Aux origines de l'État-Nation.




Revenons aux origines de l'État-Nation. Cela pour nous permettre de dresser un parallèle entre la légitimation en construction de ce qu'est aujourd'hui appelée la Société de l'Information et la construction de la légitimation de l'État-Nation. Ce parallèle révèlera d'autant plus l'entreprise de légitimation de la société de l'information que la progression de celle-ci suit une évolution similaire à celle qui permit à l'État de s'imposer comme autorité légitime en dernier ressort. Ce parallèle nous permet donc, du fait de la similitude de développement, de pouvoir parler de construction de légitimité pour la société de l'information aux dépends de l'autorité légitime en dernier ressort actuelle, à savoir l'État-Nation.
Celui-ci a pour origine l'État princier dont la conception politique principale est l'existence de la souveraineté princière, comme pouvoir en dernier ressort. L'État-Nation reprendra le concept de souveraineté mais déplacera celle-ci au profit de la Nation.


La souveraineté royale.

Pour permettre son avènement, l'État princier a dû légitimer son existence en se dégageant du droit romain 1 sur lequel se fondait la théorie des deux glaives, l'unicité de la société chrétienne gouvernée au temporel par l'Empereur, au spirituel par le Pape. On peut représenter celle-ci par une ellipse avec deux centres distincts participant à une même forme. La conception de l'État princier serait plutôt un cercle avec en son centre le prince, distinct du cercle spirituel gouverné par le Pape.

L'État princier, pouvoir temporel, dû asseoir son autorité sur une autre conception qui le dégage de toute tutelle de l'Empereur. Lorsqu'en 1214, Philippe II Auguste (1165-1180-1223) écrase les armées de l'Empereur Othon de Brunswick, cela permet l'avènement de Frédéric II de Hohenstaufen soutenu par le roi de France. S'il devait y avoir un exemple de la non dépendance du pouvoir des rois envers celui des empereurs, la bataille de Bouvines en fut le parfaite exemple. Reste que cet état de fait, doit être considéré comme légitime. La construction du pouvoir princier (s'opposant au pouvoir impérial) est fort ancienne, et commença dès la décadence carolingienne à la fin du IXe siècle. Ce fait est important car il est important de dissocier la constitution d'un pouvoir et les prétentions de celui-ci. Les pouvoirs se font et se défont continuellement au fil de l'histoire, mais tous n'ont pas la prétention de régir la société, nous entendons par-là se définir comme pouvoir en dernier ressort, et dans ce cas de non prétention à régir la société, leur coexistence est possible. Dans le cas contraire, prétention de légitimité en dernier ressort sur un même territoire, la coexistence pacifique est de fait impossible. Le pouvoir princier s'est constitué sur la féodalité. Pour faire court, on notera que celle-ci s'est constitué en tant que pouvoir avec l'affaiblissement des Carolingiens, puis la disparition de l'influence impériale en Europe de l'Ouest. Les féodaux sont autant de pouvoirs princiers, chacun visant en fait à devenir le vrai prince, le premier d'entre eux. Le roi de France, issu des Ducs des Francs sera celui-là. Il y a en fait re-constitution d'un pouvoir qui fut jadis impériale. Cette reconstitution d'un centre politique sera bien sûr l'origine de la volonté d'une nouvelle légitimité, la reconnaissance de l'état de fait, d'un pouvoir qui ne doit rien à personne. C'est l'ambition des Capétiens.


La légitimité royale.

Le XIIIe siècle sera le siècle de la légitimation du pouvoir temporel des rois anglais (issu de la conquête) et français par l'abandon du droit romain comme légitimation du pouvoir car celui-ci est in fine, trop favorable à l'empereur 2. Si l'indépendance face à l'empereur n'était plus à réclamer car totalement acquise dans les faits, l'égalité entre le roi et l'empereur devait être affirmée 3. Ce fut donc le travail des légistes royaux dont on a surtout souligné la présence auprès du roi sous le règne de Philippe IV le Bel (1268-1285-1314). Le conflit entre le roi et l'Empereur devait inéluctablement finir par un conflit avec le Pape car nonobstant les conflits de ce dernier avec l'Empereur pour la domination dans le schéma de la théorie des deux glaives, le Pape participe au modèle qui bloque la légitimation pleine et entière du modèle du pouvoir princier, en l'occurrence royal. En effet si le cercle du pouvoir royal chevauche celui du pouvoir papal (il n'est pas encore question de nier la nécessité d'un pouvoir spirituel) et créé ce que l'on appelle le domaine mixte (la nomination des évêques par exemple), la différence fondamentale avec le modèle elliptique de la théorie des deux glaives vient de la complète indépendance des deux autorités.
Du point de vue papale, le conflit avec le roi de France au temps de Philippe IV est du même ordre que les conflits qui ont opposé les papes et les empereurs, une distribution de pouvoirs au sein d'une même conception. Mais cela ne serait reconnaître qu'une substitution d'un pouvoir (le royal à l'impérial), et non une création. Or la substitution implique la reprise par le nouveau pouvoir, des devoirs de l'ancien. Et de cela il n'en est pas question, le roi se veut le seul maître de son royaume après Dieu. Reconnaître l'identité des pouvoirs royaux et impériaux, c'est inclure le pouvoir papal dans les affaires du royaume comme celui-ci s'implique naturellement dans celle de l'empereur (c'est lui qui le couronne). En effet, dans la théorie augustinienne des deux glaives qui fonde le schéma impérial, la légitimité divine passe par un seul des centres (le Pape, mais c'est ce que lui contesta Frédéric II qui voulait diviniser l'Empereur) d'où conflit en cas de divergence sur le représentant légitime de Dieu sur terre.

Du point de vue royal, il n'en est rien. La conception royale de l'indépendance du pouvoir temporel n'implique pas un choix exclusif de la légitimation divine. En effet le roi affirme tenir son pouvoir de Dieu lui-même. Il est, ainsi que le Pape, minister dei et non minister papae.
C'est à cette époque que se forge une légitimité indépendante du pouvoir temporel royal qui est la base de la légitimité actuelle de l'État. La nécessité de l'indépendance n'est pas immanente, elle est également le fruit de l'histoire. Les heurts entre Philippe Auguste et Innocent III, celui-ci sauvant au dernier moment l'Angleterre d'une conquête par Philippe Auguste, sont révélateurs de la nécessité de l'indépendance vis-à-vis du pape, devenue nécessaire pour une conduite des affaires du royaume selon les seules vues du roi. Sommairement, l'histoire tend vers une toute puissance de cette légitimité et un décroissement de la légitimité du spirituel, vers d'abord une soumission au temporel, puis à une négation de l'existence de celui-ci, en le refoulant dans la sphère privée.


Techniques de légitimation.

Ce qui nous importe est de voir comment des pouvoirs ont imposé leur légitimité. La fin du paradigme médiéval façonné par l'augustinisme et l'avènement d'une légitimité indépendante du pouvoir temporel se fait précisément à l'époque de Philippe le Bel et s'étale sur tout le XIVe siècle. L'acceptation par l'Église d'une légitimité distincte se fera par la coercition. Il faut rappeler que le XIVe siècle correspond justement au déplacement de la papauté en Avignon et à la succession de papes français, bref, de la mise sous tutelle de l'Église catholique par les rois de France. Le principe de réalité étant le plus puissant des moyens de conviction, l'indépendance totale de la souveraineté royale, le pouvoir royal proprement dit, c'est-à-dire la différence de nature entre souveraineté temporelle et spirituelle, sera totalement intégrée par l'Église car celle-ci sera forcée de défendre sa propre souveraineté spirituelle, et dans la défense de son indépendance spirituelle (en l'opposant à la souveraineté temporelle, i.e. en reprenant le schéma royal), reconnaître de facto celle du roi.

Mais revenons un instant à la création de ce principe d'indépendance de la couronne. Pour faire accepter sa vision de la souveraineté que ses légistes ont su mettre en forme, Philippe le Bel ne fait rien moins que 1) créer 2) falsifier 3) contraindre.

En effet, pour diffuser et justifier sa politique, Philippe le Bel rassemble pour la première fois les États généraux en 1302. En faisant cela, il crée de toutes pièces une nouvelle instance légitimante (même si des proto-États généraux ont eux aussi servi depuis déjà un siècle). L'arme est à double tranchant, les États généraux sauront bien plus tard prendre leur indépendance. Néanmoins à ce stade, c'est le roi qui justifie l'existence de cette instance, et pourtant, c'est de celle-ci que Philippe IV tire l'appui légitime de ses actes. Peut-être devons nous modérer cette nécessité en voyant aussi dans les États généraux un moyen pour Philippe de diffuser ses principes.

En effet, la nécessité d'un nouvel ordre ne peut se faire sentir que si l'ancien entrave la société, ou est perçu comme tel. Pour faire sentir cette nécessité et en même temps faire ressortir par défaut sa conception, Philippe fait lire aux États généraux une fausse bulle papale scire te volomus, déformant les propos de Boniface VIII. Cette fausse bulle demande au roi de reconnaître qu'il tient son royaume du pape, outrant la soumission de l'interprétation augustinienne de Boniface.
Dans cette théorie, le glaive spirituel et le glaive temporel sont tous les deux au service de l'Église, la société chrétienne. Le spirituel peut, et c'est son rôle, rappeler à l'ordre le glaive temporel justement parce que celui-ci sert un intérêt supérieur, la société chrétienne. Le glaive spirituel est l'interprétant en dernier ressort de celle-ci, mais en aucun cas il est le créateur du glaive temporel. Or considérer que le roi tient sa couronne du pape, c'est considérer le glaive temporel comme une création du glaive spirituel.

C'est de cette théorique dépendance envers le Pape du schéma augustinien dont veut s'affranchir Philippe. Il est donc important de souligner que l'interprétant en dernier ressort révèle l'origine du pouvoir et que cette origine réelle (c'est-à-dire qui s'actualise dans les faits) ou proclamée (qui n'est que purement rhétorique) est un fondement, non du pouvoir qui n'est qu'actes, mais de la reproduction symbolique de celui-ci. Or la reproduction symbolique du pouvoir permet d'en multiplier l'efficace, elle est donc un important instrument de celui-ci. Pour pouvoir l'utiliser à sa convenance, il faut qu'elle corresponde à la logique du pouvoir, qu'elle soit issue de la même légitimité pour servir la souveraineté, l'exercice du pouvoir.

Laisser au Pape un pouvoir de remontrance, n'est pas reconnaître une entière dépendance envers lui, ce que sous-entend la fausse bulle scire te volomus ! Philippe obtient le soutien des États généraux qui rejette avec violence cette conception falsifiée de la dépendance envers le Pape. En fait il obtient ainsi l'acceptation tacite de la théorie inverse, l'indépendance des deux autorités, royale et papale. L'air de rien, on change de paradigme, et les légistes royaux vont s'échiner à en tirer toutes les conclusions logiques. Philippe en falsifiant la bulle papale, pose les termes du débat selon sa conception. Or justement, le débat était dans quels termes doit se poser le débat !

Boniface VIII ne se fait pas prendre par la rhétorique et dénonce le faux, s'obstinant avec raison à ne pas rentrer dans un débat dont les termes ne lui conviennent pas. Il réitère ses positions, et on obtient ce que l'on peut appeler un dialogue de sourds, un débat inexistant car n'ayant aucun point commun sur lequel s'appuyer. Philippe le Bel devra donc agir, c'est-à-dire montrer la réalité du pouvoir. L'expédition d'Anagni, le soufflet de Guillaume de Nogaret au Pape, montreront où se trouve le véritable pouvoir en 1303. Le Pape ne rentrera à Rome que pour y mourir, et la papauté sera ensuite transférée en Avignon pour près de soixante-dix ans. Lorsque les pouvoirs des signes montrent leurs limites, alors c'est au véritable pouvoir, l'agir, qui doit trancher.

Il ne faudrait cependant pas voir l'État princier bâti sur une gifle, car il ne faut pas ignorer les efforts permanents sur de nombreuses années nécessaires à l'acceptation de ce nouvel ordre qui n'y paraît pas. Il ne faut pas non plus confondre la genèse de l'État (ses structures, les forces sociales qui l'ont bâti, etc.) avec la genèse de sa légitimation. Des structures de pouvoirs existent toujours et tout le temps, leur combinaison patiente est le propre de l'évolution historique. Cependant, la légitimation des combinaisons n'évolue pas aussi vite que celles-ci. Une même légitimité peut décréter nécessaire ou au contraire interdire une même structure de pouvoir, ce qu'on appellerait aujourd'hui un réseau. La République a trouvé tout aussi légitime d'interdire puis d'autoriser les syndicats. L'acceptation ou le refus d'une structure au sein du pouvoir légitime ne présument pas de la légitimité qui commande. Cependant, on peut voir que la légitimité d'un pouvoir ne devient problématique que lorsque le développement de celui-ci en est entravé. Alors, et alors seulement, la définition de la légitimité devient un enjeu de pouvoir.

Nous voudrions donc tirer de cette mutation de légitimité qui prît acte de l'existence de l'État en tant que structure souveraine légitime et juge en dernier ressort, un modèle. Il y a d'abord la lente et patiente construction d'un pouvoir. Le développement de celui-ci nécessite tôt ou tard la création des signes du pouvoir, moyens performants de multiplication de l'efficace du pouvoir (le pouvoir sans signes, s'achève avec ceux qui l'exercent, Attila en est un exemple caractéristique). Or le développement de ces signes peut finir par heurter les signes de pouvoirs déjà existants. C'est là que se situe le combat de la légitimité. Celui-ci est d'abord une bataille de signes, et rien ne prédispose à ce que ces batailles de signes qui sont le quotidien de la politique (crucifix dans les écoles bavaroises, drapeau européen derrière le président de la République, etc.) à devenir une bataille de pouvoir proprement dit, c'est-à-dire à ce que le discours devenant inutile, les actes deviennent nécessaires.

En politique contemporaine, on prendra la récente affaire de la nomination du directeur de la Banque Centrale Européenne. La France en s'opposant avec intransigeance obligea le débat politique sur cette question et son règlement par le Conseil des gouvernements. On voit là très clairement une bataille de signes de légitimité. En faisant cela, la France oblige à faire reconnaître de facto le Conseil des gouvernements européens comme le juge en dernier ressort de la question. La question était une question de légitimité. Lorsque les signes ne suffisent plus ou que le débat est faussé et ne peut que conduire à la déroute de ses conceptions, celui-ci devient inutile. La politique de la chaise vide du général de Gaulle, ou de l'URSS à l'ONU, illustre ce moment.

Pour conclure ce rappel historique de la genèse de l'État souverain, nous voudrions en tirer quelques enseignements :

  • La légitimité n'est pas nécessaire à l'exercice d'un pouvoir. Le pouvoir nu, n'a pas besoin de légitimité, il est. Qu'on l'appelle droit de conquête, ou du plus fort, il n'a pas besoin de justification. Le pouvoir est en effet un agir concret, il n'appartient pas au domaine des signes.

  • Les signes ne sont pourtant pas dépourvus de pouvoir, mais comme on le rappelait, ce pouvoir est virtuel, illusion. Le pouvoir des signes est une servitude volontaire, dans le sens où la contrainte du sujet vient de ce même sujet, de sa propre volonté. Le pouvoir des signes est sans conteste le plus efficace, mais il n'a pas la nature du pouvoir proprement dit parce qu'il est illusoire. Que tous se réveille et celui-ci disparaît comme un mirage.

  • Un pouvoir n'existant que dans son actualisation, a besoin des signes pour acquérir l'ubiquité nécessaire à toute existence durable dans le temps ou extensive dans l'espace. Le pouvoir ne peut être partout à la fois, les signes le peuvent.

De là et c'est ce qui nous importe dans l'étude de la Société de l'Information, nous en tirons donc une conclusion :
La contestation des signes du pouvoir, si elle réduit de fait l'ubiquité acquise par un pouvoir, ne révèle rien sur l'état du pouvoir lui-même. Elle est un combat de légitimité.

Ceci dit, on est bien obligé de prendre en compte le fait que la bataille des signes puisse être perçue dans le long terme comme un changement progressif de la forme du pouvoir, et donc in fine, comme un changement de pouvoir. Mais nous sommes là dans une optique de transformation, non de remplacement.
La Société de l'Information pur produit de signes, n'a aucun pouvoir à opposer au modèle étatique qu'elle est censée remplacer. Aucun de ses chantres, même Bill Gates, ne pourra, tel Guillaume de Nogaret, souffleter l'adversaire, car elle se veut le règne des signes et pose le débat dans ce contexte spécifique. User du pouvoir, serait revenir dans un champ d'action qu'elle veut justement dépasser. Ce serait un retour en arrière, ou du moins une incohérence ramenant les termes du débat à une opposition de pouvoirs, et dans ce cas, revenir à une conception promue par la théorie étatique.

On entrevoit la faiblesse congénitale du modèle de la Société de l'Information qui instaure une légitimité sans pouvoir, l'impossibilité d'imposer son modèle ou même de le défendre 4. N'ayant que les signes comme instrument, sa réalisation ne peut se faire que par la conviction. La Société de l'Information a les forces et les faiblesses du pouvoir des signes, et a donc une obligation pour s'imposer : façonner les signes, éducation et production du savoir en premier lieu.


La Nation souveraine.

La Nation comme souveraineté ultime du pouvoir a été imposée par la Révolution française et parmi les révolutionnaires par Emmanuel Sieyès qui l'a théorisée et fait mettre en pratique, que ce soit par la République, le Consulat ou l'Empire. " Le titulaire seul est changé. La souveraineté qui appartenait au Roi passe à la nation, où selon l'article 3 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 " elle réside essentiellement ". " 5
Pour Sieyès et dans le principe de la souveraineté nationale, la Nation existe naturellement. C'est une entité à laquelle appartiennent tous les pouvoirs qui donc par nature découlent d'elle. La volonté de la Nation ne peut que s'exprimer par ses représentants. La souveraineté nationale est donc exercée par ses représentants. " Lorsque les représentants décident, c'est comme si la nation l'avait ordonnée. Une présomption irréfragable est ainsi créée, car il n'y a pas moyen pour la Nation de s'exprimer autrement. " 6
La Nation n'a en fait aucune souveraineté, au sens de possibilité d'exercice du pouvoir car elle est un principe nébuleux, elle est une légitimité, une transcendance. La Nation ne prend pas vraiment la place du Roi, mais celle de Dieu, comme principe légitimant, et ses représentants prennent la place du Roi comme les interprètes de sa volonté, les souverains. C'est là où on voit véritablement la différence entre la souveraineté populaire et la souveraineté nationale (le terme souveraineté largement admis est dans notre conception un abus de langage car celui-ci implique l'exercice effectif du pouvoir qui, comme nous l'avons déjà dit, ne peut qu'être une relation sujet / sujet). Le terme plus adéquat à notre sens serait de parler de souveraineté populaire et de légitimité nationale, la souveraineté appartenant aux représentants. En effet, la souveraineté populaire dans la tradition rousseauiste et dont Robespierre est un héritier, admet le mandat dit impératif pour ses représentants qui sont des mandataires. L'électorat exerce un réel pouvoir (celui d'imposer ses décisions) aux représentants. On peut donc vraiment parler de souveraineté.

Or dans la " souveraineté " nationale, il n'y a pas de mandat impératif, les représentants sont sélectionnés par l'électorat. Le pouvoir de l'électorat ne s'exerce donc pas sur les actes des représentants, ceux-ci sont pleinement souverains, représentants de toute la Nation. La Nation est donc une légitimité. La légitimité dans le principe de souveraineté populaire n'est pas la peuple, celui-ci est souverain. La légitimité est par nature un principe transcendant, et on rappellera le déisme de Robespierre ainsi que le culte de l'Être Suprême qui ont été les véritables légitimité de la souveraineté populaire.

C'est donc la légitimité nationale et la souveraineté étatique qui ont fait l'État-Nation. Mais dès sa naissance, le principe national a été verrouillé dans son expression : il n'y a pas de différence entre la volonté nationale et celle de ses représentants. Georges Lescuyer parle de " présomption irréfragable ".
Le développement d'un pouvoir concurrent à celui des représentants de la Nation ne pourra donc leur contester ce lien sans remettre en cause l'idée de Nation elle-même. Les pouvoirs concurrents de l'État-Nation ne peuvent donc le contester qu'en redéfinissant le terme de Nation, en restreignant la sphère publique. Car dans la théorie de Sieyès, la volonté nationale ne doit s'exercer que dans la res publica. Sieyès est un libéral qui affirme que les hommes ne sont égaux et semblables qu'en ce qu'ils sont dans l'État, c'est-à-dire en ce qui concerne les affaires communes.

Or le règlement des affaires personnelles est du ressort du sociologique ou de l'économique. La contestation de l'autorité étatique peut donc présenter le développement potentiel des relations interpersonnelles par les nouvelles technologies de l'information comme un accroissement des liens affectifs et économiques qui ne doit donc en rien être réglé par les détenteurs de la souveraineté publique. C'est une nécessité car, présenter les NTIC comme renouvelant le lien national les faits rentrer de facto dans la sphère de responsabilités de l'État. Les NTIC comme outils aux conséquences essentiellement sociologiques ou économiques sont nécessaires pour que ceux qui détiennent le pouvoir de ces outils n'en soient pas dépossédés par l'État. Le sort du surintendant Fouquet quand l'État a repris la haute main sur ses finances peut effectivement faire réfléchir.
On l'a vu au chapitre précédent, c'est le gouvernement américain qui volontairement abandonne la gestion de l'internet, et donc réduit ce qui pourrait être considérée res publica en res economica, et c'est ce que beaucoup de pionniers de l'internet lui reprochent. Mais comme pour les impôts de l'Ancien Régime, la volonté de ne pas s'occuper de ce domaine n'a rien à voir avec la nature de celui-ci qui empècherait le gouvernement de mettre son nez dans les affaires économiques (l'économie en temps de guerre est là pour le prouver), c'est un choix politique délibéré.


Redéfinir la nation.

Une autre voie de contestation de l'autorité étatique consiste bien entendu en la redéfinition du concept de Nation, permettant ainsi la récusation des représentants devenus illégitimes par la grâce d'un glissement sémantique. Ce fut exactement la technique de Philippe IV le Bel qui par un habile amalgame de sens de la dépendance papale, a permis l'affirmation de son indépendance.

Venons-en à la définition de la nation. Reprenons celle d'Ernest Renan qui a le mérite de ne pas exclure a priori les différentes formes de nations (ethniques, religieuse, dynastique, etc.) et finalement en les englobant toutes les relativise. La dernière partie de son cours Qu'est-ce qu'une Nation commence ainsi :

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en
font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé,
l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de
souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la
volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. (...) Le chant
spartiate : " Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes " est
dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.

On voit que la Nation s'est notoirement enrichie depuis Sieyès, elle n'est plus seulement une légitimité politique, elle est devenue un lien social, la patrie, parmi d'autre certes, mais cela implique la possibilité de l'incarnation de celle-ci ailleurs que dans ses représentants. Cela pourra certes être utilisé à des fins politiques pour se poser en représentant légitime (comme le fît de Gaulle dont la seule légitimité était " une certaine idée de la France ") mais également en recentrant la Nation sur son rôle de lien social on peut en modifier la signification.
En effet, en se focalisant sur le lien social créé par la Nation, on perd de vue la définition politique de Sieyès qui était somme toute très libérale : elle est formée d'individus, éléments indépendants, mais gouvernés par un même pouvoir, et soumis aux même lois, ouvrages de leurs volontés.

La réalité de la Nation politique se juge aujourd'hui au travers de la réalité de la Nation lien-social. Ce dernier a été fortement utilisé pour imposer l'idée de l'existence de la Nation, mais aussi pour le substituer à d'autres liens qui déplaisaient à la IIIe République (on pense évidemment à l'Église). Ce concept de Nation lien-social fut certes très efficient, mais le revers de la médaille est qu'en ayant déplacé le sens de la Nation, la République a permis elle-même que soit contestée la réalité de celle-ci, mais pas sur sa définition politique de Sieyès, mais d'abord sur sa réalité en tant que lien-social. Cette amalgame a d'abord été fait par l'État lui-même, mais cela permet de fusionner le sens politique avec le sens social, et donc de contester l'un en contestant l'autre.

L'amalgame avait paru très utile en permettant la perception de la Nation par le peuple en dehors du seul rapport politique avec les représentants. La légitimité du pouvoir (et donc de ses signes) vient de la Nation politique. Il a donc été important pour ce pouvoir de sensibiliser à un objet politique. D'où l'extension du sens de la Nation à cette " communauté " imaginée certes, mais palpable puisque Renan parle de " souffrir ensemble ".
Néanmoins c'était bien évidemment prendre le risque d'un dérapage de sens . En incarnant sa légitimité dans un lien social, le politique a pris le risque de se voir contester par ce biais : le lien social ! Or force est de reconnaître que ceci dépasse largement la sphère politique !

Et c'est par là que la confrontation avec d'autres pouvoirs se fait. En faisant valoir la réalité de liens sociaux créent par les NTIC, ceux qui les contrôlent peuvent faire valoir avec justesse qu'ils ont donc une légitimité au moins aussi valable que celle de l'État-Nation, et réclament les pouvoirs subséquents. Cependant, à l'heure actuelle l'État est toujours en mesure de façonner le Territoire, et si ce dernier peut se passer du Réseau, l'inverse n'est pas vrai.
Le Réseau est impuissant à imposer de force sa volonté. Il lui reste donc à convaincre.




Notes du chapitre 4.


1. Blandine Kriegel, La République incertaine, P.U.F., 1988

2. une mise en perspective de ce qui reste une polémique, la création par les rois d'un droit différent du droit romain est bien rendue dans l'introduction de La Politique de la raison de Blandine Kriegel, éd. Payot & Rivages, 1994 ; on n'oubliera pas cependant que B. Kriegel soutient cette thèse.

3. pour un survol de l'affirmation de l'égalité entre l'empereur et le roi de France, voir le chapitre Le pouvoir royal in Jacques Heers, De Saint Louis à Louis XI, forger la France, Bartillat, 1998

4. Sur l'impuissance du signe face au pouvoir agissant, on peut se référer au sort de l'ordinateur HAL dans le film de Stanley Kubrick, 2001, l'Odyssée de l'espace.
Sur les moyens nécessaires pour éviter cette impuissance et les conséquences subséquentes, voir David Brin, Terre (2 tomes : La chose au cœur du monde et Message de l'univers), Presses-Pocket.

5. Georges Lescuyer, Histoire des idées politiques, Dalloz, 1994. p. 328

6. Georges Lescuyer, ibid., p. 330 (c'est nous qui soulignons)