art et chante seulement pour les rares entendedors, les initiés, et il méprise les fatz, les sots, tout en ridiculisant les pseudo-érudits, les sobre-sabens :
Le génial Raimbaut, qui connaît tout aussi bien la manière de faire des chansons pour séduire les dames et se vante de pouvoir lenseigner aux amoureux, préfère son école-laboratoire (lescolh Linhaure) pour y créer des chansons hors des conventions ; chansons qui contiennent, bien sûr, deux ou trois niveaux différents de compréhension. (Chant) :
Et seul son confrère Giraut de Bornelh, appelé le Mestre par ses pairs, qui dit savoir chanter aussi pour les porteuses deau, linterroge sur lopportunité de son trobar élitiste.
Mais na-t-il pas compris que son ami Linhaure est un grand amoureux qui na pas besoin dexpliquer quil sait trouver ? peut-être parce quil sait aimer Un vieux débat de trobar
Le Mestre Giraut de Bornelh semble peu enclin à lamour " Sa vie était [réglée] de telle sorte qu'il restait tout l'hiver à l'étude et apprenait les lettres, et tout l'été il allait à travers les cours et emmenait avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais prendre femme et il donnait tout ce qu'il gagnait à ses pauvres parents " dit son biographe.
Cet artiste si peu amoureux, sera qualifié par Dante de " poète de la rectitude " et, en effet si son uvre est importante et d'une grande diversité, riche de soixante-dix-sept poésies, elle brille davantage par la dextérité rigoureuse de sa composition que par le chant des sentiments.
Pour Dante Alighieri, le mestre dels trobadors n'est pas le Limousin Giraut de Bornelh, comme tous les connaisseurs l'affirmaient avant lui, mais bien Arnaut Daniel auquel il donne le titre de miglior fabbro par la bouche de Guido Guinizelli :
Arnaut Daniel élève le trobar plan et prim, au plus haut degré d'élaboration. Il invente, dans un style raffiné, une forme originale de canso : la sextine, ou variation sur six mots-rimes répétés d'un couplet à l'autre dans un ordre pré-établi mathématiquement (retrogradatio cruciata, rétrogradation croisée). Il crée ainsi une cadence surprenante à partir des mots-clefs et de leurs sonorités, un rythme oratoire inhabituel. Cest la maîtrise de la cara rima (rime difficile) entre mots-rimes, extrêmement rares, des rims derivatz (rimes dérivées).
Arnaut Daniel est un véritable " alchimiste " du trobar. Du creuset de la quête d'amour et de la perfection artistique (art d'amor, art de trobar), il extrait les mots de valeur (motz de valor) qu'il polit, rabote, lime, dore et redore, forge et reforge (obrar, fabregar). Les antic trobaires ont inventé le modèle. Raimbaut d'Aurenga l'a perfectionné, Arnaut, son disciple, surpasse.
Et cest encore un poète du dolce stil nuovo, Francesco Petraca , qui porte aux nues lart de trobar du gran maestro damor :
Au début du XIIIe siècle les artistes trouveur-chanteurs ont intégré la science de leurs prédécesseurs et y rajoutent leur personnalité propre qui nest plus le reflet dune école mais dun mouvement musical et poétique.
Peire Vidal fait des prouesses de virtuosité métrique et musicale, et se réfère à l'escolh Linhaure, Raimbaut dAurenga et à sa manière de trouver en rimes rares et précieuses (rimas caras) :
Et il fait sûrement des prouesses envers les dames quil nhésite pas à séduire par ses fanfaronnades. Chez les poètes de cette époque cest lart damor et celui de la séduction qui anime les cansos plus que la recherche dun hermétisme poétique qui est passé de mode. Les dames deviennent le sujet principal et actif des chansons. Il suffit dexaminer la vida et les razos de ce poète dont le biographe dit " que ce fut lhomme le plus fou du monde, quil sût parfaitement trouver et chanter et quil fut le plus aimé des dames ".
Mais ce fou, en quête dextravagances, reste animé par lamour et par son art, lun des plus abouti du trobar : comme en témoigne Bertolome Zorzi : " Il fait une folle erreur celui qui appelle fou le sieur Peire Vidal, car sans grande ingéniosité naturelle personne ne saurait dire ses mots. "
Et sil en fallait une seule, cette chanson témoignerait amplement de son art de trobar, tout lart de créer une chanson qui contient tout (Chant):
Raimbaut de Vaqueiras se dépassera pour Beatritz de Montferrat et composera une chanson sur la musique dune estampie que deux jongleurs de France sont venus jouer à la cour. (Chant) :
Les mots-clefs du trobar sappliquent également aux qualités de la dame aimée et cette dame-là est comparée quelquefois à une chanson bien faite.
Pour Raimon de Miraval autre troubadour de ce premier quart du XIIIe siècle ce nest pas tant la recherche de style que lobjectif qui compte :
Le troubadour du Cabardès ne nous livre pas de chansons-oeuvre-dart mais plutôt de libres discours sur sa conception de lamour-amitié dont il se fait le champion grâce à son savoir courtois.
(Chant) :
Entre 1254 et 1292 Guiraut Riquier de Narbonne est le dernier représentant de la poésie classique troubadouresque. Il voit disparaître le trobar en occitanie ravagée par les avatars de la croisade contre les Albigeois, et de son long exil en Espagne à la cour dAlfonso el Sabio il ne rapportera que lillusion davoir été un temps Doctor de Trobar dans une société où lon ne se souciait plus de lart de trobar.
Chez celui que lon peut considérer comme le dernier troubadour, Guiraut Riquier, saber e connoissensa sont intacts. Le troubadour de Narbonne est un digne héritier des troubadours qui lont précédé mais hélas son trobar est désormais sans âme, ou plus exactement, il est vide des sentiments inspirés par cortezia e finamors
" Si je n'avais pas déjà trouvé tant de bonnes raisons pour trouver et chanter, je m'imagine que j'en entendrai à la cour du roi Alfons donc, puisque je peux toujours m'appuyer sur mon habileté technique, même si mes chants ne plaisent pas et [même si] Amour ne vient pas à mon secours " avoue-t-il lucide.
(Chant) :
Guiraut Riquier qui fut un fameux mélodiste fait ses adieux en poète-musicien, très conscient que lart de trobar ne lui survivra pas :
(Chant) :
Je dirais, en guise de conclusion très provisoire, que nous sommes aujourdhui dans la situation de Guiraut Riquier vers 1270. Dun côté labsence de création originale, indépendante et critique chez les trouveurs occitans actuels ; de lautre, la folklorisation de moments essentiels qui ont fait le génie doc. Hélas ! nous avons re-commencé par les troubadours.
Gérard ZUCHETTO
Compositeur, chanteur, auteur, directeur du Centre Européen Trobar