Brion Gysin(1916-1986)

Peintre, sculpteur, et écrivain, BG travailla durant de nombreuses années avec William S. Burroughs sur les cut-ups et les permutations.
C'est lui qui initia Brian Jones à la musique de Joujouka. Il est aussi l'inventeur de la Machine à Rêver.


PERMUTATIONS



Livret édité pour le vernissage d'une exposition (20 mars au 20 avril 1973) à la galerie Weiller, 5 rue Gît-le-Coeur à Paris. La traduction du texte de Burroughs a été effectuée par Claude Pelieu.

On est de là où on perd sa virginité

Brion Gysin est donc un peintre parisien. Il a exposé pour la première fois à Paris, bien avant la guerre, à l'âge de 21 ans. L'occasion était une exposition collective organisée par les surréalistes, et à laquelle Picasso avait bien voulu participer. Elle a eu lieu à la galerie Quatre-Chemins, sise alors à Montparnasse sur le Boulevard Raspail. Breton lui-même avait fixé la date du vernissage au vendredi 13 décembre 1937. Et Brion Gysin ce jour fut funeste. En arrivant de bonne heure à la galerie, le jeune peintre eut la mauvaise surprise d'y trouver Paul Eluard en train de décrocher ses tableaux sur l'ordre d'André Breton qui s'était bien gardé de le faire lui-même. Banni de la galerie, Brion Gysin sortit exposer ses tableaux sur le trottoir. Il y fut cueilli par Valentine Hugo, elle-même surréaliste dissidente parce qu'ex-amie d'André Breton. Vociférante, Valentine Hugo entra dans la galerie demander la raison de cette exclusion brutale. La voici.

Breton venait de décréter alors que, le quatorze juillet étant devenu une fête bourgeoise, la révolution surréaliste devait dorénavant se célébrer le 28 janvier, anniversaire de la mort de Louis XVI. Le "pape" du surréalisme ordonna à ses fidèles, menés par le grand rouspéteur téméraire Benjamin Perret, un chahut monstre à la messe mémoriale à Notre-Dame. Entre-temps, Marie-Laure de Noailles s'était précipitée commander des petites guillotines en chocolat chez les meilleurs confiseurs du faubourg, qui se refusèrent d'ailleurs à les exécuter. Tous les peintres surréalistes du groupe reçurent l'ordre de faire des affiches promulguant la nouvelle fête révolutionnaire. Sommé de présenter sa maquette Brion Gysin eut le malheur de la déposer chez Breton, rue Fontaine, la veille de l'exposition. Son affiche représentait une gigantesque tête de veau portant perruque, échouée sur une plage désertique. Censée représenter la tête du roi décapitée, elle ressemblait beaucoup plus à la tête du pape du surréalisme. Brion Gysin fut exclu du groupe surréaliste pour crime de lèse-majesté. Déjà à cette époque, Brion Gysin habitait la rue Gît-le-Coeur, d'où il fut délogé par les événements de 1939. Sur les chemins de la guerre, Brion Gysin se retrouva avec plusieurs grands peintres surréalistes, comme Max-Ernst et Matta qu'il fréquenta beaucoup à New York dans les années 40. En Amérique, plusieurs voyages plusieurs voyages par avion entre Miami et la Havane l'amenèrent à peindre des visions abstraites, des paysages aériens, des Florides baignant dans le Golfe Stream. Bientôt incorporé, les autorités militaires américaines prirent la décision étonnante de clairvoyance, de lui faire apprendre le japonais, une langue qui s'écrit au pinceau. Cet exercice a profondément marqué la peinture de Brion Gysin dans son graphisme. Autre influence, l'écriture arabe, dont la foudroyante marche de droite à gauche l'enchanta dès son premier voyage en Algérie et au Sahara, en 1938, et surtout au cours de longs séjours au Maroc dès 1950. Sidéré par la lumière de l'Afrique du Nord et les hautes couleurs orientales, le peintre y fut séduit par les rêves millénaires, l'éternelle et sifflante solitude du désert aussi bien que par les foules grouillantes des marchés marocains. Mais comment faire entrer tout cela dans sa peinture ? Comment saisir et se servir de ces deux écritures si disparates et dont il se savait le seul à deviner les possibilités d'union magique ? Longue étude.

En Occident l'espace pictural est la page ou la toile, droit devant nos yeux donc statique. Par contre le kakémono japonais se déroule dans le temps et l'inscription musulmane court autour de la pièce, occupant ainsi l'espace de manière à faire tourner sur lui-même le spectateur. Si l'écriture japonaise tient la page comme suspendue de haut en bas, dégringolant en lianes dont les fleurs et les fruits seraient les complexes idéogrammes, l'écriture arabe est une armée en branle, brandissant bannières, oriflammes et sabres nus.

Comment brancher ces deux forces graphiques l'une sur l'autre pour faire surgir, comme par enchantement, des images à l'infini ? Brion Gysin a trouvé la solution dans un carré cabalistique caché dans sa cheminée à Tanger, et destiné à le faire partir : "comme la fumée quitte ce foyer, il quittera cette maison." Revenu à Paris et de nouveau rue Gît-le-Coeur, dans le célèbre Beat Hôtel au numéro 9, Brion Gysin devint l'ami et collaborateur de William Burroughs dont il inspira l'oeuvre littéraire en lui suggérant les "cut-ups" et d'autres techniques.

"La littérature a 50 ans de retard sur la peinture."

Folle époque que les années du Beat Hôtel : Brion Gysin y inventa la Dreamachine avec Ian Sommerville. Et avec Antony Balch réalisa deux courts métrages : "Towers open fire" et "The Cut-Ups".

Travaillant toujours sa peinture, Brion Gysin se rappela ce carré cabalistique qui l'avait chassé de Tanger. Sur ce carré, la même intention magique avait été écrite par le sorcier de droite à gauche et du haut en bas. Puis, faisant faire un demi-tour à la page, le mage l'avait écrite encore une fois en surimpression. Brion Gysin avait compris et le peintre aussi. De la grille ainsi forméé, jaillirent d'elles-mêmes les multiples images dont nous parle W. Burroughs dans un rêve éveillée, enregistrée devant les toiles de Gysin vers 1960 et dans la chambre n° 25 du Deat Hôtel, 9, rue Gît-le-Coeur.

B. G.


William Burroughs parle de Brion Gysin

Avant de voir les peintures de Brion Gysin je crois que jamais je n'avais vu de peinture. Voici la transcription d'une bande que nous avons enregistré en parlant de quelques tableaux quand nous vivions tous les deux à l'Hôtel Beat, 9, rue Gît-le-Coeur, en 1960. C'est à partir de ce moment là que je réalisai que je pouvais entrer dans ces peintures.

Brion : comment entres-tu... comment pénètres-tu ces peintures ?

Burroughs : J'entre dedans par un port d'accès, une ouverture comme on dit. Souvent c'est un visage avec des yeux, et le tableau se révèle paysage. Parfois c'est une arcade... mille détails ou une tache de couleur, particulière, qui crée ce port d'accès, puis l'ensemble du tableau, subitement, devient une frise tridimensionnelle, plâtre ou jade, ou peut-être un rare matériau...
Ce tableau par exemple est composé en quatre sections. Ces sections sont disposées à quelques pouces d'intervalles, et il est remarquable qu'elles agissent ensemble. La matière même de la peinture comble ces lacunes en reliant quelque chose qui semble traverser le vide en un flot continu. C'est sans aucun doute la première peinture peinte sur le vide. Littéralement ces toiles s'aimantent.
Et maintenant, soudainement, toutes sortes de choses arrivent et se juxtaposent... un beau paysage, une jungle... et puis toujours et encore des bicyclettes. Tout un monde de bicyclettes et de scooters. Toutes sortes de visages. Visages de singes... visages simiesques, ridés, ratatinés, typiques. L'archétype de ce monde. Et c'est vrai, tous les mondes apparaissent. Subitement on entrevoit un monde violet, ou un monde gris, qui explose sur et dans le tableau. Ces mondes semblent illuminés par chaque couleur... des mondes créés par cette couleur. C'est comme si on se trouvait maintenant dans un monde rouge, puis dans un monde bleu... par exemple... Je faisais une promenade-couleur dans les rues de Paris l'autre jour... je faisais quelque chose appris dans tes tableaux... là où les couleurs éclatent sur toute la toile, exactement comme dans les rues. Je descendais ce boulevard, il faisait beau, lorsque j'ai senti un vent frais... et puis quand j'ai bien regardé ce qui se passait j'ai vu tous les bleus de la rue... le bleu d'un foulard... un bleu sur le cul d'un jeune ouvrier... le chandail bleu d'une jeune fille... néon bleu... le ciel, tous les bleus... encore une fois mon regard se promena sur la rue et j'ai vu tous les rouges, feux de signalisation, feux arrière des voitures... l'enseigne lumineuse d'un café... le nez d'un homme. Tes peintures m'obligent à voir les rues de Paris d'une autre façon. Et puis il y a tous les déserts, et tous les masques du Maya, et l'architecture aérienne fantastique de tes passerelles, et tous tes ponts, et tes grandes roues.

Brion : Un jour, tu m'as dit que tu étais incapable de voir toutes ces choses en même temps.

Burroughs : Non. Cette peinture est la première peinture espace/temps, et dans cette peinture il y a une représentation de tout ce qui se passe en ce moment entre le peintre et le regardeur, dans le sens espace/temps, et formes et couleurs se créent et se recréent, organisant le mouvement, et les formes bougent... tout ceci est en relation avec des séquences actuelles, les séquences de ce temps représentées ici. On voit des choses dans une séquence qui est véritablement une séquence-temps. Je ne connais pas d'autres tableaux qui représentent le temps. Je suis incapable de saisir ces multiples niveaux d'un seul regard, parce que ces niveaux existent, autonomes, dans leur propre temps-séquence. Voici de la peinture espace/temps. Par exemple, d'un seul regard, on peut plonger dans de multiples paysages, puis en flashback vers ce qui apparaît à la surface... la substance de la peinture existe, un mouvement double, dedans/dehors. Puis on distingue une couche de peinture et l'ensemble est vu, d'un seul coup. L'oeil que j'utilise comme un port d'accès me secoue et me propulse dans un paysage que je n'avais jamais vu. C'est un monde-jouet, un monde quelque peu inquiétant, peuplé d'insectes mécaniques qui s'entre-dévorent et d'hommes vêtus d'armures, venus d'autres planètes. Ce sont peut-être des soudeurs juchés sur des ponts en filigrane.

Brion : Ça doit être Bayonne, dans le New Jersey, pendant la guerre j'étais soudeur à l'arc dans un chantier naval, c'était à bord de Kill Van Kull, près du pont de Staten Island. Quelle rigolade !...

Burroughs : Puis les choses éclatent, claires comme des photographies. Ici il y a quelque chose qui ressemble à une structure mécanique, un navire... ces choses éclatent dans le tableau, fugitives, brèves, et quelque chose toujours réapparaît. On en perd certaines, on en retrouve d'autres, parfois on ne retrouve rien du tout.
Il y a des formes ici qui se métamorphosent en plantes. Et voilà le monde-bicyclette encore une fois. Puis un énorme cercle, des danseurs autour de feux verts, et des troubadours dans les feuillages au-dessus. C'est un monde médiéval peuplé de lutins, et ils portent des chapeaux pointus. Il y a des ponts levis, des bateaux surchargés de vikings. Aquatique... tiens, sa matière s'épaissit et ressemble au varech... des algues sur la mer. Un marron rose lourd gélatineux et strié par une substance jaune verdâtre qui se désintègre comme la merde dans l'eau salée... le genre de truc qu'on voit à Venise, au mois d'août...

Brion : Oui, des gens n'ont pas aimé.

Burroughs : Je ne vois pas pourquoi. C'est une substance. C'est comme si on se levait, abandonnant un microscope, hurlant comme un veau : "Je ne veux plus regarder ça ! Ça grouille et c'est dégueulasse !" Et bien Brion, maintenant, je te considère comme étant sur mon propre rail. Strictement expérimental je dis : La Science ! La Science Pure !... nous sommes tous des hommes de science, explorant continuellement et à tous les niveaux des mondes de faits et de réalités, et si nous découvrons quelque chose de très dégueulasse, nous ne sommes pas à blâmer. Juste comme ceci... si quelqu'un découvre un virus particulièrement ignoble, va-t-il s'arrêter si un crétin arrive en s'exclamant :
"Pornographe ! Je dois vous dire que toute ma famille fut prise de nausée en regardant vos diapositives ! Oh ! Vous et vos photos porno !"
Et lorsque les gens voient des choses obscènes dans tes tableaux, à leur point de vue s'entend, ils n'osent pas le dire. Vous autres, peintres, pouvez tout vous permettre, obscénité et dégeulasserie, parce que les gens ne découvrent pas immédiatement et ils n'osent pas le dire parce que cela serait une réflexion sur eux-mêmes. "Si je vois ceci et ceci il doit y avoir quelque chose de porno et de vilain en moi."
Oh, il y a beaucoup de gens en flammes dégoupillant d'essence, brûlant sur tout le tableau... des gens courent, et en haut, le coin du tableau semble se replier sur eux, oh, c'est un monde de sauterelles. Et des cristaux. Le monde arabe. Un souk arabe. Et voici ma tante, recouverte de voiles, tassée dans sa petite bagnole électrique. Elle est prise dans une bulle de quelque chose, sous un bol. Un laboratoire, et un tableau de bord, des manettes, et puis là-haut, au-dessus, ce qui ressemble à une ville, une très étrange ville, dérivant, bougeant dans l'espace/temps à une vitesse incroyable. Il y a quelque chose qui enfle. Je vois toutes sortes de visages... des yeux aux portes et aux fenêtres... des centaines d'yeux, des juxtapositions étonnantes... pour certains regardeurs il est facile d'entrer dedans, pour d'autres c'est impossible, ils ne vont nulle part, ils ne peuvent pas, et ainsi de suite. Extrêmement compliqué. Il y a d'étranges garçons-poissons, ils nagent, à partir de la taille ils sont fabriqués comme des corbeilles à papier.
Il y a de grands mouvements flamboyants sur toute la toile, et puis ils se métamorphosent en tubes... des tubes palpitants. Une sorte d'énergie conductrice coule dans ces tubes qui traversent toute la toile, maintenant tridimensionnelle. On pourrait regarder ceci durant des mois et chaque fois découvrir quelque chose de nouveau. Chaque fois que je regarde ce tableau je découvre quelque chose que je n'ai jamais vu dans le monde. Quelques fois on distingue des points de repère familiers, c'est comme si des constellations entières se transformaient inlassablement... comme une coin de rue qu'on reconnaît, et toujours de nouveaux personnages qui transforment le décor... c'est inexplicable.
Voilà les hommes verts créés par cette substance merdique extraite d'une cirrhose du foie. Il y a des visages et des cellules, et des gens qui vivent à l'intérieur de petites flasques. Soudain l'ensemble du tableau devient clair et juste... un monde fantastique de visages qui sont aussi des maisons, et le tout est figé dans cette substance étrange, rose et gélatineuse... tremblant, bougeant, permutant...un enfer surgelé dans cette substance qui tout le temps bouge.
On voit très bien le tableau se suffire à lui-même en déplaçant l'image. Tout a la possibilité de devenir autre chose et le devient. Je me souviens à peine ce qu'était cette chose il y a un instant. Oh oui c'était une tête, et maintenant c'est une maison écrasée, en ruines sur le sol. Et voici une colline rose. Et lorsque nous nous retrouvons avec ces éléments, nous pouvons remettre le contact. Il y a un petit choc physiologique très distinct quand nous remettons le contact pour retrouver la première image... chaque fois nous pouvons allumer éteindre, etc. Et maintenant on peut voir les deux images simultanément. C'est assez déplaisant. Ça vous donne cette impression de vertige, une immense sensation... comme s'il fallait respirer par la bite, et pour trouver l'oxygène il faut bander... Une position précaire reliée à la peur du vide. Une peur fondamentale, l'asphyxie, et la peur de perdre l'appui qui s'y trouve contenu. Une aura très déconcertante, c'est le moins que je puisse dire de ce tableau. Quelques fois il semble palpiter de lumière, et parfois il semble être fait de pierres... une pierre spongieuse peut-être... une substance indéterminée, entre la pierre et la chair, comme du corail. Et alors on retrouve cette curieuse matière végétale, comme si les gens que je vois étaient des plantes, poussant dans les tubes qui traversent la toile.
Très étrange ! Je vois maintenant l'image photographique de Gregory Corso, très claire. C'est parti maintenant, mais je suis sûr qu'elle est là, et qu'elle reviendra. C'est drôle comme tes chocs photographiques passent et repassent dedans/dehors. C'est un des phénomènes les plus remarquables, et je peux dire qu'il a marqué profondément ma carrière... toute ma carrière. Ces visages étrangement familiers poussant ensemble comme des lianes et des villes... ces visages de singes. Et voilà un visage du XVIIème siècle très méchant et ravagé, avec une collerette, devant une hutte indigène.

Brion : Est-ce que ça ne ressemble pas à une écriture ?

Burroughs : Oui. Et je la lis. "Ailes louvoient doucement... lianes pleureuses... qui ne pleurent pas... baiser... pisser bruyamment Tex... Gysin non-pêché... non-pleurant... Fixe Gysin... Brion..."

Brion : Je lis autre chose... "Moucher très à vous non pleurant".

Burroughs : On dirait des lettres ici aussi mais c'est plus difficile à déchifrer. Je lis : "Creeps !"... Quand je regarde tes peintures c'est comme si je mettais au point un instrument optique. Ça prend vingt secondes cette mise au point. Le regardeur doit apprendre à cligner des yeux entre un point de vue télescopique et microscopique, tandis que son attention est centrée sur une très belle scène, minuscule, pas plus grande qu'un ongle, et l'attention est brutalement propulsée vers un large panorama du tableau et de l'ensemble du dessin. Ce que nous voyons à un certain moment fait partie d'une opération visuelle qui comprend une série infinie d'images. Ceci vous emmène sur un certain chemin, ressemblant à une rangée sérielle de dessins-nerfs qui existe depuis toujours dans le cerveau humain.

William Burroughs
Traduction de Claude Pelieu


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