Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) L'homme des champs, ou Les géorgiques françoises / par Jacques Delille PREFACE p1 Un des hommes de France qui a le plus d' esprit, qui a rempli avec succès de grandes places, et qui a écrit sur divers objets avec autant d' intérêt que d' élégance, a dit, dans des considérations sur l' état de la France : " m " l' abbé Delille jouiroit de la plus haute " réputation s' il eût composé de lui-même au " lieu de traduire, et s' il eût traité des sujets " plus intéressans. " il faut recevoir les éloges avec modestie, et réfuter avec calme les critiques injustes. Peut-être ma réponse à M De M, en me disculpant des reproches qu' il me fait, pourra-t-elle établir quelques principes de goût, ou trop oubliés ou trop peu connus, et détruire un préjugé véritablement funeste à notre littérature. D' abord, pourquoi M De M regarde-t-il l' art d' embellir les paysages comme un sujet peu intéressant ? Il est bon de remonter un peu p11 plus haut pour apprendre au public, et peut-être à M De M lui-même, la source de cette erreur ; et cette discussion peut avoir son utilité. Il n' est que trop vrai que quelques genres privilégiés, la tragédie et la comédie, les romans, et les poësies nommées fugitives, ont long-temps exercé presque exclusivement tous nos poëtes ; les gens du monde, de leur côté, ne se sont guère occupés d' aucun autre genre de poësie. Aussi, tandis que nos voisins se glorifioient d' une foule de poëmes étrangers au théâtre et à la poësie légère, notre indigence en ce genre étoit extrême, et quelques épîtres de Voltaire sur des sujets de morale ne nous avoient pas suffisamment vengés. Cette réflexion, déjà si importante sous le rapport littéraire, l' est encore davantage sous ses rapports moraux et politiques : ce goût prédominant pour les poësies légères et fugitives ne peut que nourrir, dans un peuple accusé trop justement peut-être de frivolité, cette légèreté qui s' est conservée au milieu des p111 plus terribles circonstances. C' est pour elle qu' il n' y a point eu de révolution. On nous a vus plaisanter sur des crimes atroces, dont nous n' aurions dû que frémir ; on a mis du ridicule à la place du courage ; et ce peuple malheureux, et si obstinément gai, auroit pu dire aussi : " j' ai ri, me voilà désarmé ! " Piron, métromanie. à l' égard des romans et des ouvrages de théâtre, l' amour exclusif de ce genre de littérature est peut-être plus dangereux encore. Ils accoutument l' ame à ces sensations violentes, si opposées à cette heureuse habitude des sentimens doux et modérés, d' où résultent ces émotions paisibles, également nécessaires au bonheur et à la vertu ; et si, à travers cette habitude et ce besoin des impressions fortes, et des mouvements désordonnés, que cherchent à exciter les représentations théâtrales et les narrations romanesques, arrivoit une révolution inattendue, toute modération en seroit probablement bannie. On verroit souvent les p1V assemblées publiques dégénérer en représentations théâtrales, les discours en déclamations, les tribunes en loges, où les huées et les applaudissemens seroient prodigués avec fureur par les partis opposés ; les rues même auroient leurs tréteaux, leurs représentations et leurs acteurs. Le même besoin de nouveautés se montreroit dans ce nouveau genre de spectacles ; des scènes se succéderoient, chaque jour plus violentes, et les excès de la veille rendroient nécessaires les crimes du lendemain : tant l' ame, accoutumée aux impressions immodérées, ne sait plus s' arrêter, et ne connoît plus que les excès pour échapper à l' ennui ! Il est donc utile d' encourager d' autres genres de poësie, de ne pas rebuter par un dédain injuste ceux qui, sans cet appareil et tous ces mouvemens passionnés, tâchent d' embellir des couleurs poëtiques les objets de la nature et les procédés des arts, les préceptes de la morale ou les douces occupations de la vie champêtre. Telles sont les géorgiques de Virgile : tels sont, avec la double infériorité et de notre pV langue et du talent de l' auteur, le poëme des jardins et les géorgiques françoises. La personne éclairée que je prends la liberté de réfuter regarde le sujet du premier de ces deux ouvrages comme peu intéressant. Veut-elle dire qu' il ne peut exciter ces secousses fortes et ces impressions profondes réservées à d' autres genres de poësies ? Je suis de son avis. Mais n' y a-t-il que ce genre d' intérêt ? Eh quoi ! Cet art charmant, le plus doux et le plus naturel et le plus vertueux de tous ; cet art que j' ai appelé ailleurs le luxe de l' agriculture, que les poëtes eux-mêmes ont peint comme le premier plaisir du premier homme ; ce doux et brillant emploi des richesses des saisons et de la fécondité de la terre, qui charme la solitude vertueuse, qui amuse la vieillesse détrompée, qui présente la campagne et les beautés agrestes avec des couleurs plus brillantes, des combinaisons plus heureuses, et change en tableaux enchanteurs les scènes de la nature sauvage et négligée, seroit sans intérêt ! Milton, Le Tasse, Homère ne pensoient pas ainsi, pV1 lorsque, dans leurs poëmes immortels, ils épuisoient sur ce sujet les trésors de leur imagination. Ces morceaux, lorsqu' on les relit, retrouvent ou réveillent dans nos coeurs le besoin des plaisirs simples et naturels. Virgile, dans ses géorgiques, a fait d' un vieillard qui cultive au bord du Galèse le plus modeste des jardins, un épisode charmant, qui ne manque jamais son effet sur les bons esprits, et les ames sensibles aux véritables beautés de l' art et de la nature. Ajoutons qu' il y a dans tout ouvrage de poësie deux sortes d' intérêt, celui du sujet et celui de la composition. C' est dans les poëmes du genre de celui que je donne au public, que doit se trouver au plus haut degré l' intérêt de la composition. Là, vous n' offrez au lecteur ni une action qui excite vivement la curiosité, ni des passions qui ébranlent fortement l' ame. Il faut donc suppléer cet intérêt par les détails les plus soignés, et la perfection du style le plus brillant et le plus pur. C' est là qu' il faut que la justesse des idées, la vivacité pV11 du coloris, l' abondance des images, le charme de la variété, l' adresse des contrastes, une harmonie enchanteresse, une élégance soutenue, attachent et réveillent continuellement le lecteur. Mais ce mérite demande l' organisation la plus heureuse, le goût le plus exquis, et le travail le plus opiniâtre. Aussi les chefs-d' oeuvres en ce genre sont-ils rares. L' Europe compte deux cents bonnes tragédies : les géorgiques et le poëme de Lucrèce, chez les anciens, sont les seuls monumens du second genre ; et, tandis que les tragédies d' Ennius, de Pacuvius, la Médée même d' Ovide, ont péri, l' antiquité nous a transmis ces deux poëmes, et il semble que le génie de Rome ait encore veillé sur sa gloire, en nous conservant ces chefs-d' oeuvres. Parmi les modernes nous ne connoissons guère que les deux poëmes des saisons, anglois et françois, l' art poëtique de Boileau, et l' admirable essai sur l' homme, de Pope, qui aient obtenu et conservé une place distinguée parmi les ouvrages de poësie. pV111 Un auteur justement célèbre, dans une épître imprimée long-temps après des lectures publiques de quelques parties de cet ouvrage, a paru vouloir déprécier ce genre de composition. Il nous apprend que le sauvage lui-même chante sa maîtresse, ses montagnes, son lac, ses forêts, sa pêche et sa chasse. Quel rapport, bon dieu ! Entre la chanson informe de ce sauvage, et le talent de l' homme qui sait voir les beautés de la nature avec l' oeil exercé de l' observateur et les rendre avec la palette brillante de l' imagination ; les peindre, tantôt avec les couleurs les plus riches, tantôt avec les nuances les plus fines ; saisir cette correspondance secrète, mais éternelle, qui existe entre la nature physique et la nature morale, entre les sensations de l' homme et les ouvrages d' un dieu ; quelquefois sortir heureusement de son sujet par des épisodes qui s' élèvent jusqu' à l' intérêt de la tragédie, ou jusqu' à la majesté de l' épopée ! C' est ici le lieu de répondre à quelques critiques, au moins rigoureuses, qu' on a faites du poëme des jardins. Peut-être est-il permis, après quinze p1X ans de silence, de chercher à détruire l' impression fâcheuse que ces critiques ont pu faire. Les uns lui ont reproché le défaut de plan. Tout homme de goût sent d' abord qu' il étoit impossible de présenter un plan parfaitement régulier, en traçant des jardins, dont l' irrégularité pittoresque et le savant désordre font un des premiers charmes. Lorsque Rapin a écrit un poëme latin sur les jardins réguliers, il lui a été facile de présenter dans les quatre chants qui le composent, 1) les fleurs, 2) les vergers, 3) les eaux, 4) les forêts. Il n' y a à cela aucun mérite, parce qu' il n' y a aucune difficulté. Mais dans les jardins pittoresques et libres, où tous ces objets sont souvent mêlés ensemble, où il a fallu remonter aux causes philosophiques du plaisir qu' excite en nous la vue de la nature embellie et non pas tourmentée par l' art ; où il a fallu exclure les alignemens, les distributions symétriques, les beautés compassées ; un autre plan étoit nécessaire. L' auteur a donc montré dans le premier chant l' art d' emprunter à la nature et d' employer heureusement les riches pX matériaux de la composition pittoresque des jardins irréguliers, de changer les paysages en tableaux ; avec quel soin il faut choisir l' emplacement et le site, profiter de ses avantages, corriger ses inconvéniens ; ce qui dans la nature se prête ou résiste à l' imitation ; enfin la distinction des différens genres du jardin et des paysages, des jardins libres et des jardins réguliers. Après ces leçons générales viennent les différentes parties de la composition pittoresque des jardins : ainsi le second chant a tout entier pour objet les plantations, la partie la plus importante du paysage. Le troisième renferme les objets dont chacun n' auroit pu remplir un chant sans tomber dans la stérilité et la monotonie : tels sont les gazons, les fleurs, les rochers et les eaux. Le quatrième chant, enfin, contient la distribution des différentes scènes majestueuses ou touchantes, voluptueuses ou sévères, mélancoliques ou riantes ; l' artifice avec lequel doivent être tracés les sentiers qui y conduisent ; enfin ce que les autres arts, et particulièrement pX1 l' architecture et la sculpture, peuvent ajouter à l' art des paysages. Ce qu' il y a de remarquable, c' est que, sans que l' auteur se le soit proposé, ce plan accusé de désordre se trouve être parfaitement le même que celui de l' art poëtique, si vanté pour sa régularité. En effet, Boileau, dans son premier chant, traite des talens du poëte et des règles générales de la poësie ; dans le second et le troisième, des différens genres de poësie, de l' idylle, de l' ode, de la tragédie, de l' épopée, etc., en donnant, comme j' ai eu soin de le faire, à chaque objet une étendue proportionnée à son importance ; enfin le quatrième chant a pour objet la conduite et les moeurs du poëte, et le but moral de la poësie. Des critiques plus sévères encore ont reproché à ce poëme le défaut de sensibilité. Je remarquerai d' abord que plusieurs poëtes ont été cités comme sensibles, pour en avoir imité différens morceaux. Des personnes plus indulgentes ont cru trouver de la sensibilité dans les regrets que le poëte a donnés à la destruction pX11 de l' ancien parc de Versailles, auquel il a attaché des souvenirs de tout ce qu' offroit de plus touchant et de plus majestueux un siècle à jamais mémorable ; dans la peinture des impressions que fait sur nous l' aspect des ruines, morceau alors absolument neuf dans la poësie françoise et plusieurs fois imité depuis en prose et en vers. Elles ont cru en trouver dans la peinture de la mélancolie, naturellement amenée par celle de la dégradation de la nature vers la fin de l' automne. Elles ont cru en trouver dans cette plantation sentimentale qui a su faire des arbres jusqu' alors sans vie, et pour ainsi dire sans mémoire, des monumens d' amour, d' amitié, du retour d' un ami, de la naissance d' un fils : idée également neuve à l' époque où le poëme des jardins a été composé, et également imitée depuis par plusieurs écrivains. Elles ont cru en trouver dans l' hommage que l' auteur a rendu à la mémoire du célèbre et malheureux Cook. Elles en ont trouvé, enfin, dans l' épisode touchant de cet indien qui, pX111 regrettant, au milieu des pompes de Paris, les beautés simples des lieux qui l' avoient vu naître, à l' aspect imprévu d' un bananier offert tout-à-coup à ses yeux dans le jardin des plantes, s' élance, l' embrasse en fondant en larmes, et, par une douce illusion de la sensibilité, se croit un moment transporté dans sa patrie. D' ailleurs il est deux espèces de sensibilité. L' une nous attendrit sur les malheurs de nos égaux, puise son intérêt dans les rapports du sang, de l' amitié ou de l' amour, et peint les plaisirs ou les peines des grandes passions qui font ou le bonheur ou le malheur des hommes. Voilà la seule sensibilité que veulent reconnoître plusieurs écrivains. Il en est une beaucoup plus rare et non moins précieuse. C' est celle qui se répand, comme la vie, sur toutes les parties d' un ouvrage : qui doit rendre intéressantes les choses les plus étrangères à l' homme : qui nous intéresse au destin, au bonheur, à la mort d' un animal, et même d' une plante ; aux lieux que l' on a habités, ou l' on a été élevé, qui ont été témoins de nos peines ou de nos pX1V plaisirs ; à l' aspect mélancolique des ruines. C' est elle qui inspiroit Virgile lorsque, dans la description d' une peste qui moissonnoit tous les animaux, il nous attendrit presque également, et sur le taureau qui pleure la mort de son frère et de son compagnon de travail, et sur le laboureur qui laisse en soupirant ses travaux imparfaits : c' est elle encore qui l' inspire, lorsqu' au sujet d' un jeune arbuste qui prodigue imprudemment la luxuriance prématurée de son jeune feuillage, il demande grâce au fer pour sa frêle et délicate enfance. Ce genre de sensibilité est rare, parce qu' il n' appartient pas seulement à la tendresse des affections sociales, mais à une surabondance de sentiment qui se répand sur tout, qui anime tout, qui s' intéresse à tout ; et tel poëte qui a rencontré des vers tragiques assez heureux, ne pourroit pas écrire six lignes de ce genre. Enfin vingt éditions de ce poëme, des traductions allemandes, polonoises, italiennes, deux traductions angloises en vers, répondent peut-être suffisamment aux critiques les plus pXV sévères. L' auteur ne s' est pas dissimulé la défectuosité de plusieurs transitions froides ou parasites : il a corrigé ces défauts dans une édition toute prête à paroître, et augmentée de plusieurs morceaux et de plusieurs épisodes intéressans, qui donneront un nouveau prix à l' ouvrage. C' est surtout pour annoncer cette édition avec quelque avantage, qu' il a tâché de réfuter les critiques trop rigoureuses qu' on a faites de ce poëme. Plusieurs personnes ont affecté de le mettre fort au-dessous de la traduction des géorgiques : cela est tout simple ; cet ouvrage étoit de son invention, et on a préféré de lui céder les honneurs de la traduction. Ce genre de composition, qui demande des auteurs d' un grand talent, veut aussi des lecteurs d' un goût exquis. Les prolétaires de Rome pouvoient pleurer à la représentation d' Oreste et de Pylade ; mais il n' appartenoit qu' à Horace, à Tucca, à Pollion, à Varius, d' apprécier les géorgiques de Virgile. Eux seuls et leurs pareils pouvoient saisir ces innombrables beautés de pXV1 détails sans cesse renaissantes, cette continuité d' élégance et d' harmonie, ces difficultés heureusement vaincues, ces expressions pleines de force, de hardiesse ou de grâce, cet art de peindre par les sons, enfin ce secret inimitable du style qui a su donner de l' intérêt à la formation d' un sillon ou à la construction d' une charrue. Aussi ai-je peut-être un nouveau droit de me plaindre de l' homme estimable dont j' ai parlé plus haut, lorsqu' il a dit que je me suis trop occupé à traduire, sans parler du genre de traduction. Il est étrange que M De M n' ait pas daigné distinguer la traduction en vers des traductions en prose. Il n' y a pas un homme de lettres qui, sous le rapport de la difficulté vaincue, n' en connoisse l' extrême différence. Avec un peu plus d' attention M De M se seroit souvenu qu' au moment où cette traduction a paru, il n' existoit encore dans notre langue aucune traduction en vers des anciens poëtes, et qu' à cet égard notre littérature éprouvoit un vide inconnu dans la littérature étrangère et particulièrement dans la littérature pXV11 angloise ; il se seroit souvenu que la traduction d' Homère étoit de tous les ouvrages de Pope celui qui avoit le plus contribué à sa réputation et à sa fortune. Il ne pouvoit pas ignorer non plus, qu' indépendamment des difficultés que présente une traduction en vers, celle des géorgiques en avoit de particulières, qui ne permettent à aucun homme de goût de la confondre avec aucune autre. L' époque où l' auteur a commencé sa traduction ajoutoit encore à la difficulté. Personne alors, excepté les agriculteurs de profession, ne s' occupoit d' agriculture ; nulle société, nulle académie ne s' étoit consacrée à la théorie de ce premier des arts ; aucun livre encore, ou presqu' aucun, n' en avoit traité ; les mots de rateau, de herse, d' engrais, de fumier, paroissoient exclus de la poësie noble : enfin l' agriculture étoit alors en pleine roture. Aussi un auteur qui entreprendroit aujourd' hui une nouvelle traduction des géorgiques, trouvant la route déjà frayée, le préjugé affoibli, les formes de ce genre de style multipliées, l' art de l' agriculture ennobli, pourroit, en faisant mieux, avoir moins de mérite, puisqu' il auroit moins de difficultés à vaincre, et ne travailleroit point avec cette hésitation qui refroidit la composition et affoiblit la verve poëtique. Ajoutez à cela qu' il y a cent fois plus de difficultés à vaincre dans notre versification que dans toutes les langues du monde, et qu' il n' étoit pas facile de porter avec aisance et avec grâce ces entraves multipliées. Aussi doit-il être permis, ce me semble, à ceux qui ont essayé de vaincre ces obstacles, de se prévaloir des témoignages illustres qui peuvent les payer des efforts qu' ils ont faits, ou les consoler des critiques qu' ils ont essuyées. Qu' on me permette donc de citer une anecdote qui peut-être montrera quelle idée les esprits les plus distingués ont eue d' une traduction en vers des géorgiques. Lorsque, presque enfant encore, j' eus traduit quelques livres de ce poëme, j' allai trouver le fils du grand Racine. Son poëme sur la religion, dont la poësie est toujours élégante et naturelle, pX1X et quelquefois sublime, me donnoit la plus haute idée de son goût, comme de ses talens. J' allai le trouver, et lui demandai la permission de le consulter sur une traduction en vers des géorgiques. " les géorgiques, me dit-il d' un " ton sévère ! C' est la plus téméraire des " entreprises. Mon ami M Lefranc, dont " j' honore le talent, l' a tentée, et je lui ai " prédit qu' il échoueroit. " cependant le fils du grand Racine voulut bien me donner un rendez-vous dans une petite maison où il se mettoit en retraite deux fois par semaine pour offrir à Dieu les larmes qu' il versoit sur la mort d' un fils unique, jeune homme de la plus haute espérance, et l' une des malheureuses victimes du tremblement de terre de Lisbonne. Je me rendis dans cette retraite : je le trouvai dans un cabinet au fond du jardin, seul avec son chien, qu' il paroissoit aimer extrêmement. Il me répète plusieurs fois combien mon entreprise lui paroissoit audacieuse. Je lis, avec pXX une grande timidité, une trentaine de vers. Il m' arrête, et me dit : " non-seulement je " ne vous détourne plus de votre projet ; mais " je vous exhorte à le poursuivre. " j' ai senti peu de plaisirs aussi vifs en ma vie. Cette entrevue, cette retraite modeste, ce cabinet où ma jeune imagination croyoit voir rassemblées la piété tendre, la poësie chaste et religieuse, la philosophie sans faste, la paternité malheureuse, mais résignée, enfin le reste vénérable d' une illustre famille prête à s' éteindre faute d' héritiers, mais dont le nom ne mourra jamais, m' ont laissé une impression forte et durable. Je partis, plein d' ardeur et de joie, croyant avoir entendu non-seulement la voix du chantre de la religion, mais quelques accens de l' auteur d' Athalie, et je suivis ma pénible entreprise, qui m' a valu des éloges dont je suis flatté, et des critiques dont j' ai profité. à l' opinion de Racine je puis joindre celle de Voltaire et du grand Fréderic. Les réputations inférieures, quand on les attaque, ont sans doute le droit de se mettre à l' abri des grandes pXX1 renommées qui veulent bien les protéger. Fréderic, qui avoit trop de goût pour ne pas sentir qu' il n' existoit alors dans notre langue aucun modèle de ce genre d' ouvrage, dit, après l' avoir lu, ce mot charmant : " cette " traduction est l' ouvrage le plus original qui " ait paru en France depuis long-temps. " quant à Voltaire, tout le monde a lu, dans son discours de réception à l' académie françoise, ces mots remarquables : " qui oseroit parmi nous " entreprendre une traduction des géorgiques " de Virgile ? " je passe sous silence les passages de ses lettres où l' éloge souvent répété de cette traduction me paroît à moi-même trop au-dessus de l' ouvrage, et n' a pas un rapport immédiat avec la difficulté de traduire en vers un ouvrage aussi étranger à notre langue que les géorgiques. On verra combien il étoit frappé de cette difficulté, dans les phrases suivantes : " je regarde la traduction des " géorgiques de Virgile, par m l' abbé " Delille, comme un des ouvrages qui font " le plus d' honneur à la langue française, et pXX11 " je ne sais si Boileau lui-même eût osé " traduire les géorgiques. " " rempli de la lecture des géorgiques de l' abbé " Delille, je sens tout le mérite de la difficulté " si heureusement surmontée, et je pense qu' on " ne peut faire plus d' honneur à Virgile et à " la nation. " on voit combien ce grand homme étoit loin de confondre cette traduction avec celle d' un roman, d' une histoire, ou même de tout autre poëme, quel qu' il puisse être : c' est qu' il sentoit mieux qu' un autre, combien étoit indigente dans ce genre cette langue dont il disoit avec tant d' esprit : " c' est une gueuse fière, à qui il faut faire " l' aumône malgré elle. " ce qui peut servir encore à prouver combien cette traduction étoit difficile, c' est que M De Pompignan, comme me l' avoit prédit l' illustre fils de Racine, y a complétement échoué. La version qu' il en a publiée est imprimée depuis plusieurs années, et à peine en connoît-on l' existence. Cependant il s' en faut de beaucoup que ce poëte mérite le mépris que lui a prodigué M De Voltaire ; et sa tragédie de Didon, et plusieurs de ses odes sacrées, sont au nombre de nos plus beaux monumens littéraires : mais celui qui avoit heureusement rendu les amours de Didon, a échoué dans la description d' une charrue. Maintenant, qu' il me soit permis de remercier M De M des éloges si flatteurs qu' il me donne, et des observations rigoureuses qu' il a faites, puisqu' elles m' ont valu l' occasion de me parer de suffrages aussi illustres ; ce que je n' aurois osé faire s' il n' eût déprécié le genre de travail dont je me suis occupé, qui a de si grands rapports avec l' ouvrage que je publie aujourd' hui, et dont il est temps de développer le plan et l' intention. Ces nouvelles géorgiques n' ont rien de commun avec celles qui ont paru jusqu' à ce jour, et le nom de géorgiques, ainsi que dans d' autres poëmes français, et particulièrement dans le poëme des saisons du cardinal De Bernis, est employé ici dans un sens plus étendu que son acception ordinaire. Ce poëme est divisé en pXX1V quatre chants, qui, tous relatifs aux jouissances champêtres, ont pourtant chacun leur objet particulier. Dans le premier, c' est le sage qui, avec des sens plus délicats, des yeux plus exercés que le vulgaire, parcourt dans leurs innombrables variétés les riches décorations des scènes champêtres, et multiplie ses jouissances en multipliant ses sensations ; qui, sachant se rendre heureux dans son habitation champêtre, travaille à répandre autour de lui son bonheur, d' autant plus doux qu' il est plus partagé. L' exemple de la bienfaisance lui est donné par la nature même, qui n' est à ses yeux qu' un échange éternel de secours et de bienfaits. Il s' associe à ce concert sublime, appelle au secours de ses vues bienfaisantes toutes les autorités du hameau qu' il habite, et, par ce concours de bienveillance et de soin, assure le bonheur et la vertu de la vieillesse et de l' enfance. Cette partie du poëme a été lue plusieurs fois à l' académie française, et particulièrement à la réception du malheureux M pXXV De Malesherbes. Je dois dire que toutes les maximes de bienfaisance et d' amour du peuple étoient vivement applaudies par tout ce qu' il y avoit alors de plus considérable dans la nation. Je n' ai rien retranché de la recommandation que je faisois alors de la pauvreté à la fortune et de la foiblesse à la puissance ; malgré les excès que le peuple s' est quelquefois permis, j' aurois été désavoué même par ses victimes. Il se trouve aussi dans ce chant une soixantaine de vers empruntés de différens poëtes anglois ; mais, en les imitant, j' ai tâché de me les approprier par les images et l' expression. D' ailleurs ils ont presque tous dans mon poëme un but tout-à-fait différent. Il y a particulièrement dans la chasse du cerf une imitation dans laquelle je me suis rencontré avec M De S Lambert. Le second chant peint les plaisirs utiles du pXXV1 cultivateur. Mais ce n' est pas ici l' agriculture ordinaire, qui sème ou recueille dans leurs saisons les productions de la nature, obéit à ses vieilles lois, et suit ses anciennes habitudes : c' est l' agriculture merveilleuse, qui ne se contente pas de mettre à profit les bienfaits de la nature, mais qui triomphe des obstacles, perfectionne les productions et les races indigènes, naturalise les races et les productions étrangères ; force les rochers à céder la place à la vigne, les torrens à dévider la soie, ou à dompter les métaux ; sait créer ou corriger les terrains, creuse des canaux pour l' agriculture et le commerce, fertilise par des arrosemens les lieux les plus arides, réprime ou met à profit les ravages et les usurpations des rivières ; enfin parcourt les campagnes, tantôt comme une déesse qui sème des bienfaits, tantôt comme une fée qui prodigue des enchantemens. Le troisième chant est consacré à l' observateur naturaliste, qui, environné des ouvrages et des merveilles de la nature, s' attache à les connaître, et donne ainsi plus d' intérêt à ses promenades, de charmes à son domicile et d' occupations à ses loisirs ; se forme un cabinet d' histoire naturelle, orné, non de merveilles étrangères, mais de celles qui l' environnent, et qui, nées dans son propre sol, lui deviennent plus intéressantes encore. Le sujet de ce chant est le plus fécond de tous, et jamais une carrière et plus vaste et plus neuve ne fut ouverte à la poësie. Enfin le quatrième apprend au poëte des champs à célébrer, en vers dignes de la nature, ses phénomènes et ses richesses. En enseignant l' art de peindre les beautés champêtres, l' auteur a tâché d' en saisir lui-même les traits les plus majestueux et les plus touchans. Le traducteur des géorgiques de Virgile, en composant les siennes, s' est affligé souvent d' avoir avec son modèle la plus triste des ressemblances. Comme Virgile, il a écrit sur les plaisirs et les travaux champêtres pendant que les campagnes étoient désolées par la guerre civile et la guerre étrangère : comme lui, il détournoit ses yeux de ces amas de cadavres et de ruines, pour les rejeter sur les douces images du premier art de l' homme et des innocentes délices des champs. Auguste, paisible possesseur de Rome encore sanglante, s' occupa de ranimer l' agriculture et les bonnes moeurs, qui marchent à sa suite ; il engagea Virgile à publier ses géorgiques : elles parurent avec la paix, et en augmentèrent les charmes. C' est un heureux augure pour son imitateur : puisse ce poëme porter dans les ames effarouchées par de longues craintes, ulcérées par de longues souffrances, des sentimens doux et des affections vertueuses ! L' indulgence du lecteur jugera moins rigoureusement un ouvrage composé dans des temps si malheureux : il eût été plus soigné et moins imparfait, s' il eût été composé avec un esprit libre et un coeur plus tranquille, et si, dans cette terrible révolution, l' auteur n' eût perdu que sa fortune ! Je finis cette préface par désavouer plusieurs morceaux de mes ouvrages non imprimés, qui se trouvent épars dans des journaux ou des pXX1X recueils, morceaux dans lesquels j' ai trouvé avec peine des passages insérés par des mains étrangères ; tels sont particulièrement une traduction d' une satyre de Pope, faite presque au sortir de mon enfance, et une lettre écrite de Constantinople sur des ruines de la Grèce : il est juste qu' on ne soit chargé que de ses propres fautes. PREMIER CHANT p33 Boileau jadis a pu, d' une imposante voix, dicter de l' art des vers les rigoureuses lois ; le chantre de Mantoue a pu des champs dociles hâter les dons tardifs par des leçons utiles : mais quoi ! L' art de jouir, et de jouir des champs, se peut-il enseigner ? Non sans doute, et mes chants, des austères leçons fuyant le ton sauvage, viennent de la nature offrir la douce image, inviter les mortels à s' en laisser charmer : apprendre à la bien voir, c' est apprendre à l' aimer. Inspirez donc mes vers, lieux charmans, doux asiles, où la vie est plus pure, où les coeurs, plus tranquilles, p34 ne se reprochent point le plaisir qu' ils ont eu ! Qui fait aimer les champs, fait aimer la vertu : ce sont les vrais plaisirs, les vrais biens que je chante. Mais peu savent goûter leur volupté touchante : pour les bien savourer, c' est trop peu que des sens ; il faut une ame pure et des goûts innocens. Toutefois n' allons pas, déclamateurs stériles, affliger de conseils tristement inutiles nos riches d' autrefois, nos pauvres Lucullus, errans sur les débris d' un luxe qui n' est plus : on a trop parmi nous réformé l' opulence ! Mais je ne parle pas seulement à la France ; ainsi que tous les temps, j' embrasse tous les lieux. ô vous qui dans les champs prétendez vivre heureux, n' offrez qu' un encens pur aux déités champêtres. Héritier corrompu de ses simples ancêtres, ce riche qui, d' avance usant tous ses plaisirs, ainsi que son argent tourmente ses désirs, s' écrie à son lever : " que la ville m' ennuie ! " volons aux champs ; c' est là qu' on jouit de la vie, " qu' on est heureux. " il part, vole, arrive ; l' ennui le reçoit à la grille, et se traîne avec lui. à peine il a de l' oeil parcouru son parterre, et son nouveau kiosk, et sa nouvelle serre ; p35 les relais sont mandés : lassé de son château, il part, et court bâiller à l' opéra nouveau. Ainsi, changeant toujours de dégoûts et d' asile, il accuse les champs, il accuse la ville ; tous deux sont innocens, le tort est à son coeur : un vase impur aigrit la plus douce liqueur. Le doux plaisir des champs fuit une pompe vaine : l' orgueil produit le faste, et le faste la gêne. Tel est l' homme ; il corrompt et dénature tout. Qu' au milieu des cités son superbe dégoût ait transporté les bois, les fleurs et la verdure ; je lui pardonne encor : j' aime à voir la nature, toujours chassée en vain, vengeant toujours ses droits, rentrer à force d' art chez les grands et les rois. Mais je vois en pitié le Crésus imbécille qui jusque dans les champs me transporte la ville : avec pompe on le couche, on l' habille, on le sert ; et Mondor au village est à son grand couvert. Bien plus à plaindre encor les jeunes téméraires qui, lassés tout à coup du manoir de leurs pères, vont sur le grand théâtre, ennuyés à grands frais, transporter leurs champarts, leurs moulins, leurs forêts ; des puissances du jour assiégent la demeure, pour qu' un regard distrait en passant les effleure, p36 ou que par l' homme en place un mot dit de côté d' un faux air de crédit flatte leur vanité. Malheureux qui bientôt reviendront, moins superbes, et vendanger leur vigne et recueillir leurs gerbes, et sauront qu' il vaut mieux, sous leurs humbles lambris, vivre heureux au hameau qu' intrigant à Paris. Et vous qui de la cour affrontez les tempêtes, qu' ont de commun les champs et le trouble où vous êtes ? Vous y paroissez peu ; c' est un gîte étranger, de votre inquiétude hospice passager. Qu' un jour vous gémirez de vos erreurs cruelles ! Les flatteurs sont ingrats : vos arbres sont fidèles, sont des hôtes plus sûrs, de plus discrets amis, et tiennent beaucoup mieux tout ce qu' ils ont promis. Désertant des cités la foule solitaire, d' avance venez donc apprendre à vous y plaire. Cultivez vos jardins, volez quelques instans aux projets des cités, pour vos projets des champs ; et si vous n' aimez point la campagne en vrai sage, la vanité du moins chérira son ouvrage. Cependant, pour charmer ces champêtres loisirs, la plus belle retraite a besoin de plaisirs. Choisissons ; mais d' abord n' ayons pas la folie de transporter aux champs Melpomène et Thalie : p37 non qu' au séjour des grands j' interdise ces jeux, cette pompe convient à leurs châteaux pompeux ; mais sous nos humbles toits ces scènes théâtrales gâtent le doux plaisir des scènes pastorales. Avec l' art des cités arrive leur vain bruit ; l' étalage se montre, et la gaîté s' enfuit. Puis, quelquefois les moeurs se sentent des coulisses, et souvent le boudoir y choisit ses actrices. Joignez-y ce tracas de sotte vanité, et les haines naissant de la rivalité : c' est à qui sera jeune, amant, prince ou princesse ; et la troupe est souvent un beau sujet de pièce. Vous dirai-je l' oubli de soins plus importans, les devoirs immolés à de vains passe-temps ? Tel néglige ses fils pour mieux jouer les pères ; je vois une Mérope, et ne vois point de mères : l' homme fait place au mime, et le sage au bouffon. Néron, bourreau de Rome, en étoit l' histrion : tant l' homme se corrompt alors qu' il se déplace ! Laissez donc à Molé, cet acteur plein de grâce, aux Fleuris, aux Sainvals, ces artistes chéris, l' art d' embellir la scène et de charmer Paris ; charmer est leur devoir : vous, pour qu' on vous estime, soyez l' homme des champs ; votre rôle est sublime. p38 Et quel charme touchant ne promettent-ils pas à des yeux exercés, à des sens délicats ! Insensible habitant des champêtres demeures, sans distinguer les lieux, les saisons et les heures, le vulgaire au hasard jouit de leur beauté : le sage veut choisir. Tantôt la nouveauté embellit les objets ; tantôt leur déclin même aux objets fugitifs prête un charme qu' on aime : le coeur vole au plaisir que l' instant a produit, et cherche à retenir le plaisir qui s' enfuit. Ainsi l' ame jouit, soit qu' une fraîche aurore donne la vie aux fleurs qui s' empressent d' éclore, soit que l' astre du monde, en achevant son tour, jette languissamment les restes d' un beau jour. Tel, quand des fiers combats Homère se repose, il aime à colorer l' aurore aux doigts de rose : tel le brillant Lorrain, de son pinceau touchant, souvent dore un beau ciel des rayons du couchant. étudiez aussi les momens de l' année : l' année a son aurore, ainsi que la journée. Ah ! Malheureux qui perd un spectacle si beau ! Le jeune papillon, échappé du tombeau, qui sur les fruits naissans, qui sur les fleurs nouvelles, s' envole frais, brillant, épanoui comme elles, p39 jouit moins au sortir de sa triste prison, que le sage au retour de la belle saison. Adieu des paravents l' ennuyeuse clôture, adieu livres poudreux, adieu froide lecture ! Du grand livre des champs les trésors sont ouverts : partons, que les beaux lieux me rendent les beaux vers ! Si des beaux jours naissans on chérit les prémices, les beaux jours expirans ont aussi leurs délices ; dans l' automne, ces bois, ces soleils pâlissans, intéressent notre ame, en attristant nos sens : le printemps nous inspire une aimable folie ; l' automne, les douceurs de la mélancolie. On revoit les beaux jours avec ce vif transport qu' inspire un tendre ami dont on pleuroit la mort : leur départ, quoique triste, à jouir nous invite ; ce sont les doux adieux d' un ami qui nous quitte ; chaque instant qu' il accorde on aime à le saisir, et le regret lui-même augmente le plaisir. Majestueux été, pardonne à mon silence ! J' admire ton éclat, mais crains ta violence, et je n' aime à te voir qu' en de plus doux instans, avec l' air de l' automne, ou les traits du printemps. Que dis-je ? Ah ! Si tes jours fatiguent la nature, que tes nuits ont de charme, et quelle fraîcheur pure p40 vient remplacer des cieux le brûlant appareil ! Combien l' oeil, fatigué des pompes du soleil, aime à voir de la nuit la modeste courrière revêtir mollement de sa pâle lumière, et le sein des vallons, et le front des coteaux ; se glisser dans les bois, et trembler dans les eaux ! L' hiver, je l' avoûrai, je suis l' ami des villes : là des charmes ravis aux campagnes fertiles, grâce au pinceau flatteur, aux sons harmonieux, l' image frappe encor mon oreille et mes yeux ; et j' aime à comparer, dans ce portrait fidèle, le peintre à la nature et l' image au modèle. Si pourtant dans les champs l' hiver retient mes pas, l' hiver a ses beautés. Que j' aime et des frimats l' éclatante blancheur, et la glace brillante, en lustres azurés à ces roches pendante ! Et quel plaisir encor, lorsqu' échappé dans l' air un rayon du printemps vient embellir l' hiver, et, tel qu' un doux souris qui naît parmi des larmes, à la campagne en deuil rend un moment ses charmes ! Qu' on goûte avec transport cette faveur des cieux ! Quel beau jour peut valoir ce rayon précieux, qui, du moins un moment, console la nature ! Et si mon oeil rencontre un reste de verdure p41 dans les champs dépouillés, combien j' aime à le voir ! Aux plus doux souvenirs il mêle un doux espoir, et je jouis, malgré la froidure cruelle, des beaux jours qu' il promet, des beaux jours qu' il rappelle. Le ciel devient-il sombre ? Eh bien ! Dans ce salon, près d' un chêne brûlant, j' insulte à l' aquilon. Dans cette chaude enceinte, avec goût éclairée, mille doux passe-temps abrègent la soirée. J' entends ce jeu bruyant où, le cornet en main, l' adroit joueur calcule un hasard incertain. Chacun sur le damier fixe, d' un oeil avide, les cases, les couleurs, et le plein et le vide : les disques noirs et blancs volent du blanc au noir ; leur pile croît, décroît. Par la crainte et l' espoir battu, chassé, repris, de sa prison sonore le dez avec fracas part, rentre, part encore ; il court, roule, s' abat : le nombre a prononcé. Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé, un couple sérieux qu' avec fureur possède l' amour du jeu rêveur qu' inventa Palamède, sur des carrés égaux, différens de couleur, combattant sans danger, mais non pas sans chaleur, par cent détours savans conduit à la victoire ses bataillons d' ébène et ses soldats d' ivoire. p42 Long-temps des camps rivaux le succès est égal : enfin l' heureux vainqueur donne l' échec fatal, se lève, et du vaincu proclame la défaite. L' autre reste atterré dans sa douleur muette, et, du terrible mat à regret convaincu, regarde encor long-temps le coup qui l' a vaincu. Ailleurs c' est le piquet des graves douairières, le lotto du grand-oncle, et le wisk des grand-pères. Là, sur un tapis vert, un essaim étourdi pousse contre l' ivoire un ivoire arrondi ; la blouse le reçoit. Mais l' heure de la table désarme les joueurs ; un flacon délectable verse avec son nectar les aimables propos, et, comme son bouchon, fait partir les bons mots. On se lève, on reprend sa lecture ordinaire, on relit tout Racine, on choisit dans Voltaire. Tantôt un bon roman charme le coin du feu : hélas ! Et quelquefois un bel esprit du lieu tire un traître papier ; il lit, l' ennui circule. L' un admire en bâillant l' assommant opuscule, et d' un sommeil bien franc l' autre dormant tout haut aux battemens de mains se réveille en sursaut. On rit ; on se remet de la triste lecture ; on tourne un madrigal, on conte une aventure. p43 Le lendemain promet des plaisirs non moins doux, et la gaîté revient, exacte au rendez-vous. Ainsi dans l' hiver même on connoît l' allégresse. Ce n' est plus ce dieu sombre, amant de la tristesse ; c' est un riant vieillard, qui sous le faix des ans connoît encor la joie, et plaît en cheveux blancs. En tableaux variés les beaux jours plus fertiles ont des plaisirs plus vifs, des scènes moins tranquilles. Eh ! Qui de ses loisirs peut mettre alors l' espoir dans ces tristes cartons peints de rouge et de noir ? L' homme veut des plaisirs ; mais leurs pures délices ont besoin de santé, la santé d' exercices. Laissez donc à l' hiver, laissez à la cité, tous ces jeux où la sombre et morne oisiveté, pour assoupir l' ennui réveillant l' avarice, se plaît dans un tourment et s' amuse d' un vice. Loin ces tristes tapis ! L' air, l' onde et les forêts de leurs jeux innocens vous offrent les attraits, et la guerre des bois, et les piéges des ondes. Compagne des Silvains, des nymphes vagabondes, muse, viens, conduis-moi dans leurs sentiers déserts : le spectacle des champs dicta les premiers vers. Sous ces saules touffus, dont le feuillage sombre à la fraîcheur de l' eau joint la fraîcheur de l' ombre, p44 le pêcheur patient prend son poste sans bruit, tient sa ligne tremblante, et sur l' onde la suit. Penché, l' oeil immobile, il observe avec joie le liége qui s' enfonce et le roseau qui ploie. Quel imprudent, surpris au piége inattendu, à l' hameçon fatal demeure suspendu ? Est-ce la truite agile, ou la carpe dorée, ou la perche étalant sa nageoire pourprée ; ou l' anguille argentée, errante en longs anneaux ; ou le brochet glouton, qui dépeuple les eaux ? Aux habitans de l' air faut-il livrer la guerre ? Le chasseur prend son tube, image du tonnerre ; il l' élève au niveau de l' oeil qui le conduit ; le coup part, l' éclair brille, et la foudre le suit. Quels oiseaux va percer la grêle meurtrière ? C' est le vanneau plaintif, errant sur la bruyère : c' est toi, jeune alouette, habitante des airs ! Tu meurs en préludant à tes tendres concerts. Mais pourquoi célébrer cette lâche victoire, ces triomphes sans fruits et ces combats sans gloire ? ô muse, qui souvent, d' une si douce voix, imploras la pitié pour les chantres des bois, ah ! Dévoue à la mort l' animal dont la tête présente à notre bras une digne conquête, p45 l' ennemi des troupeaux, l' ennemi des moissons. Mais quoi ! Du cor bruyant j' entends déjà les sons ; l' ardent coursier déjà sent tressaillir ses veines, bat du pied, mord le frein, sollicite les rênes. à ces apprêts de guerre, au bruit des combattans, le cerf frémit, s' étonne et balance long-temps. Doit-il loin des chasseurs prendre son vol rapide ? Doit-il leur opposer son audace intrépide ? De son front menaçant ou de ses pieds légers, à qui se fîra-t-il dans ces pressans dangers ? Il hésite long-temps : la peur enfin l' emporte ; il part, il court, il vole : un moment le transporte bien loin de la forêt, et des chiens et du cor. Le coursier, libre enfin, s' élance et prend l' essor ; sur lui l' ardent chasseur part comme la tempête, se penche sur ses crins, se suspend sur sa tête. Il perce les taillis, il rase les sillons, et la terre sous lui roule en noirs tourbillons. Cependant le cerf vole, et les chiens sur sa voie suivent ces corps légers que le vent leur envoie ; partout où sont ses pas sur le sable imprimés, ils attachent sur eux leurs naseaux enflammés ; alors le cerf tremblant, de son pied, qui les guide, maudit l' odeur traîtresse et l' empreinte perfide. p46 Poursuivi, fugitif, entouré d' ennemis, enfin dans son malheur il songe à ses amis. Jadis de la forêt dominateur superbe, s' il rencontre des cerfs errans en paix sur l' herbe, il vient au milieu d' eux, humiliant son front, leur confier sa vie et cacher son affront. Mais, hélas ! Chacun fuit sa présence importune et la contagion de sa triste fortune : tel un flatteur délaisse un prince infortuné. Banni par eux, il fuit, il erre abandonné. Il revoit ces grands bois, si chers à sa mémoire, où cent fois il goûta les plaisirs et la gloire, quand les bois, les rochers, les antres d' alentour répondoient à ses cris et de guerre et d' amour, et qu' en sultan superbe à ses jeunes maîtresses sa noble volupté partageoit ses caresses. Honneur, empire, amour, tout est perdu pour lui. C' est en vain qu' à ses maux prêtant un noble appui, d' un cerf tout jeune encor la confiante audace succède à ses dangers et s' élance à sa place. Par les chiens vétérans le piége est éventé. Du son lointain des cors bientôt épouvanté, il part, rase la terre ; ou, vieilli dans la feinte, de ses pas, en sautant, il interrompt l' empreinte ; p47 ou, tremblant et tapi loin des chemins frayés, veille et promène au loin ses regards effrayés, s' éloigne, redescend, croise et confond sa route. Quelquefois il s' arrête ; il regarde, il écoute ; et des chiens, des chasseurs, de l' écho des forêts déjà l' affreux concert le frappe de plus près. Il part encor, s' épuise encore en ruses vaines. Mais déjà la terreur court dans toutes ses veines ; chaque bruit est pour lui l' annonce de son sort, chaque arbre un ennemi, chaque ennemi la mort. Alors, las de traîner sa course vagabonde, de la terre infidèle il s' élance dans l' onde, et change d' élément sans changer de destin. Avide et réclamant son barbare festin, bientôt vole après lui, de sueur dégouttante, brûlante de fureur et de soif haletante, la meute aux cris aigus, aux yeux étincelans. L' onde à peine suffit à leurs gosiers brûlans : mais à leur fier instinct d' autres besoins commandent ; c' est de sang qu' ils ont soif, c' est du sang qu' ils demandent. Alors désespéré, sans amis, sans secours, à la fureur enfin sa foiblesse a recours. Hélas ! Pourquoi faut-il qu' en ruses impuissantes la frayeur ait usé ses forces languissantes ? p48 Et que n' a-t-il plus tôt, écoutant sa valeur, par un noble combat illustré son malheur ? Mais, enfin, las de perdre une inutile adresse, terrible, il se ranime, il s' avance, il se dresse, soutient seul mille assauts ; son généreux courroux réserve aux plus vaillans ses plus terribles coups. Sur lui seul à la fois tous ses ennemis fondent ; leurs morsures, leurs cris, leur rage se confondent. Il lutte, il frappe encore : efforts infructueux ! Hélas ! Que lui servit son port majestueux, et sa taille élégante et ses rameaux superbes, et ses pieds qui voloient sur la pointe des herbes ? Il chancelle, il succombe, et deux ruisseaux de pleurs de ses assassins même attendrissent les coeurs. Permettez-vous ces jeux sans en être idolâtre : n' imitez point ce fou, chasseur opiniâtre, qui ne parle jamais que meute, que chevaux ; qui croiroit avilir l' honneur de ses châteaux, si de cinquante cerfs les cornes menaçantes n' ornoient pompeusement ses portes triomphantes ; vous conte longuement sa chasse, ses exploits, et met, comme le cerf, l' auditeur aux abois. êtes-vous de retour sous vos lambris tranquilles ? Là des jeux moins bruyans, des plaisirs plus utiles, p49 vous attendent encore. Aux délices des champs associez les arts et leurs plaisirs touchans. Beaux arts ! Eh, dans quel lieu n' avez-vous droit de plaire ? Est-il à votre joie une joie étrangère ? Non ; le sage vous doit ses momens les plus doux : il s' endort dans vos bras ; il s' éveille pour vous. Que dis-je ? Autour de lui tandis que tout sommeille, la lampe inspiratrice éclaire encor sa veille. Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur ; vous êtes ses trésors, vous êtes son honneur, l' amour de ses beaux ans, l' espoir de son vieil âge, ses compagnons des champs, ses amis de voyage ; et de paix, de vertus, d' études entouré, l' exil même avec vous est un abri sacré. Tel l' orateur romain, dans les bois de Tuscule, oublioit Rome ingrate ; ou tel, son digne émule, dans Frênes, Daguesseau goûtoit tranquillement d' un repos occupé le doux recueillement : tels, de leur noble exil tous deux charmoient les peines. Malheur aux esprits durs, malheur aux ames vaines qui dédaignent les arts au temps de leur faveur ! Les beaux arts à leur tour, dans les temps du malheur, les livrent sans ressource à leur vile infortune. Mais avec leurs amis ils font prison commune, p50 les suivent dans les champs, et, payant leur amour, consolent leur exil et chantent leur retour. Mais c' est peu des beaux lieux, des beaux jours, de l' étude, je veux que l' amitié, peuplant ma solitude, me donne ses plaisirs et partage les miens. ô jours de ma jeunesse ! Hélas ! Je m' en souviens, épris de la campagne et l' aimant en poëte, je ne lui demandois qu' un désert pour retraite, pour compagons, des bois, des oiseaux et des fleurs. Je l' aimois, je l' aimois jusque dans ses horreurs : j' aimois à voir les bois, battus par les tempêtes, abaisser tour à tour et redresser leurs têtes ; j' allois sur les frimats graver mes pas errans, et de loin j' écoutois la course des torrens. Mais tout passe ; aujourd' hui qu' un sang moins vif m' enflamme, que les besoins des sens font place à ceux de l' ame, s' il est long-temps désert, le plus aimable lieu ne me plaît pas long-temps ; les arbres parlent peu, dit le bon Lafontaine, et ce qu' un bois m' inspire, je veux à mes côtés trouver à qui le dire. Ainsi, fermant la porte au sot qui de Paris s' en vient tuer le temps, la joie et vos perdrix, de ceux qu' unit à vous une amitié sincère préparez, décorez la chambre hospitalière. p51 Ce sont de vieux voisins, des proches, des enfans, qui visitent des lieux chers à leurs premiers ans : c' est un père adoré qui vient, dans sa vieillesse, reconnoître les bois qu' a plantés sa jeunesse ; la ferme à son aspect semble se réjouir, les bosquets s' égayer, les fleurs s' épanouir. Tantôt c' est votre ami, votre ami de l' enfance, qui de vos simples goûts partage l' innocence. Chacun retrouve là ses passe-temps chéris, son meuble accoutumé, ses livres favoris. Tantôt Robert arrive, et ses riches images doublent, en les peignant, vos plus beaux paysages ; et tantôt son pinceau, dans de plus doux portraits, de ceux que vous aimez vous reproduit les traits. Ainsi, plein des objets que votre coeur adore, de vos amis absens vous jouissez encore. Ces lieux, chers aux vivans, sont aussi chers aux morts. Qui vous empêchera de placer sur ces bords, près d' un ruisseau plaintif, sous un saule qui pleure, d' un ami regretté la dernière demeure ? Est-il un lieu plus propre à ce doux monument, où des mânes chéris dorment plus mollement ? Du bon helvétien qui ne connoît l' usage ? Près d' une eau murmurante, au fond d' un vert bocage, p52 il place les tombeaux ; il les couvre de fleurs : par leur douce culture il charme ses douleurs, et pense respirer, quand sa main les arrose, l' ame de son ami dans l' odeur d' une rose. Ne pouvez-vous encore y consacrer les traits de ceux par qui fleurit l' art fécond de Cerès ? Pouvez-vous à Berghem refuser un asile, un marbre à Théocrite, un bosquet à Virgile ? Hélas ! Je n' ai point droit d' avoir place auprès d' eux ; mais si de l' art des vers quelque ami généreux daigne un jour m' accorder de modestes hommages, ah ! Qu' il ne place pas le chantre des bocages dans le fracas des cours ou le bruit des cités. Vallons que j' ai chéris, coteaux que j' ai chantés, souffrez que parmi vous ce monument repose ; qu' un peuplier le couvre et qu' un ruisseau l' arrose ! Mes voeux sont exaucés : du sein de leur repos un essaim glorieux de belles, de héros, qui, successeurs polis des sarmates sauvages, de l' antique Vistule honorent les rivages, auprès de Saint-Lambert, de Pope, de Thompson, offre dans ses jardins une place à mon nom. Que dis-je ? Tant d' honneur n' est pas fait pour ma muse ; la gloire de ces noms du mien seroit confuse. p53 Mais, si dans un bosquet obscur et retiré il est un coin désert, un réduit ignoré, au-dessous de Gessner, et bien loin de Virgile, hôtes de ces beaux lieux, gardez-moi cet asile. Content, je vous verrai, dans vos rians vallons, de l' art que je chantai pratiquer les leçons, enrichir vos hameaux, parer leur solitude, des partis turbulens calmer l' inquiétude. Heureux si quelquefois, sous vos ombrages verts, l' écho redit mon nom, mon hommage et mes vers ! Mais, ne l' oublions pas, à la ville, au village, le bonheur le plus doux est celui qu' on partage. Heureux ou malheureux, l' homme a besoin d' autrui ; il ne vit qu' à moitié, s' il ne vit que pour lui. Vous donc à qui des champs la joie est étrangère, ah ! Faites-y le bien, et les champs vont vous plaire. Le bonheur dans les champs a besoin de bonté. Tout se perd dans le bruit d' une vaste cité ; mais au sein des hameaux le château, la chaumière, et l' oisive opulence et l' active misère, nous offrent de plus près leur contraste affligeant, et contre l' homme heureux soulèvent l' indigent. Alors vient la bonté qui désarme l' envie, rend ses droits au malheur, l' équilibre à la vie, p54 corrige les saisons, laisse à l' infortuné quelques épis du champ par ses mains sillonné, comble enfin par ses dons cet utile intervalle que met entre les rangs la fortune inégale. Et ! Dans qels lieux le ciel, mieux qu' au séjour des champs, nous instruit-il d' exemple aux généreux penchans ? De bienfaits mutuels voyez vivre le monde. Ce champ nourrit le boeuf, et le boeuf le féconde ; l' arbre suce la terre, et ses rameaux flétris à leur sol maternel vont mêler leurs débris ; les monts rendent leurs eaux à la terre arrosée ; l' onde rafraîchit l' air, l' air s' épanche en rosée : tout donne et tout reçoit, tout jouit et tout sert. Les coeurs durs troublent seuls ce sublime concert. L' un, si du dé fatal la chance fut perfide, parcourt tout son domaine en exacteur avide ; sans sécher une larme épuisant son trésor, l' autre, comme d' un poids, se défait de son or. Quoi, ton or t' importune ? ô richesse impudente ! Pourquoi donc près de toi cette veuve indigente, ces enfans dans leur fleur desséchés par la faim, et ces filles sans dot, et ces vieillards sans pain ? Oh ! D' un simple hameau si le ciel m' eût fait maître, je saurois en jouir : heureux, digne de l' être, p55 je voudrois m' entourer de fleurs, de riches plants, de beaux fruits, et surtout de visages rians ; et je ne voudrois pas, qu' attristant ma fortune, la faim vînt m' étaler sa pâleur importune. Mais je hais l' homme oisif : la bêche, les rateaux, le soc, tout l' arsenal des rustiques travaux, attendroient l' indigent, sûr d' un juste salaire, et chez moi le travail banniroit la misère. C' est peu : des maux cruels troublent souvent ses jours ; aux douleurs, au vieil âge assurez des secours. Dans les appartemens du logis le moins vaste qu' il en soit un où l' art, avec ordre et sans faste, arrange le dépôt des remèdes divers à ses infirmités incessamment offerts. L' oisif, de qui l' ennui vient vous rendre visite, loûra plus volontiers, de sa voix parasite, vos glaces, vos tapis, votre salon doré ; mais pour tous les bons coeurs ce lieu sera sacré. Souvent à vos bienfaits joignez votre présence ; votre aspect consolant doublera leur puissance. Menez-y vos enfans ; qu' ils viennent sans témoin offrir leur don timide au timide besoin ; que surtout votre fille, amenant sur vos traces la touchante pudeur, la première des grâces, p56 y fasse en rougissant l' essai de la bonté, par qui tout s' embellit jusques à la beauté. Ainsi, comme vos traits, leurs moeurs sont votre image ; votre exemple est leur dot, leurs vertus votre ouvrage, coeurs durs, qui payez cher de fastueux dégoûts, ah ! Voyez ces plaisirs, et soyez-en jaloux. L' homme le plus obscur, quelquefois, sous le chaume gouverne en son idée une ville, un royaume. Moi jamais, dans l' erreur de mes illusions, je n' aspire à régler le sort des nations : me formant du bonheur une plus humble image, quelquefois je m' amuse à régler un village ; je m' établis le chef de ces petits états. Mais à mes propres soins je ne me borne pas ; au bon gouvernement de ce modeste empire je veux que du hameau chaque pouvoir conspire. ô vous pour qui j' écris le code des hameaux, souffrez que mes leçons se changent en tableaux. Voyez-vous ce modeste et pieux presbytère ? Là vit l' homme de Dieu, dont le saint ministère du peuple réuni présente au ciel les voeux, ouvre sur le hameau tous les trésors des cieux, soulage le malheur, consacre l' hyménée, bénit et les moissons et les fruits de l' année, p57 enseigne la vertu, reçoit l' homme au berceau, le conduit dans la vie, et le suit au tombeau. Je ne choisirai point pour cet emploi sublime, cet avide intrigant que l' intérêt anime ; sévère pour autrui, pour lui-même indulgent ; qui pour un vil profit quitte un temple indigent, dégrade par son ton la chaire pastorale, et sur l' esprit du jour compose sa morale. Fidèle à son église, et cher à son troupeau, le vrai pasteur ressemble à cet antique ormeau qui, des jeux du village ancien dépositaire, leur a prêté cent ans son ombre héréditaire, et dont les verts rameaux, de l' âge triomphans, ont vu mourir le père et naître les enfans. Par ses sages conseils, sa bonté, sa prudence, il est pour le village une autre providence : quelle obscure indigence échappe à ses bienfaits ? Dieu seul n' ignore pas les heureux qu' il a faits. Souvent dans ces réduits où le malheur assemble le besoin, la douleur et le trépas ensemble, il paroît ; et soudain le mal perd son horreur, le besoin sa détresse, et la mort sa terreur. Qui prévient le besoin, prévient souvent le crime. Le pauvre le bénit, et le riche l' estime ; p58 et souvent deux mortels, l' un de l' autre ennemis, s' embrassent à sa table et retournent amis. Honorez ses travaux. Que son logis antique, par vous rendu décent et non pas magnifique, au dedans des vertus renfermant les trésors, d' un air de propreté s' embellisse au dehors : la pauvreté dégrade, et le faste révolte. Partagez avec lui votre riche récolte ; ornez son sanctuaire et parez son autel. Liguez-vous saintement pour le bien mutuel : et quel spectacle, ô dieu, vaut celui d' un village qu' édifie un pasteur, et que console un sage ? Non, Rome subjuguant l' univers abattu, ne vaut pas un hameau qu' habite la vertu, où les bienfaits de l' un, de l' autre les prières, sont les trésors du pauvre et l' espoir des chaumières. Il est dans le village une autre autorité, c' est des fils du hameau le pédant redouté. Muse, baisse le ton, et sans être grotesque, peins des fils du hameau le mentor pédantesque. Bientôt j' enseignerai comment un soin prudent peut de ce grave emploi seconder l' ascendant. Mais le voici : son port, son air de suffisance, marquent dans son savoir sa noble confiance. p59 Il sait, le fait est sûr, lire, écrire et compter ; sait instruire à l' école, au lutrin sait chanter ; connoît les lunaisons, prophétise l' orage, et même du latin eut jadis quelque usage. Dans les doctes débats ferme et rempli de coeur, même après sa défaite il tient tête au vainqueur. Voyez, pour gagner temps, quelles lenteurs savantes prolongent de ses mots les syllabes traînantes ! Tout le monde l' admire, et ne peut concevoir que dans un cerveau seul loge tant de savoir. Du reste, inexorable aux moindres négligences, tant il a pris à coeur le progrès des sciences, paroît-il ? Sur son front ténébreux ou serein le peuple des enfans croit lire son destin. Il veut, on se sépare ; il fait signe, on s' assemble ; il s' égaie, et l' on rit ; il se ride, et tout tremble. Il caresse, il menace, il punit, il absout. Même absent, on le craint ; il voit, il entend tout : un invisible oiseau lui dit tout à l' oreille ; il sait celui qui rit, qui cause, qui sommeille, qui néglige sa tâche, et quel doigt polisson d' une adroite boulette a visé son menton. Non loin croît le bouleau dont la verge pliante est sourde aux cris plaintifs de leur voix suppliante, p60 qui, dès qu' un vent léger agite ses rameaux, fait frissonner d' effroi cet essaim de marmots, plus pâles, plus tremblans encor que son feuillage. Tel, ô doux chanonat, sur ton charmant rivage, j' ai vu, j' ai reconnu, j' ai touché de mes mains, cet arbre dont s' armoient mes pédans inhumains, ce saule, mon effroi, mon bienfaiteur peut-être. Des enfans du hameau tel est le grave maître. En secondant ses soins rendez-le plus soigneux. Rien n' est vil pour le sage ; un sot est dédaigneux. Il faut dans les emplois, quoique l' orgueil en pense, aux grands la modestie, aux petits l' importance. Encouragez-le donc ; songez que dans ses mains du peuple des hameaux reposent les destins, et, rendant à ses yeux son office honorable, laissez-le s' estimer pour qu' il soit estimable. Et quel spectacle encor ne vous offriront pas tous ces groupes d' enfans, leurs courses, leurs ébats ! Sans doute on aime à voir la sagesse mûrie, de ses fruits déjà prêts enrichir la patrie : mais quel sage peut voir sans un attrait flatteur la vie encor naissante et l' homme encore en fleur ? C' est là que l' homme est lui, que nul art ne déguise de ses premiers penchans la naïve franchise. p61 L' un, docile et traitable après le châtiment, laisse appaiser d' un mot son court ressentiment ; il essuie en riant une dernière larme ; un affront l' irritoit, un souris le désarme et de son coeur facile obtient un prompt retour. L' autre, ferme en sa haine ainsi qu' en son amour, tient baissé vers la terre un oeil triste et farouche ; prières, doux propos, présens, rien ne le touche ; il repousse les dons d' une odieuse main, et garde obstinément un silence mutin : tel, décélant déjà son ame magnanime, jadis Caton enfant fut un boudeur sublime. Mais l' heure des jeux sonne ; observez-le encor dans ces jeux où l' instinct prend son premier essor. De talens variés quel heureux assemblage ! L' un est l' historien, le conteur du village : l' autre, Euclyde nouveau, confie au sol mouvant ses cercles, ses carrés, dont s' amuse le vent. L' un, apprenti Rubens, charbonne la muraille : l' autre, Chevert futur, met sa troupe en bataille. Suivez dans ses essais ce groupe intéressant. Là peut-être à vos yeux rêve un Pascal naissant : peut-être un successeur des Boileaus, des Molières, autour du buis tournant fait siffler ses lanières, p62 dont la muse eût un jour de son terrible vers châtié la sottise et fouetté nos travers : peut-être qu' un rival des Molés, des Prévilles, nous peint les sots des champs, qui peindroit ceux des villes. Peut-être enfin un Pope, un Locke, un Addisson n' attend qu' un bienfaiteur de sa jeune raison : ainsi ce jeune oeillet n' attendoit pour éclore qu' un des rayons du jour, qu' un des pleurs de l' aurore. Aujourd' hui, sans songer à son renom futur, son coeur est satisfait si, lancé d' un bras sûr, le caillou sous les eaux court, tombe et se relève, ou si par un bon vent son cerf-volant s' élève. Dès qu' un heureux hasard vient l' offrir à vos yeux, hâtez-vous, saisissez ce germe précieux. Cultivés, protégés par vos secours propices, ces jeunes sauvageons croîtront sous vos auspices : hâtés par vos bienfaits, leurs fruits seront plus doux, et leur succès flatteur reviendra jusqu' à vous. Des préjugés aussi préservez le jeune âge. Naguère des esprits hantoient chaque village ; tout hameau consultoit son sorcier, son devin ; tout château renfermoit son spectre, son lutin, et dans de longs récits la vieillesse conteuse en troubloit le repos de l' enfance peureuse. p63 Surtout, lorsqu' aux lueurs d' un nocturne flambeau l' heure de la veillée assembloit le hameau, toujours de revenans quelque effrayante histoire resserroit de frayeur le crédule auditoire. Loin d' eux ces fictions qui sèment la terreur, filles des préjugés et mères de l' erreur ! Ah ! Contons-leur plutôt la bonne moissonneuse, soigneuse d' oublier l' épi de la glaneuse ; le bon fils, le bon père, et l' invisible main qui punit l' homicide et nourrit l' orphelin. Ainsi vous assurez, bienfaiteur du village, des secours au vieillard, des leçons au jeune âge. Ce n' est pas tout encor ; que d' heureux passe-temps de leurs jours désoeuvrés amusent les instans ! Hélas qui l' eût pu croire ? Une bonté barbare de ces jours consolans est devenue avare. Ces jours, leur dites-vous, de stériles loisirs, ces jours sont au travail volés par les plaisirs. Ainsi votre bonté du repos les dispense, et l' excès du travail en est la récompense ! Hélas ! Au laboureur, à l' utile ouvrier, dans les jours solennels pouvons-nous envier le vin et les chansons, le fifre et la musette ; à leur fille l' honneur de sa simple toilette ? p64 Non, laissons-leur du moins, pour prix de leur labeur, une part à la vie, une part au bonheur. Vous-même secondez leur naïve allégresse. Déjà je crois en voir la scène enchanteresse. Pour peindre leurs plaisirs et leurs groupes divers, donnez, ah ! Donnez-moi le pinceau de Teniers. Là des vieillards buvant content avec délices, l' un ses jeunes amours, l' autre ses vieux services, et son grade à la guerre, et dans quel grand combat lui seul avec De Saxe il a sauvé l' état. Plus loin, non sans frayeur dans les airs suspendue, églé monte et descend sur la corde tendue : Zéphir vient se jouer dans ses flottans habits, et la pudeur craintive en arrange les plis. Ailleurs s' ouvre un long cirque, où des boules rivales poursuivent vers le but leurs courses inégales, et leur fil à la main, des experts à genoux mesurent la distance et décident des coups. Ici, sans employer l' élastique raquette, la main jette la balle et la main la rejette. Là, d' agiles rivaux sentent battre leur coeur ; tout part, un cri lointain a nommé le vainqueur. Plus loin, un bois roulant de la main qui le guide s' élance, cherche, atteint, dans sa course rapide, p65 ces cônes alignés, qu' il renverse en son cours, et qui, toujours tombant, se redressent toujours ; quelquefois, de leurs rangs parcourant l' intervalle, il hésite, il prélude à leur chute fatale ; il les menace tous, aucun n' a succombé ; enfin il se décide, et le neuf est tombé. Et vous, archers adroits, prenez le trait rapide ; un pigeon est le but. L' un de l' oiseau timide effleure le plumage, un autre rompt ses noeuds ; l' autre le suit de l' oeil, et l' atteint dans les cieux. L' oiseau tourne dans l' air sur son aile sanglante, et rapporte, en tombant, la flèche triomphante. Mais c' est auprès du temple, au pied du grand ormeau, que s' assemble la fleur et l' amour du hameau. L' archet rustique part, chacun choisit sa belle ; on s' enlace, on s' élève, on retombe avec elle. Plus d' un coeur bat, pressé d' une furtive main, et le folâtre amour prélude au sage hymen. Partout rit le bonheur, partout brille la joie ; l' adresse s' entretient, la vigueur se déploie : leurs jeux sont innocens, leur plaisir acheté, et même le repos bannit l' oisiveté. Vous, charmé de ces jeux, riche de leur aisance, vous goûtez le bonheur qui suit la bienfaisance. p66 Heureux, vous unissez, dans votre heureux hameau, le riche à l' indigent, la cabane au château. Vous créez des plaisirs, vous soulagez des peines, du lien social vous resserrez les chaînes, et satisfait de tout, et ne regrettant rien, vous dites comme Dieu : ce que j' ai fait est bien. fin du premier chant. SECOND CHANT p67 heureux qui dans le sein de ses dieux domestiques se dérobe au fracas des tempêtes publiques, et dans un doux abri trompant tous les regards, cultive ses jardins, les vertus et les arts ! Tel, quand des triumvirs la main ensanglantée disputoit les lambeaux de Rome épouvantée, Virgile, des partis laissant rouler les flots, du nom d' Amaryllis enchantoit les échos. Nul mortel n' eût osé, troublant de si doux charmes, entourer son réduit du tumulte des armes ; et lorsque Rome, enfin lasse de tant d' horreurs, sous un règne plus doux oublioit ces fureurs, s' il vint redemander au maître de la terre le champ de ses ayeux que lui ravit la guerre, bientôt on le revit, loin du bruit des palais, favori du dieu Pan, courtisan de Palès, fouler, près du beau lac où le cygne se joue, les prés alors si beaux de sa chère Mantoue. Là, tranquille au milieu des vergers, des troupeaux, sa bouche harmonieuse erroit sur ses pipeaux, et, ranimant le goût des richesses rustiques, chantoit aux fiers romains ses douces géorgiques. p68 Comme lui je n' eus point un champ de mes ayeux, et le peu que j' avois je l' abandonne aux dieux ; mais comme lui, fuyant les discordes civiles, j' échappe dans les bois au tumulte des villes, et, content de former quelques rustiques sons, à nos cultivateurs je dicte des leçons. Vous donc qui prétendiez, profanant ma retraite, en intrigant d' état transformer un poëte, épargnez à ma muse un regard indiscret ; de son heureux loisir respectez le secret. Auguste triomphant pour Virgile fut juste ; j' imitai le poëte, imitez donc Auguste, et laissez-moi, sans nom, sans fortune et sans fers, rêver au bruit des eaux, de la lyre et des vers. Quand des agriculteurs j' enseigne l' art utile, je ne viens plus, marchant sur les pas de Virgile, répéter aux français les leçons des romains : sans guide m' élançant par de nouveaux chemins, je vais orner de fleurs le soc de Triptolème, et sur mon propre luth chanter un art que j' aime. Je ne prends pas non plus pour sujet de mes chants les vulgaires moyens qui fécondent les champs : je ne viens point ici vous dire sous quel signe il faut planter le cep et marier la vigne ; p69 quel sol veut l' olivier, dans quels heureux terrains réussissent les fruits et prospèrent les grains. La culture offre ici de plus brillans spectacles ; au lieu de ses travaux, je chante ses miracles, ses plus nobles efforts, ses plus rares bienfaits. Féconde en grands moyens, fertile en grands effets, ce n' est plus cette simple et rustique déesse qui suit ses vieilles lois ; c' est une enchanteresse qui, la baguette en main, par de hardis travaux, fait naître des aspects et des trésors nouveaux, compose un sol plus riche et des races plus belles, fertilise les monts, dompte les rocs rebelles, dirige dans leur cours les flots emprisonnés, fait commercer entr' eux les fleuves étonnés, triomphe des climats, et sous ses mains fécondes confond les lieux, les temps, les saisons et les mondes. Quand l' homme cultiva pour la première fois, de ce premier des arts il ignoroit les lois ; sans distinguer le sol et les monts et les plaines, son imprudente main leur confia ses graines : mais bientôt, plus instruit, il connut les terrains ; chaque arbre eut sa patrie, et chaque sol ses grains. Vous, faites plus encore ; osez par la culture corriger le terrain et dompter la nature. p70 Rival de Duhamel, surprenez ses secrets ; connoissez, employez l' art fécond des engrais. Pour fournir à vos champs l' aliment qu' ils demandent, la castine, la chaux, la marne vous attendent. Que la cendre tantôt, tantôt les vils débris des grains dont sous leurs toits vos pigeons sont nourris, tantôt de vos troupeaux la litière féconde, changent en sucs heureux un aliment immonde. Ici, pour réparer la maigreur de vos champs, mêlez la grasse argile à leurs sables tranchans : ailleurs, pour diviser les terres limoneuses, mariez à leur sol les terres sablonneuses. Vous, dont le fol espoir, couvant un vain trésor, d' un stérile travail croit voir sortir de l' or, d' un chimérique bien laissez là l' imposture : l' or naît dans les sillons qu' enrichit la culture ; la terre est le creuset qui mûrit vos travaux, et le soleil lui-même échauffe vos fourneaux. Les voilà, les vrais biens, et la vraie alchimie. Jadis, heureux vainqueur d' une terre ennemie, un vieillard avoit su de ses champs plus féconds vaincre l' ingratitude et doubler les moissons. Il avoit, devinant l' art heureux d' Angleterre, pétri, décomposé, recomposé la terre, p71 créé des prés nouveaux ; et les riches sainfoins, et l' herbe à triple feuille, avoient payé ses soins. Ici des jeunes fleurs il doubloit la couronne, là de fruits inconnus enrichissoit l' automne. Nul repos pour ses champs, et la variété, seule, les délassoit de leur fécondité. Enviant à ses soins un si beau privilége, un voisin accusa son art de sortilége. Cité devant le juge, il étale à ses yeux sa herse, ses rateaux, ses bras laborieux ; raconte par quels soins son adresse féconde a su changer la terre, a su diriger l' onde. Voilà mon sortilége et mes enchantemens, leur dit-il. Tout éclate en applaudissemens : on l' absout ; et son art, doux charme de sa vie, comme d' un sol ingrat, triompha de l' envie. Imitez son secret : que votre art souverain corrige la nature et change le terrain. Augmentez, propagez les richesses rustiques, et joignez votre exemple aux usages antiques. Pourtant des nouveautés amant présomptueux, n' allez pas vous bercer d' essais infructueux ; gardez-vous d' imiter ces docteurs téméraires, hardis blasphémateurs des travaux de leurs pères. p72 Laissez là ces projets recueillis par Rozier, beaux dans le cabinet, féconds sur le papier, des semeurs citadins l' élégante méthode, leurs modernes semoirs, leur charrue à la mode, leur ferme en miniature, enfin tous les secrets qu' admire le mercure et que maudit Cérès. Des vieux cultivateurs respectant les pratiques, laissez à ces docteurs leurs tréteaux dogmatiques. Cependant n' allez pas, trop superstitieux, suivre servilement les pas de vos ayeux ; créant à l' art des champs de nouvelles ressources, tentez d' autres chemins, ouvrez-vous d' autres sources. Eh ! Qui sait quels succès attendent vos travaux ? Combien l' art parmi nous conquit de fruits nouveaux ! Dans nos champs étonnés que de métamorphoses ! Sur un simple buisson jadis naissoient les roses, et le pommier dans l' air déployoit ses rameaux : le rosier maintenant, ô prodiges nouveaux ! élève vers les cieux sa tête enorgueillie, et sur des arbres nains la pomme est recueillie. Que de fleurs parmi nous, fières de leurs rayons, ont accru leurs honneurs et doublé leurs festons ! Osez plus : appelez les familles lointaines, et mariez leur race aux races indigènes. p73 Pourtant n' imitez pas cet amateur fougueux qui hait tous nos trésors : l' arbre le plus pompeux lui déplaît s' il n' est pas nourrisson de l' Afrique, ou naturel de l' Inde, ou colon d' Amérique. Ainsi, quand de Paris les inconstans dégoûts de Londres, sa rivale, adoptèrent les goûts, la scène, les salons, et la cour et la ville, tout paya son tribut à cette humeur servile. Devenus, d' inventeurs, copistes mal-adroits, nos arts dépaysés méconnurent leurs droits. Sous de pesans jokeys nos chevaux haletèrent, nos clubs de politique et de punch s' enivrèrent, Versailles s' occupa de popularité ; chacun eut ses wiskys, ses vapeurs et son thé. Moi-même, comparant le parc anglois au nôtre, j' hésitai, je l' avoue, entre Kent et le Nostre ; mais je permis l' usage et proscrivis l' excès. Sensible à la beauté de nos arbres françois, le bon cultivateur, malgré leurs vieilles formes, n' exclut point nos tilleuls, nos chênes et nos ormes. Il fuit des nouveautés les goûts extravagans : mais si par un beau tronc, des rameaux élégans, l' arbre d' un sol lointain offre un hôte agréable, nos arbres font accueil à l' étranger aimable, p74 plutôt pour ses appas que pour sa rareté ; ils lui font les honneurs de l' hospitalité, et si l' utilité vient se joindre à la grâce, aux droits de citoyen ils admettent sa race. Tel des Alpes nous vint le cytise riant ; ainsi pleure incliné le saule d' Orient, que consacra l' amour à la mélancolie ; le peuplier reçut ses frères d' Italie, et pour nous, fatigué d' obéir au turban, le cèdre impérial descendit du Liban. Vous dirai-je, à l' aspect de ces riches peuplades, quel charme embellira vos douces promenades ? Par elles votre esprit parcourt tous les climats : ces pins aux verts rameaux, amoureux des frimats, nourrissons de l' écosse ou de la Virginie, et des deux continens heureuse colonie, en vous offrant les plants de deux mondes divers, vous portent aux deux bouts de l' immense univers. Le thuya vous ramène aux plaines de la Chine. L' arbre heureux de Judée, à la fleur purpurine, se montre-t-il à vous ? Vous vous peignez soudain les bords religieux qu' arrose le Jourdain. Vous parcourez des bords policés ou sauvages ; vos plants sont des pays, vos pensers des voyages, p75 et vous changez cent fois de climats et de lieux. Soit donc que par les soins d' un art industrieux il donne à son pays des familles nouvelles, soit que par ses secours nos races soient plus belles, heureux l' homme entouré de ses nombreux sujets ! Le vulgaire n' y voit que des arbres muets ; vous, ce sont vos enfans : vous aidez leur foiblesse, vous formez leurs beaux ans, vous soignez leur vieillesse ; vous en étudiez les diverses humeurs, vous leur donnez des lois, vous leur donnez des moeurs, et corrigeant leurs fruits, leurs fleurs et leur feuillage, de la création vous achevez l' ouvrage. Donnez les mêmes soins aux divers animaux : qu' ils soient par vous plus forts, mieux vêtus et plus beaux ! Soignez bien les enfans, choisissez bien les mères, changez ou maintenez les moeurs héréditaires. à ceux dont nos climats reçoivent les tributs ajoutez, s' il se peut, d' étrangères tribus. Mais toujours sur les lieux réglez votre industrie. Ne contraignez jamais à quitter leur patrie ceux qui, féconds ailleurs, semblent, pour vous punir, refuser de s' aimer, refuser de s' unir, ou qui, dégénérant de leur antique race, de leurs traits primitifs perdent bientôt la trace. p76 à cet oiseau parleur, que sa triste beauté ne dédommage pas de sa captivité, je préfère celui qui, né dans nos campagnes, à son nid, ses amours, ses chants et ses compagnes. Et qui ne connoît point le pouvoir des climats ? Le tigre parmi nous ne se reproduit pas : le lion, dont le sang incessamment bouillonne, dédaigne sous nos toits l' amour de la lionne : les chiens de nos climats, sujets aux mêmes lois, perdent chez l' africain et leur poil et leur voix ; et, sans lait pour son fils, la mère européenne le remet dans l' Asie à la femme indienne. Faites donc votre choix : ceux de qui les penchans se font à votre ciel, se plaisent à vos champs, adoptez-les. Ainsi des rochers de la Suisse s' unit à nos taureaux la féconde genisse, et, pendue aux buissons de ce coteau riant, la chèvre aventurière a quitté l' Orient. Là le bélier anglois paît la verte campagne ; là la brebis d' Afrique et le mouton d' Espagne de leur belle toison traînent le riche poids. Ici le coursier barbe est errant dans vos bois ; là bondit d' Albion la cavalle superbe, tandis que ses enfans qui folâtrent sur l' herbe, p77 se cherchant, se fuyant, se défiant entr' eux, de leur course rivale entrelassent les jeux. Aspects délicieux ! Perspectives charmantes ! Quelle scène est égale à ces scènes mouvantes, à ces rians tableaux ? Oh ! De mes derniers jours si le ciel à mon choix avoit laissé le cours, oui, je l' avoue, après l' aimable poësie l' utile agriculture eût exercé ma vie. Est-il un soin plus doux ? Calme, mais occupé, c' est là qu' en ses désirs le sage est peu trompé. Autour de ses jardins, de ses flottantes gerbes, de ses riches vergers, de ses troupeaux superbes, l' espoir au front riant se promène avec lui. Il voit ses jeunes ceps embrasser leur appui : sur le fruit qui mûrit, sur la fleur près d' éclore, il court interroger le lever de l' aurore, les vapeurs du midi, les nuages du soir. L' inquiétude même assaisonne l' espoir, et, toujours entouré de dons ou de promesses, il sème, attend, recueille ou compte ses richesses. Hélas ! Pour mes vieux jours j' attendois ces plaisirs, et déjà l' espérance, au gré de mes désirs, de mon domaine heureux m' investissoit d' avance. Je ne possédois pas un héritage immense ; p78 mais j' avois mon verger, mon bosquet, mon berceau. Dieux ! Dans quels frais sentiers serpentoit mon ruisseau ! Combien je chérissois mes fleurs et mon ombrage ! Quels gras troupeaux erroient dans mon gras pâturage ! Tout rioit à mes yeux ; mon esprit ne rêvoit que des meules d' épis et des ruisseaux de lait. Trop courte illusion ! Délices chimériques ! De mon triste pays les troubles politiques m' ont laissé pour tout bien mes agrestes pipeaux. Adieu mes fleurs ! Adieu mes fruits et mes troupeaux ! Eh bien ! Forêts du Pinde, asiles frais et sombres, revenez, rendez-moi vos poëtiques ombres. Si le sort m' interdit les doux travaux des champs, du moins à leurs bienfaits je consacre mes chants : des vergers, des guérets tous les dieux me secondent ; la colline m' écoute, et les bois me répondent. Vous donc qui, comme moi, de ce bel art épris, voulez à vos rivaux en disputer le prix, ne vous contentez pas d' une facile gloire : les champs ont leurs combats, les champs ont leur victoire. Voyez-vous, au midi, de ce sol montueux le soleil échauffer les rocs infructueux ? Venez, que tardez-vous ? Par un triomphe utile changez ce sol ingrat en un terrain fertile ; p79 et pour planter le cep sur ces coteaux vaincus, que Mars prête en riant ses foudres à Bacchus ! De ces apprêts guerriers la montagne s' étonne : le feu court dans ses flancs ; ils s' ouvrent ; le ciel tonne, et des rocs déchirés avec un long fracas les débris dispersés s' envolent en éclats. Le pampre verdoyant aussitôt les remplace, et rit aux mêmes lieux que hérissoit leur masse. Bientôt un doux nectar, par vos travaux acquis, vous semble encor plus doux sur un terrain conquis ; vos amis avec vous partagent la conquête, et leur brillante orgie en célèbre la fête. Ailleurs c' est un coteau dont le terrain mouvant, entraîné par les eaux, emporté par le vent, n' offre à l' oeil attristé qu' une stérile arène. Eh bien ! Ces lieux encor vous paîront votre peine, si, d' un sol indigent fécond réparateur, de son terrain nouveau votre art est créateur. Ainsi, cette île altière, ouvrage d' une autre île ; ce rocher héroïque, en hauts faits si fertile, qui voit fumer de loin le sommet de l' Etna, Malte, emprunta son sol aux campagnes d' Enna : ainsi loin d' elle encor la Sicile est féconde. La terre de Cérès, en voyageant sur l' onde, p80 vint couvrir ces rochers ; et leur maigre terrain, qui suffisoit à peine à l' humble romarin, vit naître à force d' art, sur sa côte brûlante, le melon savoureux, la figue succulente, et ces raisins ambrés qui parfument les airs, et l' arbre aux pommes d' or, aux rameaux toujours verts. Les lauriers seuls sembloient y croître sans culture. Thétis avec plaisir réfléchit leur verdure, et ce roc, par l' été dévoré si long-temps, eut enfin son automne et connut le printemps. Imitez, s' il se peut, cette heureuse industrie. Le terrain qu' a perdu cette côte appauvrie, reprenez-le aux vallons ; que la fécondité vienne couvrir des rocs la triste nudité. Mais quand l' onde et les vents vont lui livrer la guerre, que partout d' humbles murs soutiennent cette terre ! ô riant Gemenos ! ô vallon fortuné ! Tel j' ai vu ton coteau, de pampres couronné, que la figue chérit, que l' olive idolâtre, étendre en verts gradins son riche amphithéâtre ; et la terre, par l' homme apportée à grands frais, d' un sol enfant de l' art étaler les bienfaits. Lieu charmant ! Trop heureux qui dans ta belle plaine, où l' hiver indulgent attiédit son haleine, p81 au sein d' un doux abri peut, sous ton ciel vermeil, avec tes orangers partager ton soleil, respirer leurs parfums, et, comme leur verdure, même au sein des frimats défier la froidure ! Toutefois le bel art que célèbrent mes chants ne borne point sa gloire à féconder les champs. Il sait, pour employer leurs richesses fécondes, mettre à profit les vents et les feux et les ondes, dompter et façonner et le fer et l' airain, transformer en tissus et la laine et le lin. Loin de ces verts coteaux, de ces humbles campagnes, venez donc, suivez-moi vers ces âpres montagnes, formidables déserts d' où tombent les torrens, où gronde le tonnerre, où mugissent les vents. Monts où j' ai tant rêvé, pour qui, dans mon ivresse, des plus rians vallons j' oubliois la mollesse, ne pourrai-je encor voir vos rocs majestueux, entendre de vos flots le cours tumultueux ? Oh ! Qui m' enfoncera sous vos portiques sombres, dans vos sentiers noircis d' impénétrables ombres ? Mais ce n' est plus le temps : autrefois des beaux arts, sur ces monts, sur ces rocs, j' appelois les regards ; c' est au cultivateur qu' aujourd' hui je m' adresse ; j' invoque le besoin, le travail et l' adresse. p82 Je leur dis : voyez-vous bondir ces flots errans ? Courez, emparez-vous de ces fougueux torrens ; guidez dans des canaux leur onde apprivoisée. Que, tantôt réunie et tantôt divisée, elle tourne la roue, élève les marteaux, et dévide la soie, ou dompte les métaux. Là, docile ouvrier, le fier torrent façonne les toisons de Palès, les sabres de Bellone : là, plus prompt que l' éclair, le flot lance les mâts destinés à voguer vers de lointains climats : là pour l' art des Didot Annonay voit paroître les feuilles où ces vers seront tracés peut-être. Tout vit, j' entends partout retentir les échos du bruit des ateliers, des forges et des flots. Les rocs sont subjugués ; l' homme est grand, l' art sublime : la montagne s' égaie, et le désert s' anime. Sachez aussi comment des fleuves, des ruisseaux on peut mettre à profit les salutaires eaux ; et Pomone et Palès, et Flore et les Dryades, doivent leurs doux trésors à l' urne des Nayades, surtout dans les climats où l' ardente saison jusque dans sa racine attaque le gazon, et laisse à peine au sein de la terre embrasée tomber d' un ciel avare une foible rosée. p83 Non loin est un ruisseau ; mais de ce mont jaloux le rempart ennemi le sépare de vous : eh bien ! Osez tenter une grande conquête. Venez, de vos sapeurs déjà l' armée est prête. Sous leurs coups redoublés le mont cède en croulant ; la brouette aux longs bras, qui gémit en roulant, qui, partout se frayant un facile passage, sur son unique roue agilement voyage, s' emplissant, se vidant, allant, venant cent fois, des débris entassés transporte au loin le poids. Enfin le mont succombe ; il s' ouvre, et sous sa voute ouvre au ruisseau joyeux une facile route. La Nayade s' étonne, et, dans son lit nouveau, à ses brillans destins abandonne son eau. Il vient, il se partage en fertiles rigoles ; chacun de ses filets sont autant de Pactoles : sur son passage heureux tout renaît, tout verdit. De ses états nouveaux son onde s' applaudit, et, source de fraîcheur, d' abondance et de gloire, vous paye en peu de temps les frais de la victoire. Dans les champs où, plus près de l' astre ardent du jour, au sein de ses vallons Lima sent, tour à tour par le vent de la mer, par celui des montagnes, le soir et le matin rafraîchir ses campagnes, p84 avec bien moins de frais et bien moins d' art encor, l' homme sait des ruisseaux disposer le trésor, et, suivant qu' il répand ou suspend leur largesse, retarde sa récolte ou hâte sa richesse. Près du fruit coloré la fleur s' épanouit, l' arbre donne et promet, l' homme espère et jouit. Là le cep obéit au fer qui le façonne ; ici de grappes d' or la vigne se couronne ; et, sans que l' eau du ciel lui dispense ses dons, l' homme au cours des ruisseaux asservit les saisons. Lieux charmans, où les cieux sont féconds sans nuage, et qui ne doivent point leur richesse à l' orage ! Tant l' art a de pouvoir ! Tant l' homme audacieux sait vaincre la nature et corriger les cieux ! Ne pouvez-vous encor de ces terres fangeuses guider dans des canaux les eaux marécageuses, et, donnant à Cérès des trésors imprévus, montrer au ciel des champs qu' il n' avoit jamais vus ? Tantôt, coulant sans but, des sources vagabondes à leur libre penchant abandonnent leurs ondes, et suivent au hasard leur cours licencieux : changez en long canal ces flots capricieux. Bientôt vous allez voir mille barques agiles descendre, remonter sur ses ondes dociles. p85 Aux cantons étrangers il porte vos trésors ; des fruits d' un sol lointain il enrichit vos bords ; par lui les intérêts, les besoins se confondent, tous les biens sont communs, tous les lieux se répondent, et l' air, l' onde et la terre en bénissent l' auteur. Riquet de ce grand art atteignit la hauteur, lorsqu' à ce grand travail du peuple monastique, dont long-temps l' ignorance honora Rome antique, son art joignit encor des prodiges nouveaux, et réunit deux mers par ses hardis travaux. Non, l' égypte et son lac, le Nil et ses merveilles jamais de tels récits n' ont frappé les oreilles. Là, par un art magique, à vos yeux sont offerts des fleuves sur des ponts, des vaisseaux dans les airs ; des chemins sous des monts, des rocs changés en voûte, où vingt fleuves, suivant leur ténébreuse route, dans de noirs souterrains conduisent les vaisseaux, qui du noir Achéron semblent fendre les eaux ; puis, gagnant lentement l' ouverture opposée, découvrent tout à coup un riant élysée, des vergers pleins de fruits et des prés pleins de fleurs, et d' un bel horison les brillantes couleurs. En contemplant du mont la hauteur menaçante, le fleuve quelque temps s' arrête d' épouvante ; p86 mais, d' espace en espace en tombant retenus, avec art applanis, avec art soutenus, du mont, dont la hauteur au vallon doit les rendre, les flots, de chute en chute, apprennent à descendre ; puis, traversant en paix l' émail fleuri des prés, conduisent à la mer les vaisseaux rassurés. Chef-d' oeuvre qui vainquit les monts, les champs, les ondes, et joignit les deux mers qui joignent les deux mondes ! Mais ces fleuves féconds sont souvent destructeurs : sachez donc réprimer ces flots dévastateurs. Tout connut ce bel art, et l' antiquité même en présente à nos yeux l' ingénieux emblème. Du fabuleux Ovide écoutez le récit. Achéloüs, dit-il, échappé de son lit, entraînoit les troupeaux dans ses eaux orageuses, rouloit l' or des moissons dans ses vagues fangeuses, emportoit les hameaux, dépeuploit les cités, et changeoit en déserts les champs épouvantés. Soudain Hercule arrive et veut dompter sa rage : dans les flots écumans il se jette à la nage, les fend d' un bras nerveux, appaise leurs bouillons, et ramène en leur lit leurs fougueux tourbillons. Du fleuve subjugué l' onde en courroux murmure : aussitôt d' un serpent il revêt la figure ; p87 il siffle, il s' enfle, il roule, il déroule ses noeuds, et de ses vastes plis bat ses bords sablonneux. à peine il l' aperçoit, le vaillant fils d' Alcmène de ses bras vigoureux le saisit et l' enchaîne ; il le presse, il l' étouffe, et de son corps mourant laisse le dernier pli sur l' arène expirant, se relève en fureur, et lui dit : téméraire, osas-tu bien d' Hercule affronter la colère ? Et ne savois-tu pas, qu' en son berceau fameux des serpens étouffés furent ses premiers jeux ? étonné, furieux de sa double victoire, le fleuve de ses flots prétend venger la gloire, il fond sur son vainqueur. Ce n' est plus un serpent, en replis onduleux sur le sable rampant ; c' est un taureau superbe, au front large et sauvage : ses bonds impétueux déchirent son rivage, sa tête bat les vents, le feu sort de ses yeux ; il mugit et sa voix a fait trembler les cieux. Hercule, sans effroi, voit renaître la guerre, part, vole, le saisit, le combat et l' atterre, l' accable de son poids, presse de son genou sa gorge haletante et son robuste cou ; puis, fier et triomphant de sa rage étouffée, arrache un de ses dards et s' en fait un trophée. p88 Aussitôt les sylvains, les nymphes de ces bords, dont il vengea l' empire et sauva les trésors, au vainqueur qui repose apportent leurs offrandes, l' entourent de festons, le parent de guirlandes, et, dans la corne heureuse épanchant leurs faveurs, la remplissent de fruits, la couronnent de fleurs. Heureuse fiction, aimable allégorie, du peintre et du poëte également chérie ! Eh ! Qui dans ce serpent, dans ces plis sinueux, ne voit des flots errans les détours tortueux, soumettant à nos lois leur fureur vagabonde ? Ce taureau qui mugit, c' est la vague qui gronde : ces deux cornes du fleuve expriment les deux bras ; celle qu' arrache Alcide en ces fameux combats, riche des dons de Flore et des fruits de Pomone, de l' homme, heureux vainqueur des eaux qu' il emprisonne, marque la récompense, et sous ces heureux traits l' abondance aux mortels verse encor ses bienfaits. Ce travail vous étonne ? Eh ! Voyez le batave donner un frein puissant à l' océan esclave. Là le chêne, en son sein fixé profondément, présente une barrière au fougueux élément. S' il n' a plus ces rameaux et ces pompeux feuillages qui paroient le printemps et bravoient les orages, p89 sa tige dans les mers soutient d' autres assauts, et brise fièrement la colère des eaux. Là d' un long mur de joncs l' ondoyante souplesse, puissante par leur art, forte par sa foiblesse, sur le bord qu' il menace attend le flot grondant, trompe sa violence et résiste en cédant. De là ce sol conquis et ces plaines fécondes, que la terre étonnée a vu sortir des ondes ; ces champs pleins de troupeaux, ces prés enfans de l' art ! Le long des flots bruyans qui battent ce rempart, le voyageur, surpris, au-dessus de sa tête entend gronder la vague et mugir la tempête, et dans ce sol heureux, à force de tourment, la nature est tout art, l' art tout enchantement. Vous ne pouvez sans doute offrir ces grands spectacles ; mais votre art plus borné peut avoir ses miracles. Donnez-lui donc l' essor ; sachez par vos travaux vaincre ou mettre à profit le cours puissant des eaux. Tantôt à votre sol l' onde livrant la guerre mord en secret ses bords, et dévore sa terre : tantôt par son penchant le courant entraîné vous livre, en s' éloignant, son lit abandonné : ailleurs, d' un champ qu' il ronge emportant ses ruines, ses flots officieux vous cèdent leurs rapines. p90 Recevez leurs présens, et, protégeant leurs bords, de l' onde usurpatrice arrêtez les efforts, et gouvernant son cours rebelle ou volontaire, traitez-le comme esclave ou comme tributaire. Souvent même, dit-on, tout un frêle terrain de sa base d' argile est détaché soudain, glisse, vogue sur l' onde, et, vers d' autres rivages, d' un voisin étonné va joindre l' héritage. Le nouveau possesseur, qu' enrichissent ces eaux, contemple à son réveil ses domaines nouveaux, tandis qu' à l' autre bord ses déplorables maîtres ont vu s' enfuir loin d' eux les champs de leurs ancêtres. Muse, attendris tes sons, et chante la douleur de la belle égérie, heureuse en son malheur. Sous les monts de l' écosse, en un lac où des îles pressent, dit-on, les flots de leurs masses mobiles, son père possédoit un modique terrain, élevé sur les eaux et flottant sur leur sein : telle, comme une fleur jetée au sein de l' onde, Callimaque nous peint cette île vagabonde, l' asile de Latone et le berceau des dieux. Du hasard et des flots travail capricieux, celle que je décris, des racines sauvages, des mousses, des rameaux enlacés par les âges, p91 se forma lentement. Des feuillages flétris l' enrichissent encor de leurs féconds débris, et les caps avancés, à qui l' eau fait la guerre, de leur lente ruine avoient accru sa terre. Autour d' elle flottoient des saules, des roseaux. Là n' étoient point nourris de superbes troupeaux, la genisse féconde et la brebis bêlante. Quelques chevreaux épars, famille pétulante, sous les lois d' égérie erroient seuls en ce lieu : c' étoit peu ; mais le pauvre est riche de si peu ! Souvent en l' embrassant son respectable père lui disoit : ô ma fille, image de ta mère ! Mon coeur se l' est promis : cette île que tu vois, c' est ta dot ; ces chevreaux et ce pré sont à toi. Maître, au bord opposé, d' un bois, d' une prairie, Dolon depuis long-temps adoroit égérie. Trop heureux si, troublant un bonheur aussi doux, son père n' eût déjà fait choix d' un autre époux ! Toutefois de l' amour l' adresse industrieuse à les dédommager étoit ingénieuse. Le lac plus d' une fois sur ses flots complaisans du rivage opposé leur porta les présens, les beaux fruits de Dolon, les fleurs de la bergère. Souvent l' heureux Dolon sur sa barque légère p92 visitoit l' île heureuse. On sait que de l' amour les îles en tout temps sont le plus cher séjour. Celle-ci n' étoit point la magique retraite que d' Alcine ou d' Armide enfanta la baguette ; un charme encor plus doux y fixoit ces amans : se voir, s' aimer, voilà leurs seuls enchantemens. Falloit-il se quitter ? Condamnés à l' absence, en perdant le plaisir ils gardoient l' espérance. Enfin le tendre amour, au gré de leur ardeur, voulut unir leur sort, comme il unit leur coeur. Parmi les déités que révèrent ces ondes, Doris fut la plus belle : en ses grottes profondes le lac n' enferma point un plus rare trésor. Sous les flots azurés brilloient ses tresses d' or : l' eau s' enorgueillissoit d' une charge aussi belle, les flots plus mollement murmuroient autour d' elle : les nymphes l' admiroient. Le jeune Palémon pour elle de sa trompe adoucissoit le son, et jamais chez Thétis nymphe plus ravissante ne reçut les baisers de l' onde caressante. éole l' adoroit, et son fougueux amour vainement l' appeloit dans sa bruyante cour ; la nymphe refusoit les farouches hommages d' un dieu dont les soupirs ressemblent aux orages : p93 l' amant le plus bruyant n' est pas le plus aimé. L' amour vole à ce dieu par lui-même enflammé. éole ! écoute-moi, lui dit-il. égérie du sensible Dolon dès long-temps est chérie ; son père la destine aux voeux d' un autre amant : seconde mes désirs pour ce couple charmant. Que l' île d' égérie, au gré de la tempête, vers les champs de Dolon vogue, aborde, et s' arrête ; qu' alors tous deux unis ils se donnent leur foi : je le jure, à ce prix Doris vivra pour toi. Mais ne l' entraîne point dans ta cour turbulente, permets-lui d' habiter dans sa grotte charmante ; écarte de ses bords l' aquilon furieux, et que les seuls zéphirs soupirent dans ces lieux ! L' amour le veut ainsi ! Le dieu parle et s' envole. L' espoir d' un prix si doux flatte le coeur d' éole. Pour hâter un bonheur de qui dépend le sien, il veut de ces amans former l' heureux lien. Un jour (l' île ce jour ne les vit point ensemble), soudain l' air a mugi, l' onde croît, l' île tremble, les flots tumultueux rugissent à l' entour : rien n' égale un orage excité par l' amour. L' île cède, égérie est en pleurs sur la rive. Elle rappelle en vain son île fugitive, p94 hélas ! Et son amour, injuste un seul moment, craint, en perdant sa dot, de perdre son amant. Fille aimable, bannis une crainte importune ! L' aveugle amour est cher à l' aveugle fortune, et tous deux de ton île ils dirigent le cours. Le terrain vagabond, après de longs détours, se rapproche des lieux où, seul sur le rivage, Dolon, triste et pensif, entend gronder l' orage. Il regarde, il s' étonne, il observe long-temps cette île voyageuse et ces arbres flottans, quand soudain à ses yeux, quelle surprise extrême ! La terre, en approchant, montre l' île qu' il aime. Il tremble : il craint pour elle une vague, un écueil ; il la suit sur les eaux, il la conduit de l' oeil. L' île long-temps encor flotte au gré de l' orage ; la vague enfin la pousse et l' applique au rivage. Dolon court, Dolon vole : il parcourt ces beaux lieux si chéris de son coeur, si connus à ses yeux ; il cherche le bosquet, il cherche la cabane, où leurs discrets amours fuyoient un oeil profane. Les flots impétueux auront-ils respecté les fleurs qu' elle arrosoit, l' arbre qu' elle a planté ? Trouvera-t-il encor sur l' écorce légère de leurs chiffres unis le tendre caractère ? p95 Tout l' émeut, tout occupe et son ame et ses yeux : d' un coeur moins effrayé, d' un oeil moins curieux, un tendre ami parcourt l' air, les traits, le visage d' un ami que les flots jetèrent au rivage. à peine cependant le calme a reparu, Dolon revole aux lieux d' où l' île a disparu. Il suit sa course, il vogue ; il arrive à la plage où la belle égérie, en pleurs sur le rivage, cherchoit encor de l' oeil, plus belle en sa douleur, l' île qui fut sa dot, et qui fait son malheur. Il embrasse en pleurant son vénérable père ; il tombe en suppliant aux genoux de sa mère : le destin, leur dit-il, vous a ravi vos biens, mais en vous les ôtant il vous donna les miens ; ils sont à vous, venez. Il dit, l' onde les mène au rivage où leur île est jointe à son domaine. Le changement d' abord leur déguise les lieux ; mais d' égérie à peine ils ont frappé les yeux, ah ! La voilà, dit-elle. Oui, la voilà, s' écrie le sensible Dolon, ton île tant chérie ! Ton malheur fut cruel, mon bonheur est plus grand ! L' orage te l' ôta, mon amour te la rend. Vers ce rivage ami les dieux l' ont amenée : qu' ainsi puisse nous joindre un heureux hyménée ! p96 Il dit ; la mère pleure et le père consent, et la belle égérie accepte en rougissant. Et cependant il veut que cette île si chère reprenne sa parure et sa forme première. Un pont joint à ses bords ce fortuné séjour, sacré par le malheur, plus sacré par l' amour ; mais son art l' affermit, et l' onde mugissante vient briser sur ses bords sa colère impuissante. Ainsi cette île errante eut un frein dans les flots, le bonheur un asile, et l' amour sa Délos. fin du second chant. TROISIEME CHANT p97 que j' aime le mortel, noble dans ses penchans, qui cultive à la fois son esprit et ses champs ! Lui seul jouit de tout. Dans sa triste ignorance le vulgaire voit tout avec indifférence : des desseins du grand être atteignant la hauteur, il ne sait point monter de l' ouvrage à l' auteur. Non, ce n' est pas pour lui qu' en ses tableaux si vastes le grand peintre forma d' harmonieux contrastes. Il ne sait pas comment, dans ses secrets canaux, de la racine au tronc, du tronc jusqu' aux rameaux, des rameaux au feuillage accourt la sève errante ; comment naît des cristaux la masse transparente, l' union, les reflets et le jeu des couleurs. étranger à ses bois, étranger à ses fleurs, il ne sait point leurs noms, leurs vertus, leur famille. D' une grossière main il prend dans la charmille ses fils au rossignol, au printemps ses concerts. Le sage seul, instruit des lois de l' univers, sait goûter dans les champs une volupté pure : c' est pour l' ami des arts qu' existe la nature. Vous donc, quand des travaux ou des soins importans du bonheur domestique ont rempli les instans, p98 cherchez autour de vous de riches connoissances qui, charmant vos loisirs, doublent vos jouissances. Trois règnes à vos yeux étalent leurs secrets. Un maître doit toujours connoître ses sujets : observez les trésors que la nature assemble. Venez ; marchons, voyons, et jouissons ensemble. Dans ces aspects divers que de variété ! Là tout est élégance, harmonie et beauté. C' est la molle épaisseur de la fraîche verdure ; c' est de mille ruisseaux le caressant murmure, des coteaux arrondis, des bois majestueux et des antres rians l' abri voluptueux. Ici d' affreux débris, des crévasses affreuses, des ravages du temps empreintes désastreuses ; un sable infructueux, aux vents abandonné ; des rebelles torrens le cours désordonné ; la ronce, la bruyère et la mousse sauvage, et d' un sol dévasté l' épouvantable image. Partout des biens, des maux, des fléaux, des bienfaits ! Pour en interpréter les causes, les effets, vous n' aurez point recours à ce double génie, dont l' un veut le désordre, et l' autre l' harmonie : pour vous développer ces mystères profonds, venez, le vrai génie est celui des Buffons. p99 Autrefois, disent-ils, un terrible déluge, laissant l' onde sans frein et l' homme sans refuge, répandit, confondit en une vaste mer, et les eaux de la terre et les torrens de l' air ; où s' élevoient des monts, étendit des campagnes ; où furent des vallons, éleva des montagnes ; joignit deux continens dans les mêmes tombeaux ; du globe déchiré dispersa les lambeaux ; lança l' eau sur la terre et la terre dans l' onde, et roula le chaos sur les débris du monde. De là ces grands amas dans la terre enfermés, ces bois, noirs alimens des volcans enflammés, et ces énormes lits, ces couches intestines, qui d' un monde sur l' autre entassent les ruines. Ailleurs d' autres dépôts se présentent à vous, formés plus lentement par des moyens plus doux. Les fleuves, nous dit-on, dans leurs errantes courses, en apportant aux mers les tributs de leurs sources, entraînèrent des corps l' un à l' autre étrangers, quelques-uns plus pesans, les autres plus légers. Les uns au fond de l' eau tout à coup se plongèrent ; quelque temps suspendus les autres surnagèrent, de là précipités dans l' humide séjour, sur ces premiers dépôts s' assirent à leur tour. p100 Des couches de limon sur eux se répandirent, sur ces lits étendus d' autres lits s' étendirent ; des arbustes sur eux gravèrent leurs rameaux, non brisés par des chocs, non dissous par les eaux, mais dans leur forme pure. En vain leurs caractères semblent offrir aux yeux des plantes étrangères, que des fleuves, des lacs et des mers en courroux le roulement affreux apporta parmi nous : leurs traits inaltérés, les couches plus profondes des lits que de la mer ont arrêtés les ondes ; souvent deux minces lits, léger travail des eaux, l' un sur l' autre sculptés par les mêmes rameaux ; tout d' une cause lente annonce aux yeux l' ouvrage. Ainsi, sans recourir à tout ce grand ravage, le sage ne voit plus que des effets constans, le cours de la nature et la marche du temps. Mais j' aperçois d' ici les débris d' un village : d' un désastre fameux tout annonce l' image. Quels malheurs l' ont produit ? Avançons, consultons les lieux et les vieillards de ces tristes cantons. Dans les concavités de ces roches profondes, où des fleuves futurs l' air déposoit les ondes, l' eau, parmi les rochers se filtrant lentement, de ces grands réservoirs mina le fondement. p101 Les voûtes, tout à coup à grand bruit écroulées, remplirent ces bassins, et les eaux refoulées, se soulevant en masse et brisant leurs remparts, avec les bois, les rocs et leurs débris épars, des hameaux, des cités traînèrent les ruines. Leur cours se lit encore au creux de ces ravines, et l' hermite du lieu, sur un décombre assis, aux voyageurs encore en fait de longs récits. Ailleurs ces noirs sommets dans le fond des campagnes versèrent tout à coup leurs liquides montagnes, et le débordement de leurs bruyantes eaux forma de nouveaux lacs et des courans nouveaux. Voyez-vous ce mont chauve et dépouillé de terre, à qui fait l' aquilon une éternelle guerre ? L' olympe pluvieux, de son front escarpé détachant le limon par ses eaux détrempé, l' emporta dans les champs, et de sa cime nue laissa les noirs sommets se perdre dans la nue : l' oeil s' afflige à l' aspect de ses rochers hideux. Poursuivons, descendons de ces sauvages lieux ; des terrains variés marquons la différence. Voyons comment le sol, dont la simple substance, sur les monts primitifs où les dieux l' ont jeté, conserve, vierge encor, toute sa pureté, p102 s' altère en descendant des montagnes aux plaines. De nuance en nuance et de veines en veines l' observateur le suit d' un regard curieux. Tantôt de l' ouragan c' est le cours furieux. Terrible, il prend son vol, et dans des flots de poudre part, conduisant la nuit, la tempête et la foudre ; balaie, en se jouant, et forêt et cité ; refoule dans son lit le fleuve épouvanté ; jusqu' au sommet des monts lance la mer profonde, et tourmente en courant les airs, la terre et l' onde : de là sous d' autres champs ces champs ensevelis, ces monts changeant de place, et ces fleuves de lits ; et la terre sans fruits, sans fleurs et sans verdure, pleure en habits de deuil sa riante parure. Non moins impétueux et non moins dévorans, les feux ont leur tempête et l' Etna ses torrens. La terre dans son sein, épouvantable gouffre, nourrit de noirs amas de bitume et de soufre, enflamme l' air et l' onde, et de ses propres flancs sur ses fruits et ses fleurs vomit des flots bouillans : emblème trop frappant des ardeurs turbulentes, dans le volcan de l' ame incessamment brûlantes, et qui, sortant soudain de l' abyme des coeurs, dévorent de la vie et les fruits et les fleurs. p103 Ces rocs tout calcinés, cette terre noirâtre, tout d' un grand incendie annonce le théâtre. Là grondoit un volcan : ses feux sont assoupis ; Flore y donne des fleurs et Cérès des épis. Sur l' un de ses côtés son désastre s' efface, mais la pente opposée en garde encor la trace. C' est ici que la lave en longs torrens coula ; voici le lit profond où le fleuve roula, et plus loin à longs flots sa masse répandue se refroidit soudain et resta suspendue. Dans ce désastre affreux quels fleuves ont tari ! Quels sommets ont croulé, quels peuples ont péri ! Les vieux âges l' ont su, l' âge présent l' ignore ; mais de ce grand fléau la terreur dure encore. Un jour, peut-être, un jour, les peuples de ces lieux que l' horrible volcan inonda de ses feux, heurtant avec le soc des restes de murailles, découvriront ce gouffre, et, creusant ses entrailles, contempleront au loin avec étonnement des hommes et des arts ce profond monument ; cet aspect si nouveau des demeures antiques ; ces cirques, ces palais, ces temples, ces portiques ; ces gymnases du sage autrefois fréquentés, d' hommes qui semblent vivre encor tout habités : p104 simulacres légers, prêts à tomber en poudre, tous gardant l' attitude où les surprit la foudre ; l' un enlevant son fils, l' autre emportant son or, cet autre ses écrits, son plus riche trésor ; celui-ci dans ses mains tient son dieu tutélaire ; l' autre, non moins pieux, s' est chargé de son père ; l' autre, paré de fleurs et la coupe à la main, a vu sa dernière heure et son dernier festin. Gloire, honneur à Buffon, qui, pour guider nos sages, éleva sept fanaux sur l' océan des âges, et, noble historien de l' antique univers, nous peignit à grands traits ces changemens divers ! Mais il quitta trop peu sa retraite profonde : des bosquets de Monbar Buffon jugeoit le monde ; à des yeux étrangers se confiant en vain, il vit peu par lui-même, et, tel qu' un souverain, de loin et sur la foi d' une vaine peinture par ses ambassadeurs courtisa la nature. ô ma chère patrie ! ô champs délicieux où les fastes du temps frappent partout les yeux ! Oh ! S' il eût parcouru cette belle Limagne, qu' il eût joui de voir dans la même campagne trois âges de volcans que distinguent entr' eux leurs courans, leurs foyers, et des siècles nombreux ! p105 La mer couvrit les uns par des couches profondes, d' autres ont recouvert le vieux séjour des ondes. L' un d' une côte à l' autre étendit ses torrens ; l' autre en fleuve de feu versa ses flots errans dans ces fonds qu' a creusés la longue main des âges. En voyant du passé ces sublimes images, ces grands foyers éteints dans des siècles divers, des mers sur des volcans, des volcans sur des mers, vers l' antique chaos notre ame est repoussée, et des âges sans fin pèsent sur la pensée. Mais sans quitter vos monts et vos vallons chéris, voyez d' un marbre usé le plus mince débris : quel riche monument ! De quelle grande histoire ses révolutions conservent la mémoire ! Composé des dépôts de l' empire animé, par la destruction ce marbre fut formé. Pour créer les débris dont les eaux le pétrirent, de générations quelles foules périrent ! Combien de temps sur lui l' océan a coulé ! Que de temps dans leur sein les vagues l' ont roulé ! En descendant des monts dans ses profonds abymes, l' océan autrefois le laissa sur leurs cimes ; l' orage dans les mers de nouveau le porta ; de nouveau sur ses bords la mer le rejeta, p106 le reprit, le rendit : ainsi, rongé par l' âge, il endura les vents et les flots et l' orage. Enfin, de ces grands monts humble contemporain, ce marbre fut un roc, ce roc n' est plus qu' un grain ; mais, fils du temps, de l' air, de la terre et de l' onde, l' histoire de ce grain est l' histoire du monde. Et quelle source encor d' études, de plaisirs, va de pensers sans nombre occuper vos loisirs, si la mer elle-même et ses vastes domaines vous offrent de plus près leurs riches phénomènes ! ô mer, terrible mer, quel homme à ton aspect ne se sent pas saisi de crainte et de respect ! De quelle impression tu frappas mon enfance ! Mais alors je ne vis que ton espace immense : combien l' homme et ses arts t' agrandissent encor ! Là le génie humain prit son plus noble essor. Tous ces nombreux vaisseaux suspendus sur ses ondes sont le noeud des états, les courriers des deux mondes. Comme elle à son aspect vos pensers sont profonds. Tantôt vous demandez à ces gouffres sans fonds les débris disparus des nations guerrières, leur or, leurs bataillons et leurs flottes entières : tantôt, avec Linnée enfoncé sous les eaux, vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux, p107 de la flore des mers invisible héritage, qui ne viennent à nous qu' apportés par l' orage ; éponges, polypiers, madrépores, coraux, des insectes des mers miraculeux travaux. Que de fleuves obscurs y dérobent leur source ! Que de fleuves fameux y terminent leur course ! Tantôt avec effroi vous y suivez de l' oeil ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil. Souvent avec Buffon vos yeux y viennent lire les révolutions de ce bruyant empire, ses courans, ses reflux, ces grands événemens qui de l' axe incliné suivent les mouvemens ; tous ces volcans éteints, qui du sein de la terre jadis alloient aux cieux défier le tonnerre ; ceux dont le foyer brûle au sein des flots amers, ceux dont la voûte ardente est la base des mers, et qui peut-être un jour sur les eaux écumantes vomiront des rochers et des îles fumantes. Peindrai-je ces vieux caps, sur les ondes pendans ; ces golfes qu' à leur tour rongent les flots grondans ; ces monts ensevelis sous ces voûtes obscures, les Alpes d' autrefois et les Alpes futures ; tandis que ces vallons, ces monts que voit le jour, dans les profondes eaux vont rentrer à leur tour ? p108 échanges éternels de la terre et de l' onde, qui semblent lentement se disputer le monde ! Ainsi l' ancre s' attache où paissoient les troupeaux ; ainsi roulent des chars où voguoient des vaisseaux ! Et le monde, vieilli par la mer qui voyage, dans l' abyme des temps s' en va cacher son âge. Après les vastes mers et leurs mouvans tableaux, vous aimerez à voir les fleuves, les ruisseaux ; non point ceux qu' ont chantés tous ces rimeurs si fades de qui les vers usés ont vieilli leurs nayades, mais ceux de qui les eaux présentent à vos yeux des effets nobles, grands, rares ou curieux. Tantôt dans son berceau vous recherchez leur source ; tantôt dans ses replis vous observez leur course, comme, d' un bord à l' autre errans en longs détours, d' angles creux ou saillans chacun marque son cours. Dirai-je ces ruisseaux, ces sources, ces fontaines, qui de nos corps souffrans adoucissent les peines ? Là, de votre canton doux et tristes tableaux, la joie et la douleur, les plaisirs et les maux, vous font chaque printemps leur visite annuelle : là, mêlant leur gaîté, leur plainte mutuelle, viennent de tous côtés, exacts au rendez-vous, des vieillards éclopés, un jeune essaim de foux. p109 Dans le même salon là viennent se confondre la belle vaporeuse et le triste hypocondre : Lise y vient de son teint rafraîchir les couleurs ; le guerrier, de sa plaie adoucir les douleurs ; le gourmand, de sa table expier les délices. Au dieu de la santé tous font leurs sacrifices. Tous, lassant de leurs maux valets, amis, voisins, veulent être guéris, mais surtout être plaints. Le matin voit errer l' essaim mélancolique ; le soir, le jeu, le bal, les festins, la musique, mêlent à mille maux mille plaisirs divers : on croit voir l' élysée au milieu des enfers. Mais laissant là la foule et ses bruyantes scènes, reprenons notre course autour de vos domaines, et du palais magique où se rendent les eaux ensemble remontons aux lieux de leurs berceaux, vers ces monts, de vos champs dominateurs antiques. Quels sublimes aspects, quels tableaux romantiques ! Sur ces vastes rochers, confusément épars, je crois voir le génie appeler tous les arts. Le peintre y vient chercher, sous des teintes sans nombre, les jets de la lumière et les masses de l' ombre : le poëte y conçoit de plus sublimes chants : le sage y voit des moeurs les spectacles touchans. p110 Des siècles autour d' eux ont passé comme une heure, et l' aigle et l' homme libre en aiment la demeure ; et vous, vous y venez, d' un oeil observateur, admirer dans ses plans l' éternel créateur. Là le temps a tracé les annales du monde. Vous distinguez ces monts, lents ouvrages de l' onde ; ceux que des feux soudains ont lancés dans les airs, et les monts primitifs nés avec l' univers ; leurs lits si variés, leur couche verticale, leurs terrains inclinés, leur forme horizontale ; du hasard et du temps travail mystérieux ! Tantôt vous parcourez d' un regard curieux de leurs rochers pendans l' informe amphithéâtre, l' ouvrage des volcans, le basalte noirâtre, le granit par les eaux lentement façonné, et les feuilles du schiste et le marbre veiné. Vous fouillez dans leur sein, vous percez leur structure, vous y voyez empreints Dieu, l' homme et la nature : la nature, tantôt riante en tous ses traits, de verdure et de fleurs égayant ses attraits ; tantôt mâle, âpre et forte, et dédaignant les grâces, fière, et du vieux chaos gardant encor les traces. Ici, modeste encore au sortir du berceau, glisse en minces filets un timide ruisseau ; p111 là s' élance en grondant la cascade écumante ; là le zéphyr caresse, ou l' aquilon tourmente. Vous y voyez unis des volcans, des vergers, et l' écho du tonnerre, et l' écho des bergers ; ici de frais vallons, une terre féconde ; là des rocs décharnés, vieux ossemens du monde ; à leur pied le printemps, sur leurs fronts les hivers. Salut, pompeux Jura ! Terrible Montanverts ! De neiges, de glaçons, entassemens énormes ; du temple des frimats colonnades informes ! Prismes éblouissans, dont les pans azurés, défiant le soleil dont ils sont colorés, peignent de pourpre et d' or leur éclatante masse, tandis que, triomphant sur son trône de glace, l' hiver s' enorgueillit de voir l' astre du jour embellir son palais et décorer sa cour ! Non, jamais, au milieu de ces grands phénomènes, de ces tableaux touchans, de ces terribles scènes, l' imagination ne laisse dans ces lieux ou languir la pensée ou reposer les yeux. Malheureux cependant les mortels téméraires qui viennent visiter ces horreurs solitaires, si par un bruit prudent de tous ces noirs frimats leurs tubes enflammés n' interrogent l' amas ! p112 Souvent un grand effet naît d' une foible cause. Souvent sur ces hauteurs l' oiseau qui se repose détache un grain de neige. à ce léger fardeau des grains dont il s' accroît se joint le poids nouveau ; la neige autour de lui rapidement s' amasse ; de moment en moment il augmente sa masse : l' air en tremble, et soudain, s' écroulant à la fois, des hivers entassés l' épouvantable poids bondit de roc en roc, roule de cime en cime, et de sa chute immense ébranle au loin l' abyme. Les hameaux sont détruits, et les bois emportés ; on cherche en vain la place où furent les cités, et sous le vent lointain de ces Alpes qui tombent, avant d' être frappés, les voyageurs succombent. Ainsi quand des excès, suivis d' excès nouveaux, d' un état par degrés ont préparé les maux, de malheur en malheur sa chute se consomme ; Tyr n' est plus, Thèbes meurt, et les yeux cherchent Rome ! ô France, ô ma patrie ! ô séjour de douleurs ! Mes yeux à ces pensers se sont mouillés de pleurs. Vos pas sont-ils lassés de ces sites sauvages ? Eh bien ! Redescendez dans ces frais paysages. Là le long des vallons, au bord des clairs ruisseaux, de fertiles vergers, d' aimables arbrisseaux, p113 et des arbres pompeux et des fleurs odorantes, viennent vous étaler leurs races différentes. Quel nouvel intérêt ils donnent à vos champs ! Observez leurs couleurs, leurs formes, leurs penchans, leurs amours, leurs hymens, la greffe et ses prodiges ; comment, des sauvageons civilisant les tiges, l' art corrige leurs fruits, leur prête des rameaux, et peuple ces vergers de citoyens nouveaux ; comment, dans les canaux où sa course s' achève, dans ses balancemens monte et descend la sève ; comment le suc, enfin, de la même liqueur forme le bois, la feuille, et le fruit et la fleur. Et les humbles tribus, le peuple immense d' herbes qu' effleure l' ignorant de ses regards superbes, n' ont-ils pas leurs beautés et leurs bienfaits divers ? Le même dieu créa la mousse et l' univers. De leurs secrets pouvoirs connoissez les mystères, leurs utiles vertus, leurs poisons salutaires. Par eux autour de vous rien n' est inhabité, et même le désert n' est jamais sans beauté. Souvent, pour visiter leurs riantes peuplades, vous dirigez vers eux vos douces promenades, soit que vous parcouriez les coteaux de Marli, ou le riche Meudon, ou le frais Chantilli. p114 Et voulez-vous encore embellir le voyage ? Qu' une troupe d' amis avec vous le partage : la peine est plus légère et le plaisir plus doux. Le jour vient, et la troupe arrive au rendez-vous. Ce ne sont point ici de ces guerres barbares, où les accens du cor et le bruit des fanfares épouvantent de loin les hôtes des forêts. Paissez, jeunes chevreuils, sous vos ombrages frais ; oiseaux, ne craignez rien : ces chasses innocentes ont pour objet les fleurs, les arbres et les plantes ; et des prés et des bois, et des champs et des monts le porte-feuille avide attend déjà les dons. On part : l' air du matin, la fraîcheur de l' aurore appellent à l' envi les disciples de Flore. Jussieu marche à leur tête ; il parcourt avec eux du règne végétal les nourrissons nombreux. Pour tenter son savoir quelquefois leur malice de plusieurs végétaux compose un tout factice. Le sage l' aperçoit, sourit avec bonté, et rend à chaque plant son débris emprunté. Chacun dans sa recherche à l' envi se signale ; étamine, pistil, et corolle et pétale, on interroge tout. Parmi ces végétaux les uns vous sont connus, d' autres vous sont nouveaux vous voyez les premiers avec reconnoissance, vous voyez les seconds des yeux de l' espérance ; l' un est un vieil ami qu' on aime à retrouver, l' autre est un inconnu que l' on doit éprouver. Et quel plaisir encor lorsque des objets rares, dont le sol, le climat et le ciel sont avares, rendus par votre attente encor plus précieux, par un heureux hasard se montrent à vos yeux ! Voyez quand la pervenche, en nos champs ignorée, offre à Rousseau sa fleur si long-temps désirée ! La pervenche, grand dieu ! La pervenche ! Soudain il la couve des yeux ; il porte la main, saisit sa douce proie : avec moins de tendresse l' amant voit, reconnoît, adore sa maîtresse. Mais le besoin commande : un champêtre repas, pour ranimer leur force, a suspendu leurs pas ; c' est au bord des ruisseaux, des sources, des cascades. Bacchus se rafraîchit dans les eaux des Nayades. Des arbres pour lambris, pour tableaux l' horison, les oiseaux pour concert, pour table le gazon ! Le laitage, les oeufs, l' abricot, la cerise, et la fraise des bois, que leurs mains ont conquise, voilà leurs simples mets ; grâce à leurs doux travaux leur appétit insulte à tout l' art des méots. p116 On fête, on chante Flore et l' antique Cybèle, éternellement jeune, éternellement belle. Leurs discours ne sont pas tous ces riens si vantés, par la mode introduits, par la mode emportés ; mais la grandeur d' un dieu, mais sa bonté féconde, la nature immortelle et les secrets du monde. La troupe enfin se lève ; on vole de nouveau des bois à la prairie, et des champs au coteau ; et le soir dans l' herbier, dont les feuilles sont prêtes, chacun vient en triomphe apporter ses conquêtes. Aux plantes toutefois le destin n' a donné qu' une vie imparfaite, et qu' un instinct borné. Moins étrangers à l' homme et plus près de son être, les animaux divers sont plus doux à connoître : les uns sont ses sujets, d' autres ses ennemis ; ceux-ci ses compagnons, et ceux-là ses amis. Suivez, étudiez ces familles sans nombre : ceux que cachent les bois, qu' abrite un antre sombre ; ceux dont l' essaim léger perche sur des rameaux, les hôtes de vos cours, les hôtes des hameaux ; ceux qui peuplent les monts, qui vivent sous la terre ; ceux que vous combattez, qui vous livrent la guerre. étudiez leurs moeurs, leurs ruses, leurs combats, et surtout les degrés, si fins, si délicats, p117 par qui l' instinct changeant de l' échelle vivante ou s' élève vers l' homme, ou descend vers la plante. C' est peu ; pour vous donner un intérêt nouveau, de ces vastes objets rassemblez le tableau. Que d' un lieu préparé l' étroite enceinte assemble les trois règnes rivaux, étonnés d' être ensemble. Que chacun ait ici ses tiroirs, ses cartons ; que, divisés par classe, et rangés par cantons, ils offrent de plaisir une source féconde, l' extrait de la nature et l' abrégé du monde. Mais plutôt réprimez de trop vastes projets. Contentez-vous d' abord d' étaler les objets dont le ciel a pour vous peuplé votre domaine, sur qui votre regard chaque jour se promène : nés dans vos propres champs, ils vous en plairont mieux. Entre les minéraux présentez à nos yeux les terres et les sels, le soufre, le bitume ; la pyrite, cachant le feu qui la consume ; les métaux colorés, et les brillans cristaux, nobles fils du rocher, aussi purs que ses eaux ; l' argile à qui le feu donna l' éclat du verre, et les bois que les eaux ont transformés en pierre, soit qu' un limon durci les recouvre au dehors, soit que des sucs pierreux aient pénétré leurs corps ; p118 enfin tous ces objets, combinaisons fécondes de la flamme, de l' air, de la terre et de l' onde. D' un oeil plus curieux et plus avide encor du règne végétal je cherche le trésor. Là, sont en cent tableaux, avec art mariées, du varec, fils des mers, les teintes variées ; le lichen parasite, aux chênes attaché ; le puissant agaric, qui du sang épanché arrête les ruisseaux, et dont le sein fidèle du caillou pétillant recueille l' étincelle ; le nénuphar, ami de l' humide séjour, destructeur des plaisirs et poison de l' amour, et ces rameaux vivans, ces plantes populeuses, de deux règnes rivaux races miraculeuses. Dans le monde vivant même variété ! Le contraste surtout en fera la beauté. Un même lieu voit l' aigle et la mouche légère, les oiseaux du climat, la caille passagère, l' ours à la masse informe et le léger chevreuil, et la lente tortue et le vif écureuil ; l' animal recouvert de son épaisse croûte, celui dont la coquille est arrondie en voûte ; l' écaille du serpent, et celle du poisson, le poil uni du rat, les dards du hérisson ; p119 le nautile, sur l' eau dirigeant sa gondole ; la grue, au haut des airs naviguant sans boussole ; le perroquet, le singe, imitateurs adroits, l' un des gestes de l' homme et l' autre de sa voix ; les peuples casaniers, les races vagabondes ; l' équivoque habitant de la terre et des ondes, et les oiseaux rameurs, et les poissons ailés. Vous-mêmes dans ces lieux vous serez appelés, vous le dernier degré de cette grande échelle, vous, insectes sans nombre, ou volans ou sans aile, qui rampez dans les champs, sucez les arbrisseaux, tourbillonnez dans l' air, ou jouez sur les eaux. Là je place le ver, la nymphe, la chenille ; son fils, beau parvenu, honteux de sa famille ; l' insecte de tout rang et de toutes couleurs, l' habitant de la fange, et les hôtes des fleurs ; et ceux qui, se creusant un plus secret asile, des tumeurs d' une feuille ont fait leur domicile ; le ver rongeur des fruits, et le ver assassin, en rubans animés vivant dans notre sein. J' y veux voir de nos murs la tapissière agile, la mouche qui bâtit, et la mouche qui file ; ceux qui d' un fil doré composent leur tombeau, ceux dont l' amour dans l' ombre allume le flambeau ; p120 l' insecte dont un an borne la destinée ; celui qui naît, jouit et meurt dans la journée, et dont la vie au moins n' a pas d' instans perdus. Vous tous, dans l' univers en foule répandus, dont les races sans fin, sans fin se renouvellent, insectes, paroissez, vos cartons vous appellent. Venez avec l' éclat de vos riches habits, vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis, et ces fourreaux brillans, et ces étuis fidèles, dont l' écaille défend la gaze de vos ailes ; ces prismes, ces miroirs, savamment travaillés ; ces yeux qu' avec tant d' art la nature a taillés, les uns semés sur vous en brillans microscopes, d' autres se déployant en de longs télescopes. Montrez-moi ces fuseaux, ces tarrières, ces dards, armes de vos combats, instrumens de vos arts, et les filets prudens de ces longues antennes, qui sondent devant vous les routes incertaines. Que j' observe de près ces clairons, ces tambours, signal de vos fureurs, signal de vos amours, qui guidoient vos héros dans les champs de la gloire, et sonnoient le danger, la charge et la victoire ; enfin tous ces ressorts, organes merveilleux, qui confondent des arts le savoir orgueilleux, p121 chefs-d' oeuvres d' une main en merveilles féconde, dont un seul prouve un dieu, dont un seul vaut un monde. Tel est le triple empire à vos ordres soumis. De nouveaux citoyens sans cesse y sont admis. Cette ardeur d' acquérir que chaque jour augmente, vous embellira tout ; une pierre, une plante, un insecte qui vole, une fleur qui sourit, tout vous plaît, tout vous charme, et déjà votre esprit voit le rang, le gradin, la tablette fidèle, tout prêts à recevoir leur richesse nouvelle ; et peut-être en secret déjà vous flattez-vous du dépit d' un rival et d' un voisin jaloux. Là les yeux sont charmés, la pensée est active ; l' imagination n' y reste point oisive ; et, quand par les frimats vous êtes retenus, elle part, elle vole aux lieux, aux champs connus ; elle revoit le bois, le coteau, la prairie, où, s' offrant tout à coup à votre rêverie, une fleur, un arbuste, un caillou précieux vint suspendre vos pas, et vint frapper vos yeux. Et lorsque vous quittez enfin votre retraite, combien des souvenirs l' illusion secrète des campagnes pour vous embellit le tableau ! Là votre oeil découvrit un insecte nouveau ; p122 ici la mer, couvrant ou quittant son rivage, vous fit don d' un fucus, ou d' un beau coquillage : là sortit de la mine un riche échantillon ; ici, nouveau pour vous, un brillant papillon fut surpris sur ces fleurs, et votre main avide de son règne incomplet courut remplir le vide. Vous marchez : vos trésors, vos plaisirs sont partout. Cependant arrangez ces trésors avec goût ; que dans tous vos cartons un ordre heureux réside. Qu' à vos compartimens avec grâce préside la propreté, l' aimable et simple propreté, qui donne un air d' éclat même à la pauvreté. Surtout des animaux consultez l' habitude ; conservez à chacun son air, son attitude, son maintien, son regard. Que l' oiseau semble encor, perché sur son rameau, méditer son essor. Avec son air fripon montrez-nous la belette à la mine allongée, à la taille fluette ; et, sournois dans son air, rusé dans son regard, qu' un projet d' embuscade occupe le renard. Que la nature enfin soit partout embellie, et même après la mort y ressemble à la vie. Laissez aux cabinets des villes et des rois ces corps où la nature a violé ses lois, p123 ces foetus monstrueux, ces corps à double tête, la momie à la mort disputant sa conquête, et ces os de géant, et l' avorton hideux que l' être et le néant réclamèrent tous deux. Mais si quelqu' oiseau cher, un chien, ami fidèle, a distrait vos chagrins, vous a marqué son zèle, au lieu de lui donner ces honneurs du cercueil qui dégradent la tombe et profanent le deuil, faites-en dans ces lieux la simple apothéose : que dans votre élysée avec grâce il repose ! C' est là qu' on veut le voir ; c' est là que tu vivrois, ô toi dont Lafontaine eût vanté les attraits, ô ma chère Raton, qui, rare en ton espèce, eus la grâce du chat et du chien la tendresse ; qui, fière avec douceur et fine avec bonté, ignoras l' égoïsme à ta race imputé. Là je voudrois te voir, telle que je t' ai vue, de ta molle fourrure élégamment vêtue, affectant l' air distrait, jouant l' air endormi, épier une mouche, ou le rat ennemi, si funeste aux auteurs, dont la dent téméraire ronge indifféremment Dubartas ou Voltaire ; ou telle que tu viens, minaudant avec art, de mon sobre dîner solliciter ta part ; p124 ou bien, le dos en voûte et la queue ondoyante, offrir ta douce hermine à ma main caressante, ou déranger gaîment par mille bonds divers et la plume et la main qui t' adressa ces vers. fin du troisième chant. QUATRIEME CHANT p125 oui, les riches aspects et des champs et de l' onde d' intéressans tableaux sont la source féconde : oui, toujours je revois avec un plaisir pur dans l' azur de ces lacs briller ce ciel d' azur, ces fleuves s' épancher en nappes transparentes, ces gazons serpenter le long des eaux errantes, se noircir ces forêts et jaunir les moissons, en de rians bassins s' enfoncer ces vallons, les monts porter les cieux sur leurs têtes hautaines et s' étendre à leurs pieds l' immensité des plaines ; tandis que, colorant tous ces tableaux divers, le soleil marche en pompe autour de l' univers. Heureux qui, contemplant cette scène imposante, jouit de ses beautés ! Plus heureux qui les chante ! Pour lui tout s' embellit ; il rassemble à son choix les agrémens épars et des champs et des bois, et dans ses vers brillans, rivaux de la nature, ainsi que des objets, jouit de leur peinture. Mais loin ces écrivains dont le vers ennuyeux nous dit ce que cent fois on a dit encor mieux ! Insipides rimeurs ! N' avez-vous pas encore épuisé, dites-moi, tous les parfums de Flore ? p126 Entendrai-je toujours les bonds de vos troupeaux ? Faut-il toujours dormir au bruit de vos ruisseaux ? Zéphir n' est-il point las de caresser la rose, de ses jeunes boutons depuis long-temps éclose ? Et l' écho de vos vers ne peut-il une fois laisser dormir en paix les échos de nos bois ? Peut-on être si pauvre, en chantant la nature ? Oh ! Que, plus varié, moins vague en sa peinture, Horace nous décrit en vers délicieux ce pâle peuplier, ce pin audacieux, ensemble mariant leurs rameaux frais et sombres, et prêtant au buveur l' hospice de leurs ombres ; tandis qu' un clair ruisseau, se hâtant dans son cours, fuit, roule et de son lit abrège les détours ! La nature en ses vers semble toujours nouvelle, et vos vers, en naissant, sont déjà vieux comme elle. Ah ! C' est que, pour les peindre, il faut aimer les champs ! Mais souvent, insensible à leurs charmes touchans, des rimeurs citadins la muse peu champêtre les peint sans les aimer, les peint sans les connoître ; à peine ils ont goûté la paix de leur séjour, la fraîcheur d' un beau soir, ou l' aube d' un beau jour. Aussi lisez leurs vers ; on connoît à leur style dans ces peintres des champs les amis de la ville. p127 Voyez-les prodiguer, toujours riches de mots, l' émeraude des prés et le cristal des flots. L' aurore, sans briller sur un trône d' opale, ne peut point éclairer la rive orientale ; le pourpre et le saphir forment ses vêtemens. Répand-elle des fleurs ? Ce sont des diamans ! Ils vont puiser à Tyr, vont chercher au Potose, le teint de la jonquille et celui de la rose. Ainsi, d' or et d' argent, de perles, de rubis, de la simple nature ils chargent les habits, et, croyant l' embellir, leur main la défigure. Puisque la poësie est soeur de la peinture, écoutez de Zeuxis ces mots trop peu connus. Un artiste novice osoit peindre Vénus. Ce n' étoient point ses traits et ses grâces touchantes, d' un buste harmonieux les rondeurs élégantes, ces contours d' un beau sein, ces bras voluptueux ; ce n' étoit point Vénus : son pinceau fastueux avoit prodigué l' or, l' argent, les pierreries, et Cypris se perdoit sous d' amples draperies. Que fais-tu, malheureux ? Dit Zeuxis irrité ; tu nous peins la richesse, et non pas la beauté ! Rimeur sans goût, ce mot vous regarde vous-même : je le répète, il faut peindre ce que l' on aime. p128 N' imitez pas pourtant ces auteurs trop soigneux, qui, des beautés des champs amans minutieux, préférant dans leurs vers Linnéus à Virgile, prodiguent des objets un détail inutile ; sur le plus vil insecte épuisent leurs pinceaux, et la loupe à la main composent leurs tableaux. C' est un peintre sans goût, dont le soin ridicule, en peignant une femme, imite avec scrupule ses ongles, ses cheveux, les taches de son sein. Vous, peignez plus en grand. Au retour du matin avez-vous quelquefois, du sommet des montagnes, embrassé d' un coup-d' oeil la scène des campagnes, les fleuves, les moissons, les vallons, les coteaux, les bois, les champs, les prés blanchis par les troupeaux, et, dans l' enfoncement de l' horizon bleuâtre, de ces monts fugitifs le long amphithéâtre ? Voilà votre modèle. Imitez dans vos vers ces masses de beautés et ces groupes divers. Je sais qu' un peintre adroit du fond d' un paysage de quelque objet saillant peut détacher l' image ; mais ne choisissez point ces objets au hasard ; pour la belle nature épuisez tout votre art. Cependant laissez croire à la foule grossière que la belle nature est toujours régulière : p129 ces arbres arrondis, droits et majestueux, peignez-les, j' y consens. Mais ce tronc tortueux, qui, bizarre en sa masse, informe en sa parure, et jetant au hasard des touffes de verdure, étend ses bras pendans sur des rochers déserts, dans ses brutes beautés mérite aussi vos vers. Jusque dans ses horreurs la nature intéresse. Nature, ô séduisante et sublime déesse, que tes traits sont divers ! Tu fais naître dans moi ou les plus doux transports, ou le plus saint effroi. Tantôt, dans nos vallons, jeune, fraîche et brillante, tu marches, et, des plis de ta robe flottante secouant la rosée et versant les couleurs, tes mains sèment les fruits, la verdure et les fleurs : les rayons d' un beau jour naissent de ton sourire ; de ton souffle léger s' exhale le zéphire ; et le doux bruit des eaux, le doux concert des bois, sont les accens divers de ta brillante voix. Tantôt, dans les déserts, divinité terrible, sur des sommets glacés plaçant ton trône horrible, le front ceint de vieux pins s' entrechoquant dans l' air, des torrens écumeux battent tes flancs ; l' éclair sort de tes yeux ; ta voix est la foudre qui gronde et du bruit des volcans épouvante le monde. p130 Oh ! Qui pourra saisir dans leur variété de tes riches aspects la changeante beauté ? Qui peindra d' un ton vrai tes ouvrages sublimes, depuis les monts altiers jusqu' aux profonds abymes ; depuis ces bois pompeux dans les airs égarés, jusqu' à la violette, humble amante des prés ? Quelquefois, oubliant nos simples paysages, cherchez sous d' autres cieux de plus grandes images : passez les mers ; volez aux lieux où le soleil donne aux quatre saisons un plus riche appareil. Sous le ciel éclatant de cette ardente zône montrez-nous l' Orénoque et l' immense Amazone, qui, fiers enfans des monts, nobles rivaux des mers, et baignant la moitié de ce vaste univers, épuisent, pour former les trésors de leur onde, les plus vastes sommets qui dominent le monde ; baignent d' oiseaux brillans un innombrable essaim, de masses de verdure enrichissent leur sein : tantôt, se déployant avec magnificence, voyagent lentement, et marchent en silence ; tantôt avec fracas précipitent leurs flots, de leurs mugissemens fatiguent les échos, et semblent, à leur poids, à leur bruyant tonnerre, plutôt tomber des cieux que rouler sur la terre. p131 Peignez de ces beaux lieux les oiseaux et les fleurs, où le ciel prodigua le luxe des couleurs ; de ces vastes forêts l' immensité profonde, noires comme la nuit, vieilles comme le monde ; ces bois indépendans, ces champs abandonnés ; ces vergers, du hasard enfans désordonnés ; ces troupeaux sans pasteurs, ces moissons sans culture ; enfin cette imposante et sublime nature, près de qui l' Apennin n' est qu' un humble coteau, nos forêts des buissons, le Danube un ruisseau. Tantôt de ces beaux lieux, de ces plaines fécondes, portez-nous dans les champs sans verdure, sans ondes, d' où s' exile la vie et la fécondité. Peignez-nous, dans leur triste et morne aridité, des sables africains l' espace solitaire, qu' un limpide ruisseau jamais ne désaltère : que l' ardeur du climat, la soif de ces déserts, embrase vos tableaux et brûle dans vos vers ; que l' hydre épouvantable à longs plis les sillonne ; que, gonflé du poison dont tout son sang bouillonne, l' affreux dragon s' y dresse, et de son corps vermeil allume les couleurs aux rayons du soleil. Livrez à l' ouragan cette arêne mouvante ; que le tigre et l' hyène y portent l' épouvante, p132 et que du fier lion la rugissante voix proclame le courroux du monarque des bois. Tantôt vous nous portez aux limites du monde, où l' hiver tient sa cour, où l' aquilon qui gronde sans cesse fait partir de son trône orageux et le givre piquant et les flocons neigeux, et des frimats durcis les balles bondissantes, sur la terre sonore au loin retentissantes. Tracez toute l' horreur de ce ciel rigoureux ; que tout le corps frissonne à ces récits affreux. Mais ces lieux ont leur pompe et leur beauté sauvage : du palais des frimats présentez-nous l' image ; ces prismes colorés ; ce luxe des hivers, qui, se jouant aux yeux en cent reflets divers, brise des traits du jour les flèches transparentes ; se suspend aux rochers en aiguilles brillantes, tremble sur les sapins en mobiles cristaux ; d' une écorce de glace entoure les roseaux ; recouvre les étangs, les lacs, les mers profondes, et change en bloc d' azur leurs immobiles ondes. éblouissant désert ! Brillante immensité, où, sur son char glissant légèrement porté, le rapide lapon court, vole, et de ses rennes, coursiers de ces climats, laisse flotter les rênes. p133 Ainsi vous parcourez mille sites divers. Mais bientôt, revenu dans des climats plus chers, plus doux dans leur été, plus doux dans leur froidure, et d' un ciel sans rigueur molle température, vous nous rendez nos prés, nos bois, nos arbrisseaux, les nids de nos buissons, le bruit de nos ruisseaux ; nos fruits qu' un teint moins vif plus doucement colore ; notre simple Palès, notre modeste Flore ; et, pauvre de couleurs, mais riche de sa voix, le rossignol encore enchantera nos bois. Mais n' allez pas non plus toujours peindre et décrire : dans l' art d' intéresser consiste l' art d' écrire. Souvent dans vos tableaux placez des spectateurs ; sur la scène des champs amenez des acteurs : cet art de l' intérêt est la source féconde. Oui, l' homme aux yeux de l' homme est l' ornement du monde : les lieux les plus rians sans lui nous touchent peu ; c' est un temple désert qui demande son dieu. Avec lui mouvement, plaisir, gaîté, culture ; tout renaît, tout revit : ainsi qu' à la nature, la présence de l' homme est nécessaire aux arts. C' est lui dans vos tableaux que cherchent nos regards. Peuplez donc ces coteaux de jeunes vendangeuses, ces vallons de bergers, et ces eaux de baigneuses, p134 qui, timides, à peine osant aux flots discrets confier le trésor de leurs charmes secrets, semblent, en tressaillant dans leurs rayeux extrêmes, craindre leurs propres yeux, et rougir d' elles-mêmes ; tandis que, les suivant sous le cristal de l' eau, un faune du feuillage entr' ouvre le rideau. Que si l' homme est absent de vos tableaux rustiques, quel peuple d' animaux sauvages, domestiques, courageux ou craintifs, rebelles ou soumis, esclaves patiens ou généreux amis, dont le lait vous nourrit, dont vous filez la laine, d' acteurs intéressans vient occuper la scène ! Ceux qui de Wouvermans exerçoient les pinceaux, qui du riant Berghem animoient les tableaux, ne vous disent-ils rien ? La lyre du poëte ne peut-elle du peintre égaler la palette ? Ah ! Soyez peintre aussi ! Venez ; à votre voix les hôtes de la plaine et des monts et des bois s' en vont donner la vie au plus froid paysage. Là, dès qu' un vent léger fait frémir le feuillage, aussi tremblant que lui, le timide chevreuil fuit, plus prompt que l' éclair, plus rapide que l' oeil : ici, des prés fleuris paissant l' herbe abondante, la vache gonfle en paix sa mamelle pendante, p135 et son folâtre enfant se joue à son côté. Plus loin, fier de sa race et sûr de sa beauté, s' il entend ou le cor ou le cri des cavales, de son sérail nombreux hennissantes rivales, du rempart épineux qui borde le vallon, indocile, inquiet, le fougueux étalon s' échappe, et, libre enfin, bondissant et superbe, tantôt d' un pied léger à peine effleure l' herbe, tantôt demande aux vents les objets de ses feux ; tantôt vers la fraîcheur d' un bain voluptueux, fier, relevant ses crins que le zéphir déploie, vole et frémit d' orgueil, de jeunesse et de joie : ses pas dans tous vos sens retentissent encor. Voulez-vous d' intérêts un plus riche trésor ? Dans tous ces animaux peignez les moeurs humaines ; donnez-leur notre espoir, nos plaisirs et nos peines, et par nos passions rapprochez-les de nous. En vain le grand Buffon, de leur gloire jaloux, peu d' accord avec soi dans sa prose divine, voulut ne voir en eux qu' une adroite machine, qu' une argile mouvante, et d' aveugles ressorts d' une grossière vie organisant leurs corps : Buffon les peint ; chacun de sa main immortelle du feu de Prométhée obtint une étincelle : p136 le chien eut la tendresse et la fidélité, le boeuf, la patience et la docilité ; et fier de porter l' homme, et sensible à la gloire, le coursier partagea l' orgueil de la victoire. Ainsi chaque animal, rétabli dans ses droits, lui dut un caractère et des moeurs et des lois. Mais que dis-je ? Déjà l' auguste poësie avoit donné l' exemple à la philosophie. C' est elle qui toujours, dans ses riches tableaux, unit les dieux à l' homme, et l' homme aux animaux. Voyez-vous dans Homère, aux siècles poëtiques, les héros haranguant leurs coursiers héroïques ? Ulysse est de retour, ô spectacle touchant ! Son chien le reconnoît, et meurt en le léchant. Et toi, Virgile, et toi, trop éloquent Lucrèce, aux moeurs des animaux que votre art intéresse ! Avec le laboureur je détèle, en pleurant, le taureau qui gémit sur son frère expirant. Les chefs d' un grand troupeau se déclarent la guerre : au bruit dont leurs débats font retentir la terre, mon oeil épouvanté ne voit plus deux taureaux ; ce sont deux souverains, ce sont deux fiers rivaux, armés pour un empire, armés pour une Hélène, brûlant d' ambition, enflammés par la haine. p137 Tous deux, le front baissé, s' entrechoquent ; tous deux, de leur large fanon battant leur cou nerveux, mugissent de douleur, d' amour et de vengeance. Le vaste olympe en gronde, et la foule en silence attend, intéressée à ces sanglans assauts, à qui doit demeurer l' empire des troupeaux. Voulez-vous un tableau d' un plus doux caractère ? Regardez la genisse, inconsolable mère : hélas ! Elle a perdu le fruit de ses amours ! De la noire forêt parcourant les détours, ses longs mugissemens en vain le redemandent. à ses cris, que les monts, que les rochers lui rendent, lui seul ne répond point ; l' ombre, les frais ruisseaux, roulant sur des cailloux leurs diligentes eaux, la saussaie encor fraîche et de pluie arrosée, l' herbe où tremblent encor les gouttes de rosée ; rien ne la touche plus : elle va mille fois et du bois à l' étable, et de l' étable au bois ; s' en éloigne plaintive, y revient éplorée, et s' en retourne enfin, seule et désespérée. Quel coeur n' est point ému de ses tendres regrets ! Même aux eaux, même aux fleurs, même aux arbres muets, la poësie encore, avec art mensongère, ne peut-elle prêter une ame imaginaire ? p138 Tout semble concourir à cette illusion. Voyez l' eau caressante embrasser le gazon, ces arbres s' enlacer, ces vignes tortueuses embrasser les ormeaux de leurs mains amoureuses, et, refusant les sucs d' un terrain ennemi, ces racines courir vers un sol plus ami. Ce mouvement des eaux et cet instinct des plantes suffit pour enhardir vos fictions brillantes ; donnez-leur donc l' essor. Que le jeune bouton espère le zéphire, et craigne l' aquilon ; à ce lys altéré versez l' eau qu' il implore : formez dans ses beaux ans l' arbre docile encore : que ce tronc, enrichi de rameaux adoptés, admire son ombrage et ses fruits empruntés ; et, si le jeune cep prodigue son feuillage, demandez grâce au fer en faveur de son âge. Alors, dans ces objets croyant voir mes égaux, la douce sympathie à leurs biens, à leurs maux, trouve mon coeur sensible, et votre heureuse adresse me surprend pour un arbre un moment de tendresse. Il est d' autres secrets : quelquefois à nos yeux d' aimables souvenirs embellissent les lieux. J' aime en vos vers ce riche et brillant paysage ; mais si vous ajoutez : " là de mon premier âge p139 " coulèrent les momens ; là je sentis s' ouvrir " mes yeux à la lumière, et mon coeur au plaisir : " alors vous réveillez un souvenir que j' aime ; alors mon coeur revole au moment où, moi-même, j' ai revu les beaux lieux qui m' ont donné le jour. ô champs de la Limagne ! ô fortuné séjour ! Hélas ! J' y revolois après vingt ans d' absence : à peine le mont-d' or, levant son front immense, dans un lointain obscur apparut à mes yeux, tout mon coeur tressaillit ; et la beauté des lieux, et les riches coteaux et la plaine riante, mes yeux ne voyoient rien ; mon ame impatiente, des rapides coursiers accusant la lenteur, appeloit, imploroit ce lieu cher à mon coeur. Je le vis ; je sentis une joie inconnue : j' allois, j' errois ; par tout où je portois la vue, en foule s' élevoient des souvenirs charmans. Voici l' arbre témoin de mes amusemens : c' est ici que Zéphir de sa jalouse haleine effaçoit mes palais dessinés sur l' arène : c' est là que le caillou, lancé dans le ruisseau, glissoit, sautoit, glissoit, et sautoit de nouveau. Un rien m' intéressoit. Mais avec quelle ivresse j' embrassois, je baignois de larmes de tendresse, p140 le vieillard qui jadis guida mes pas tremblans, la femme dont le lait nourrit mes premiers ans, et le sage pasteur qui forma mon enfance ! Souvent je m' écriois : témoins de ma naissance, témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs, beaux lieux ! Qu' avez-vous fait de mes premiers plaisirs ? Mais loin de mon sujet ce doux sujet m' entraîne. Vous donc, peintres des champs, animez chaque scène ! Présentez-nous, au lieu d' un site inanimé, les lieux que l' on aima, ceux où l' on fut aimé. D' autres fois, du contraste essayant la puissance, des asiles du vice à ceux de l' innocence opposez les tableaux terribles ou touchans, et des maux de la ville embellisez les champs. Du haut de ces coteaux d' où Paris nous découvre ses temples, ses palais, ses dômes et son louvre, sur ces grands monumens arrêtant vos regards, là règnent, dites-vous, l' opulence et les arts ! Là le ciseau divin, la céleste harmonie, les écrits immortels où s' empreint le génie, amusent noblement la reine des cités. Mais bientôt, oubliant ces trompeuses beautés, là règnent, direz-vous, l' orgueil et la bassesse, les maux de la misère et ceux de la richesse : p141 là, sans cesse attirés des bouts de l' univers, fermentent à la fois tous les vices divers : là, sombre et dédaignant les plaisirs légitimes, le dégoût mène au vice, et l' ennui veut des crimes : là le noir suicide, égarant la raison, aiguise le poignard et verse le poison : là règne des laïs la cohorte effrénée, honte du célibat, fléau de l' hyménée : là, dans des murs infects, asiles dévorans, la charité cruelle entasse les mourans : là des fripons gagés surveillent leurs complices, et le repos public est fondé sur des vices : là le pâle joueur, dans son antre infernal, d' un bras désespéré lance le dé fatal. Que d' enfans au berceau délaissés par leur mère ! Combien n' ont jamais vu le sourire d' un père ! Que de crimes cachés ! Que d' obscures douleurs ! Combien coule de sang, combien coulent de pleurs ! La nature en frémit. Mais bientôt vos images nous rendent les ruisseaux, les gazons, les ombrages : ce contraste puissant les embellit pour nous ; l' ombrage, les ruisseaux, les zéphirs sont plus doux ; et le coeur, que flétrit ce séjour d' imposture, revient s' épanouir au sein de la nature. p142 Ainsi, lorsque Rousseau, dans ses bosquets chéris, du bout de son allée apercevoit Paris ; " de vices, de vertus effroyable mélange ! " Paris ! Ville de bruit, de fumée et de fange ! " trop heureux, disoit-il, qui peut loin de tes murs " fuir tes brouillards infects, et tes vices impurs ! " et soudain, revenant dans ses routes chéries, il promenoit en paix ses douces rêveries. Hélas ! Pourquoi faut-il que celui dont les chants enseignent l' art d' orner et d' habiter les champs, ne puisse encor jouir des objets qu' il adore ! ô champs, ô mes amis ! Quand vous verrai-je encore ? Quand pourrai-je, tantôt goûtant un doux sommeil et des bons vieux auteurs amusant mon réveil, tantôt ornant sans art mes rustiques demeures, tantôt laissant couler mes indolentes heures, boire l' heureux oubli des soins tumultueux, ignorer les humains et vivre ignoré d' eux ! Vous, cependant, semez des figures sans nombre ; mêlez le fort au doux et le riant au sombre. Quels qu' ils soient, aux objets conformez votre ton ; ainsi que par les mots, exprimez par le son. Peignez en vers légers l' amant léger de Flore ; qu' un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore. p143 Entend-on d' un torrent les ondes bouillonner ? Le vers tumultueux en roulant doit tonner. Que d' un pas lent et lourd le boeuf fende la plaine ; chaque syllabe pèse, et chaque mot se traîne. Mais si le daim léger bondit, vole et fend l' air, le vers vole et le suit, aussi prompt que l' éclair. Ainsi de votre chant la marche cadencée imite l' action et note la pensée. Mais, malgré ces travaux, trop heureux si toujours vous aviez à chanter les beaux lieux, les beaux jours ! Mais lorsque vous dictez des préceptes rustiques, c' est là qu' il faut ouvrir vos trésors poëtiques : un précepte est aride ? Il le faut embellir ; ennuyeux ? L' égayer ; vulgaire ? L' ennoblir. Quelquefois, des leçons interrompant la chaîne, suspendez votre course ; et, reprenant haleine, au lecteur fatigué présentez à propos d' un épisode heureux l' agréable repos. Homère, en décrivant les soins du labourage, offre de ce précepte une charmante image. Chaque fois que du boeuf pressé de l' aiguillon le conducteur, lassé, touche au bout du sillon, chaque fois d' un vin pur abreuvé par son maître, il retourne gaîment à son labour champêtre. p144 Ainsi, par la douceur de vos digressions, faites boire l' oubli des austères leçons ; puis, suivez votre course un instant suspendue, et de votre sujet parcourez l' étendue. Mais pourquoi ces conseils tracés si longuement ? Ah ! Pour toute leçon j' aurois dû seulement dire, lisez Virgile : avec quelle harmonie aux rustiques travaux il instruit l' Ausonie ! De la scène des champs s' il m' offre le tableau, que ses pinceaux sont vrais ! Le limpide ruisseau, où le berger pensif voit flotter son image, rend moins fidèlement les fleurs de son rivage. S' il me peint les bergers, leurs amours, leurs concerts, l' âge d' or tout entier respire dans ses vers. Lisez Virgile : heureux qui sait goûter ses charmes ! Malheureux qui le lit sans verser quelques larmes ! Lorsque sa voix si douce en des sons si touchans s' écrie : heureux vieillard, tu conserves tes champs ! Combien il m' intéresse à ce vieillard champêtre ! Ce verger qu' il planta, ce toit qui le vit naître, j' y crois être avec lui ; le tendre tourtereau, et l' amoureux ramier roucoulant sous l' ormeau, sur la saussaie en fleur l' abeille qui bourdonne, les airs qu' au haut des monts le bucheron fredonne, p145 ces bois, ces frais ruisseaux ! Ah ! Quel peintre eut jamais de plus douces couleurs et des tableaux plus vrais ! Mais qu' entends-je ? Quels sons ? Ah ! C' est Gallus qui chante, il chante Lycoris, sa Lycoris absente. Sa voix pour Lycoris conjure les frimats d' émousser leurs glaçons sous ses pieds délicats. Dieu du chant pastoral ! ô Virgile ! ô mon maître ! Quand je voulus chanter la nature champêtre, je l' observai ; j' errois avec des yeux ravis dans les bois, dans les prés : je te lus et je vis que la nature et toi n' étoient qu' un. Ah ! Pardonne si, fier de ramasser des fleurs de ta couronne, j' essayai d' imiter tes tableaux ravissans ! Que ne puis-je les rendre ainsi que je les sens ! Mais ils ont animé mes premières esquisses, et s' ils n' ont fait ma gloire, ils ont fait mes délices. Ainsi, seul, à l' abri de mes rochers déserts, tandis que la discorde ébranloit l' univers, heureux, je célébrois, d' une voix libre et pure, l' humanité, les champs, les arts et la nature. Veuillent les dieux sourire à mes champêtres sons ! Et moi, puissé-je encor, pour prix de mes leçons, compter quelques printemps, et dans les champs que j' aime, vivre pour mes amis, mes livres et moi-même ! fin du quatrième et dernier chant.