ART DE TROBAR

De Guilhem de Peiteus à Guiraut Riquier, durant plus de deux siècles, les troubadours ont abondamment parlé de leurs compositions poético-musicales, définissant un art de trobar aux multiples subtilités, la création de l’œuvre parfaite. Au jeu des mots, résonnent sciensa e conneissensa, science et connaissance, genh, génie, mots de valor, mots de valeur, novel sos, sons nouveaux, maestria, talent, bonas razos, bons thèmes…, tout autant de raisons valables pour faire des chansons. Et ces expressions, avec les connotations qu’elles sous-entendent parce qu’issues de la pratique intertextuelle permanente, sont l’affirmation d’une œuvre finement forgée dans l’atelier de sabens, voire de sobresabens, et portée à l’appréciation du public et des entendens, par la voix des chantadors.

C’est donc en tant que chantaire ou chantador, et par l’exemple, que je voudrais vous faire partager ce que j’ai pu ressentir de talentueux et d’original dans les compositions de troubadours où, à mon sens, cette fameuse alchimie de mot et du son prend toute sa dimension. Chant (Arnaut Daniel) :

Chanson do·lh mot son plan e prim
farai pois que botono·lh vim
e l’aussor cim
son de color
de manhta flor
e verdeia la folha
e·lh chan e·lh bralh
son a l’ombralh
dels auzels per la brolha.
Pel brolh aug lo chan e·l refrim
e per tal qu'om no·m fassa crim
obre e lim
motz de valor
ab art d’amor
don non ai cor que·m tolha
ans si be·m falh
la sec a tralh
on plus vas mi s’orgolha.
 
Une chanson dont les mots sont simples et subtils
je ferai, puisque pousse l’osier
et que les hautes cimes
sont de la couleur
de maintes fleurs
et que le feuillage verdoie
et que sous l’ombrage
les chants et les cris des oiseaux
résonnent par les bois.
Par le bois j’entends leur chant et leur refrain
et afin qu’on ne me fasse de reproche
je forge et je lime
des mots de valeur
avec l’art d’amour
dont je n’ai pas envie de me séparer
au contraire bien qu’il se dérobe à moi
je le suis à la traîne
alors qu’il montre plus d’orgueil envers moi.

Voilà ce que nous dit Arnaut Daniel, que Dante Alighieri reconnaissait comme un maître, " miglior fabbro del parlar materno " (meilleur forgeron…, peut-être que lui même, Dante) et que Francesco Petrarca admirait. Ce poète-musicien de Ribérac, fond dans une alchimie évidente art de trobar avec art d’amor, tournure de l’esprit avec élan du cœur et superpose à ce thème central une mélodie telle qu’en rêve le rédacteur des Leys d’amor lorsqu’il tente une définition de vers : " Le vers doit avoir une mélodie (et un son) longue, posée et nouvelle avec de belles et mélodieuses montées et descentes et avec de beaux passages et d’agréables pauses… ".

Pour ma part, en tant que chanteur des troubadours, je suis convaincu que le mot sos, qu’on a pris l’habitude de traduire par " mélodie ", désigne à la fois le son qualitatif du chant et de la voix, la sonorité générale du poème et bien sûr la subtilité de la mélodie proprement dite.

Bien avant Arnaut, Guilhem de Peiteus, qui prend sa langue maternelle, alors appelée romans, comme support de toute sa poésie, livre l’essence et l’essentiel du trobar sur d’extravagantes facetis modulationibus. Celui qui se donne lui-même le titre de maistre certa, maître infaillible, en amour comme en poésie, invente les mots-clefs et les règles de l’art de trobar dans son atelier d’orfèvre ambulant. Un orfèvre, qui, dormant sur son cheval, polit les rimes à l’intérieur de lui-même avant de les chanter à ses compagnons sur " d’étranges mélodies " (et modulations !), témoigne son historiographe Orderic Vital.

Conscient de sa création artistique, Guilhem se définit lui-même comme le premier artisan de la poésie courtoise, la fine fleur du panier :

Ben volh que sapchon li pluzor
d'un vers s'es de bona color
qu'eu ai trag de mon obrador
qu'eu port d'aicel mestier la flor
et es vertatz
e posc ne trair lo vers auctor
quant er lassatz.
 
Je veux que la plupart sachent
d'un vers, s'il est de bonne couleur
celui que j'ai tiré de mon atelier
car de ce métier je porte la fleur
et c'est la vérité
je puis en prendre ce vers à témoin
quand il sera lacé.

Cet inventeur du tout et du rien, comme il le chante dans son devinalh : Farai un vers de dreit nien, met la barre de la création poétique (et, je pense, du comportement amoureux) si haut que désormais les poètes seront à la fois trobador, amador, chantador… et plutôt fin, raffinés, purs, fidèles, sincères (disons " authentiques " ). Le mot même de fin, un terme issu de l’alchimie, va s’appliquer à l’amour et au trobar, mais aussi à la religion, à l’architecture ou à la politique. Et il semble que ceux des troubadours qui ne rentreront pas dans le cercle des initiés resteront de simples " aboyeurs " : qui no sap esser chantaire, laire ! dit Jaufre Rudel. Le troubadour de Blaye rappelle à ses confrères (Chant) :

No sap chantar qui so non di
ni vers trobar qui motz no fa
ni conois de rima co·s va
si razo non enten en si.
Pero mos chans comens'aissi
com plus l'auziretz mais valra.
Il ne sait pas chanter, celui qui ne dit pas le son
ni " trouver " des vers celui qui ne fait pas les mots
et il ne sait pas comment il en va de la rime
s'il n'entend (comprend) pas la raison en lui-même.
Pourtant mon chant commence ainsi 
plus vous l'entendrez, plus il en aura de valeur.

qui so non di : qui ne dit pas le son, c'est à dire, qui ne fait/chante/récite pas la mélodie /son, et/ou la structure métrique, lo compas pour Guiraut Riquier.

On peut constater que dès le début du XIIe siècle, vers 1130, à l'époque de Jaufre Rudel, " trouver " motz e sos, est devenu un métier, un art dans lequel on se doit d'exceller si l'on prétend être un chantaire. Ajoutons à ces considérations artistiques que les chants de ces orfèvres ne se comprennent pas du premier coup. Aussi, la composition et son interprétation doivent être mûris avant d’aller courir le monde.

Certes les chanteurs doivent être des virtuoses, le concept de " chanter haut et bas " est connu et exprimé du temps de Peire d’Alvernha. Est-ce à dire que la tessiture du chant doit être ample et bien timbrée ? Pourquoi pas l’admettre, puisque ces trouveurs de chansons n’ont de cesse de revendiquer leurs voix. Cependant, et c’est le cas pour la première période du trobar, il me semble que la représentation charnelle des cansos paraît être moins importante, car c’est l’époque du trobar clus et de la dialectique formelle. L’art du trobar consiste, dans le premier demi-siècle de son histoire interne, en un jeu savant, fond/forme/structure métrique, où il s’agit d’inventer de belles paroles (motz de valor) avec un sujet original (bona razo) sur un son exceptionnel (bel sos).

Un professionnel de l’entrebescamen (enchevêtrement des mots et des mélodies), Bernart Marti lo pintor, dont nous ne connaissons pas de mélodies, précise : " des chansons j’en trouve tout le temps, j’en fait une, deux ou trois par an ". Pour ce disciple turbulent de Marcabru, l’entrebescamen des mots et des mélodies rejoint, implicitement évoqué ici, celui des langues dans le baiser. Le baiser d’amour qui scelle l’union amicale et amoureuse entre un homme et une femme c’est l’art de trobar avec le sentiment amoureux qu’il contient, et c’est également le meilleur exemple de fusion de mots, sos, razos, chans dans le plaisir bien entendu. Ne perdons jamais de vue que les troubadours sont des poètes-chanteurs qui ont excercé leur art par plaisir et sensibilité et qu’il se sont trouvés souvent en décalage avec leur époque.

Bernart Marti chante ainsi pour Na Dezirada :

C'aissi vauc entrebescan
los motz e·l so afinan
lengu'entrebescada
es en la baizada. 
 
Ainsi je vais enchevêtrant
les mots et affinant les mélodies
comme la langue est enlacée
dans le baiser.

Par ailleurs, Bernart Marti, s’appuie sur le talent de musicien de Peire d’Alvernha, plus connu que lui, pour défendre son propre trobar et sa condition de jongleur :

De far sos novels e fres
so es bela maestria
e qui bels motz lass'e lia
de bel art s'es entremes
 
Faire des airs nouveaux et inédits
c'est une belle maîtrise (maestria)
et celui qui lace et lie de belles paroles
exerce un bel art.

(Chant) :

Dirai vos senes doptansa
d’aquest vers la comensansa
li mot fan de ver semblansa
escoutatz !
qui ves proeza balansa
semblansa fai de malvatz.
Jovens falh e franh e briza
et amors es d’aital guiza
de totz cessals a ces priza
escoutatz !
chascus en pren sa deviza
ja pos no·n sera cuitatz.
Amors vai com la beluja
que coa·lh foc en la suja
art lo fust e la festuja
escoutatz !
e non sap vas qual part fuja
cel qui del foc es gastatz.
Dirai vos d’amor com sinha
de sai garda de lai guinha
sai baiza de lai rechinha
escoutatz !
plus sera drecha que linha
quant eu serai sos privatz.
Amors soli’esser drecha
mas er’es torta e brecha
et a colhida tal decha
escoutatz !
lai on non pot mordre lecha
plus aspramens no fai chatz.
 
Je vous dirai sans hésitation
le commencement de ce vers
les mots ont l’apparence de la vérité.
– Écoutez !
Celui qui hésite en face de prouesse
a l’apparence d’un mauvais !
Jeunesse déchoit, casse et se brise
et amour est de telle nature
qu’il a prélevé le cens à tous les censitaires.
– Écoutez !
Chacun en doit sa part
et puis n’en sera jamais quitte.
Amour est comme l’étincelle
qui couve sous le feu dans la suie
brûle le bois et la paille.
– Écoutez !
Et il ne sait en quelle direction fuir
celui qui est dévoré par le feu.
Je vous dirai d’amour comment il signe
vers ici il regarde, vers là-bas il guigne
ici il baise, là il rechigne.
– Écoutez !
Il sera plus droit qu’un cordeau
quand je serai son familier.
Amour avait coutume d’être droit
mais aujourd’hui il est tordu et ébréché
et il a acquis ce vice
– Écoutez !
là où il ne peut mordre, il lèche
plus âprement qu’un chat.

En pourfendant fals’amor, l’amour fourbe et menteur, en s’élevant contre une poésie aristocratique qui se développait à la troba N’Eblo, l’école d’Ebles de Ventadorn, Marcabru feignait-il la misogynie, pour mieux s’attaquer aux comportements machistes qu’il connaissait bien en temps que moine-soldat et mercenaire occasionnel ?

En tout cas son trobar naturau… aura des retentissements sur toute la poésie d’oc jusqu’à la dernière génération. Son art fut celui d’un trobar au style franc et hargneux… et n’en déplaise aux entrebescaires ainsi qu’il le dit lui-même :

E segon trobar naturau
port la peir'e l'esca e·l fozilh
mas menut trobador bergau
entrebesquilh
mi tornon mon chant en badau
en fan gratilh.
 
Et selon le trouver naturel
je porte la pierre, l'amorce et le fusil (briquet)
mais de menus (piètres) troubadours, frelons (emmerdeurs)
et embrouilleurs
tournent mon chant en ridicule
et s'en moquent !

Sur le plan musical, la mélodie qui illustre ce chant en forme de sermon, comme celle qui orne son Vers du lavador et celle de sa pastourelle L’autrier jost’una sebissa… s’inscrivent dans un style " popularisant ". Je veux dire par là trobar leu, simple et facile à retenir, suivant la définition de Giraut de Bornelh dans leu chansoneta e vil. On peut supposer que si les chansons de Marcabru étaient encore chantées un siècle après (cf. Guilhem Magret : " Pour douze [sols] j’aurai à boire et à manger / j’en donnerai huit pour le feu et le coucher / et avec les quatre autres j’aurai l’amour de l’hôtelière / mieux que je pourrais l’avoir avec le Vers del lavador… ") c’est peut-être parce qu’elles étaient aisément " chantables ". D’ailleurs, dans la relation de cause à effet, posée par les troubadours d’une façon générale dans les chants, entrent en jeu l’interprétation et la compréhension des textes. Prenons pour preuve ces vers d’Arnaut de Tintinhac qui, à la dimension de " l’entendement ", va rajouter celle de la mise en écrit. La chanson finie, comprise et bien chantée peut (enfin) être fixée :

Bos es lo vers e chantador
volgra bon entendedor
per Dieu, bels clercs tu lo m’escriu !
Trametrai lo a la gensor
qu’anc jagues de sotz cobertor
per cui ieu chant e van e piu.
De Tintinhac ac la valor
qui fes lo vers nominatiu.
Bon est le vers et chantable (chanteur)
et il voudra un bon entendeur.
Par Dieu ! joli clerc tu dois me l’écrire !
Je l’enverrai à la plus aimable
qui ait jamais couché sous une couverture
pour qui je chante me vante et pépie
Il est de Tintinhac celui qui eut le mérite
ce vers remarquable.

Ce concept, exprimé autrement par Cerverí de Girona et par Dante (je note tout à l’intérieur, et une fois l’œuvre finie je n’ai plus qu’à l’écrire, chanter, réciter…) est le processus quasi quotidien des musiciens de jazz aujourd’hui et des improvisateurs de musique actuelle.

 

Autres considérations

L’art d’amor semble être le cœur battant de l’art de trobar, mais jusqu’à Arnaut Daniel les premiers poètes l’avouent à peine, préférant le discours à l’acte :

- Le Prince de Blaye, Jaufre Rudel, se réfugie dans l’amor de lonh, un amour lointain, qui le met à l’abri d’un bon nombre d’explications sociales sur l’art d’aimer. Cet amour inaccessible sera fin’amor, l’amour pur et l’amour fidèle, celui qui ne trahit personne, et, dans le cas de Jaufre, sûrement jamais accompli.

- Peire d'Alvernha, vers 1150 est le champion d’un trobar novel, et dénonce l’ancienne poésie : " Sur le vieux trobar et le nouveau, je veux montrer mon intelligence aux savants, pour qu'ils comprennent bien ceux qui sont à venir ".

- Vers 1160, Raimbaut d’Aurenga, certainement l’un des plus importants poètes de tout le Moyen Âge, auteur encore inconnu parce que presque intraduisible, pratique l'art pour l'art et chante seulement pour les rares entendedors, les initiés, et il méprise les fatz, les sots, tout en ridiculisant les pseudo-érudits, les sobre-sabens :

Pois trobars plans
es volgutz tan
fort m'er greu si no·n son sobrans
 
Puisque le trobar  facile
est tant demandé
j'en serais fort agacé si je n'y étais pas supérieur

Le génial Raimbaut, qui connaît tout aussi bien la manière de faire des chansons pour séduire les dames et se vante de pouvoir l’enseigner aux amoureux, préfère son école-laboratoire (l’escolh Linhaure) pour y créer des chansons hors des conventions ; chansons qui contiennent, bien sûr, deux ou trois niveaux différents de compréhension. (Chant) :

Ar resplan la flors enversa
pels trencans rancs e pels tertres
quals flors ? neus gels e conglapis
que cotz e destrenh e trenca
don vei mortz quils critz brais siscles
en folhs en rams e en giscles
mas mi ten vert e jauzen jois
er quan vei secs los dolens crois.
Car enaissi m'o enverse
que bel plan mi semblon tertre
e tenc per flor lo conglapi
e·l cautz m'es vis que·l freg trenque
e·l tro mi son chant e siscle
e paro·m folhat li giscle
aissi·m sui ferm lassatz en joi
que re non vei que·m sia croi.
 
Maintenant resplendit la fleur inverse
par les écueils tranchants et les tertres
quelle fleur ? neige, gel, givre
qui cuit et tourmente et tranche
d’où je vois morts sons perçants, cris, clameurs, sifflements
par les feuilles, par les ramures et par les verges
mais joie me tient vert et joyeux
maintenant que je vois secs les misérables vilains.
 
Car je l’inverse (le monde)
de sorte que les belles plaines me semblent tertres
et je tiens pour fleur le givre
et la chaleur tranche, il me semble, le froid
les tonnerres me sont chants et sifflements
et les verges me semblent feuillues 
je me suis si solidement lié à la joie
que je ne vois rien qui me soit vilain.

Et seul son confrère Giraut de Bornelh, appelé le Mestre par ses pairs, qui dit savoir chanter aussi pour les porteuses d’eau, l’interroge sur l’opportunité de son trobar élitiste.

Mais n’a-t-il pas compris que son ami Linhaure est un grand amoureux qui n’a pas besoin d’expliquer qu’il sait trouver ? … peut-être parce qu’il sait aimer… Un vieux débat de trobar…

Le Mestre Giraut de Bornelh semble peu enclin à l’amour " Sa vie était [réglée] de telle sorte qu'il restait tout l'hiver à l'étude et apprenait les lettres, et tout l'été il allait à travers les cours et emmenait avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais prendre femme et il donnait tout ce qu'il gagnait à ses pauvres parents… " dit son biographe.

Era si·fos en grat tengut
preir'eu sens glut
un chantaret prim e menut
qu·el mon non a
doctor qui tan prim ni plus pla
lo prezes
ni melhs l'afines…
 
Si l'on devait m'en savoir gré
moi je prendrais sans glu
un petit chant neuf et menu
car, au monde, il n'y a pas de
docteur aussi doué
ni plus capable pour
l'affiner mieux que moi.

Cet artiste si peu amoureux, sera qualifié par Dante de " poète de la rectitude " et, en effet si son œuvre est importante et d'une grande diversité, riche de soixante-dix-sept poésies, elle brille davantage par la dextérité rigoureuse de sa composition que par le chant des sentiments.

Pour Dante Alighieri, le mestre dels trobadors n'est pas le Limousin Giraut de Bornelh, comme tous les connaisseurs l'affirmaient avant lui, mais bien Arnaut Daniel auquel il donne le titre de miglior fabbro par la bouche de Guido Guinizelli :

O frate – disse – questi ch'io ti cern
col dito – e addito uno spirto innanzi –
fu miglior fabbro del parlar materno.
Versi d'amore e prose di romanzi
soverchio tutti e lascia dir li stolti
che quel di Lemosi credon ch'avanzi. 
 
Oh ! Frère, dit-il, celui que je te désigne
avec le doigt, et il l'indiqua devant nous
fut meilleur forgeron de la langue maternelle [que moi].
[En ce qui concerne] vers d'amour et proses de ro-
[mans (courtois)
il les surpassa tous ; et laisse dire les sots
qui croient que celui du Limousin (Giraut de Bornelh)
le dépasse.

Arnaut Daniel élève le trobar plan et prim, au plus haut degré d'élaboration. Il invente, dans un style raffiné, une forme originale de canso : la sextine, ou variation sur six mots-rimes répétés d'un couplet à l'autre dans un ordre pré-établi mathématiquement (retrogradatio cruciata, rétrogradation croisée). Il crée ainsi une cadence surprenante à partir des mots-clefs et de leurs sonorités, un rythme oratoire inhabituel. C’est la maîtrise de la cara rima (rime difficile) entre mots-rimes, extrêmement rares, des rims derivatz (rimes dérivées).

Arnaut Daniel est un véritable " alchimiste " du trobar. Du creuset de la quête d'amour et de la perfection artistique (art d'amor, art de trobar), il extrait les mots de valeur (motz de valor) qu'il polit, rabote, lime, dore et redore, forge et reforge (obrar, fabregar). Les antic trobaires ont inventé le modèle. Raimbaut d'Aurenga l'a perfectionné, Arnaut, son disciple, surpasse.

Et c’est encore un poète du dolce stil nuovo, Francesco Petraca , qui porte aux nues l’art de trobar du gran maestro d’amor :

fra tutti il primo Arnaldo Daniello
gran maestro d'amor ch'a la sua terra
ancor fa onor col suo dir strano e bello.
 
entre tous, le premier c’est Arnaut Daniel
grand maître d'amour qui à sa terre
fait encore honneur avec son parler étrange et beau.

Au début du XIIIe siècle les artistes trouveur-chanteurs ont intégré la science de leurs prédécesseurs et y rajoutent leur personnalité propre qui n’est plus le reflet d’une école mais d’un mouvement musical et poétique.

Peire Vidal fait des prouesses de virtuosité métrique et musicale, et se réfère à l'escolh Linhaure, Raimbaut d’Aurenga et à sa manière de trouver en rimes rares et précieuses (rimas caras) :

Ajostar e lassar
sai tan gen motz e so
que del car ric trobar
no·m ven om al talo.
 
Je sais joindre et lacer
si finement mots et mélodies
qu'en fait de trobar précieux et raffiné
personne ne m'arrive au talon.
 
Cel qui mante domnei e drudaria
e fa que pros per amor de s'amia…
 
Celui qui maintient courtoisie et entente d'amour
et qui fait des prouesses par amour de son amie…

Et il fait sûrement des prouesses envers les dames qu’il n’hésite pas à séduire par ses fanfaronnades. Chez les poètes de cette époque c’est l’art d’amor et celui de la séduction qui anime les cansos plus que la recherche d’un hermétisme poétique qui est passé de mode. Les dames deviennent le sujet principal et actif des chansons. Il suffit d’examiner la vida et les razos de ce poète dont le biographe dit " que ce fut l’homme le plus fou du monde, qu’il sût parfaitement trouver et chanter et qu’il fut le plus aimé des dames ".

Mais ce fou, en quête d’extravagances, reste animé par l’amour et par son art, l’un des plus abouti du trobar : comme en témoigne Bertolome Zorzi : " Il fait une folle erreur celui qui appelle fou le sieur Peire Vidal, car sans grande ingéniosité naturelle personne ne saurait dire ses mots. "

Et s’il en fallait une seule, cette chanson témoignerait amplement de son art de trobar, tout l’art de créer une chanson qui contient tout (Chant):

Pois tornatz sui en Proensa
et a ma domna sap bo
ben dei far gaia chanso
sivals per reconoissensa :
qu'ab servir et ab onrar
conquier om de bon senhor
don e benfag et onor
qui be·l sap tener en car
per qu'eu m'en dei esforsar.
 
Puisque je suis revenu en Provence
et que cela plaît à ma dame
je dois faire une chanson gaie
du moins par reconnaissance
car en servant et en honorant
on conquiert d'un bon seigneur
don bienfait et honneur
si on sait bien [le faire] :
c'est pourquoi je dois m'efforcer.

Raimbaut de Vaqueiras se dépassera pour Beatritz de Montferrat et composera une chanson sur la musique d’une estampie que deux jongleurs de France sont venus jouer à la cour. (Chant) :

Vostra valensa per ma credensa
de pretz garnitz vostra tenensa
e de bels ditz senes falhensa
de fagz grazitz tenetz semensa
siensa sufrensa avetz e coneissensa
valensa ses tensa vistetz ab benvolensa.
 
Elle va croissant votre valeur, par ma foi !
Vous ornez votre parage de prix
et de belles paroles sans tromperie
et vous êtes semence de belles actions
vous possédez science, indulgence et savoir
sans conteste, vous vous parez de valeur avec bienveillance.
 

Les mots-clefs du trobar s’appliquent également aux qualités de la dame aimée et cette dame-là est comparée quelquefois à une chanson bien faite.

Pour Raimon de Miraval autre troubadour de ce premier quart du XIIIe siècle ce n’est pas tant la recherche de style que l’objectif qui compte :

De trobar ai tot saber
e de chantar votz e genh.
 
Pour le trobar j’ai tout savoir
et pour chanter la voix et le génie. 
 
Son art consiste dans un langage de la séduction, sans ambiguïté, sans détour. (Chant):
 
De la bela don sui cochos
desir lo tener e·l baizar
e·l jazer e·l plus conquistar
et apres mangas e cordos
e del plus que·ilh clames merces
que jamais non serai conques
per joia ni per entre·senh
si so qu'eu plus volh non atenh .
 
De la belle dont je suis fou (obsédé)
je désire la tenir dans mes bras et l'embrasser
me coucher avec elle et conquérir le plus
et après les manches et les cordons
et merci du plus que je lui réclame
car jamais je ne serai conquis
par joie ni par marque [d'amour]
si je n'atteins pas ce que je désire le plus. 
 
D’ailleurs pour Raimon son art de trobar semble être l’application des principes de l’art d’aimer d’Ovide
 
Et je sais que j'agis comme un homme frivole
mais la beauté d'où naît un excès d'amour
et le gentil accueil et l'honneur
et le grand mérite qui est supérieur à tout autre
m'ont mis dans cette voie
dont je sais moi-même qu'elle est folie
mais la folie entre amants
a valeur de raison et raison de folie.

Le troubadour du Cabardès ne nous livre pas de chansons-oeuvre-d’art mais plutôt de libres discours sur sa conception de l’amour-amitié dont il se fait le champion grâce à son savoir courtois.

(Chant) :

Ben aia·l cortes esciens
que tostemps m'aonda enaissi
qu'iratz chan e·m deport e·m ri
et atressi quan sui jauzens…

 

Béni soit le savoir courtois
qui me vient toujours si bien en aide que
quand je suis triste, je chante, je me divertis et je ris
comme quand je suis joyeux.
 

Fin de trobar

Per que no·m deu aver sabor
mos chans qu'es ses alegretat.
Car il ne doit m'être d'aucune saveur
mon chant qui est sans allégresse.

Entre 1254 et 1292 Guiraut Riquier de Narbonne est le dernier représentant de la poésie classique troubadouresque. Il voit disparaître le trobar en occitanie ravagée par les avatars de la croisade contre les Albigeois, et de son long exil en Espagne à la cour d’Alfonso el Sabio il ne rapportera que l’illusion d’avoir été un temps Doctor de Trobar dans une société où l’on ne se souciait plus de l’art de trobar.

aquist per dreg dever
sian dig trobador
e sian dig doctor
de trobar li valen
qu'ab saber et ab sen
fan verses e cansos
e d'autres trobars bos
 
mais qui aux gens de valeur transmettent
ou exposent leur savoir
que ceux-ci, de droit
soient appelés troubadours
et soient appelés docteurs
de trobar, les [trouveurs] de valeur
qui font, avec savoir et esprit
vers et cansos
et d'autres bonnes créations profitables
et agréables de suffisamment belle éducation

 

Chez celui que l’on peut considérer comme le dernier troubadour, Guiraut Riquier, saber e connoissensa sont intacts. Le troubadour de Narbonne est un digne héritier des troubadours qui l’ont précédé mais hélas son trobar est désormais sans âme, ou plus exactement, il est vide des sentiments inspirés par cortezia e fin’amors

" Si je n'avais pas déjà trouvé tant de bonnes raisons pour trouver et chanter, je m'imagine que j'en entendrai à la cour du roi Alfons donc, puisque je peux toujours m'appuyer sur mon habileté technique, même si mes chants ne plaisent pas et [même si] Amour ne vient pas à mon secours " avoue-t-il lucide.

(Chant) :

S'eu ja trobat non agues
tantas de bonas razos
aug en cort del rei N'Anfos
qu'er saubra trobar so·m pes
donc pois sabers m'en es guitz
sitot chans non ai grazitz
ni socors non ai d'amor
al bon rei tanh tan d'onor
que dei si posc bon vers far.

Guiraut Riquier qui fut un fameux mélodiste fait ses adieux en poète-musicien, très conscient que l’art de trobar ne lui survivra pas :

…Va-t-en là-bas, chanson
mais je ne te donnerai pas
de tornada (envoi) et révolte-toi
si on voulait te mesurer
car le compas (structure) mentirait.

(Chant) :

Volontiers faria
tal chanso novela
que fos agradiva
si far la podia
mas razos capdela
mon chan e l'abriva
per qu'eu tan quan viva
volh servir la bela
que de grat sagela
sos fagz gent aiziva
umils et esquiva
plazens et isnela.
Doncs ma caramida
mos Bels Deportz sia
e·l Reis de Castelha
N'Anfos que grazida
valor ten a tria
on pretz renovela
cui devers gragela
lai chansos ten via
pero no·t daria
tornada e revela
qu'om no t'escandela
que·l compas mentria.

Je dirais, en guise de conclusion très provisoire, que nous sommes aujourd’hui dans la situation de Guiraut Riquier vers 1270. D’un côté l’absence de création originale, indépendante et critique chez les trouveurs occitans actuels ; de l’autre, la folklorisation de moments essentiels qui ont fait le génie d’oc. Hélas ! nous avons re-commencé par les troubadours.

Gérard ZUCHETTO

Compositeur, chanteur, auteur, directeur du Centre Européen Trobar