La victoire d'une poignée de cyberjusticiers contre des sites racistes
LE MONDE | 29.09.03 | 13h37

Quelques mordus d'Internet se sont unis au sein du groupe V8 pour remonter la piste des messages racistes et des appels au meurtre qui ont inondé le Net à partir de 1999. Les sites Sos-Racaille ou Amisraelhai ont aujourd'hui disparu des écrans.

Nom de code : v8. Ils forment un groupe de travail mystérieux. Un réseau virtuel. Ils communiquent par e-mails et par téléphone. Certains ne se sont jamais rencontrés. Pourtant, ils ont mené la traque contre le plus grand ensemble de sites racistes apparu sur le Web francophone : la galaxie Liberty-Web. Ils sont devenus les premiers justiciers du cyberespace.

La rencontre avec Stéphane, l'un des membres de V8, a lieu sur un quai de gare. Cheveux hirsutes et barbe en broussaille sur un T-shirt froissé, il a le teint pâle des mordus d'Internet qui passent leurs journées et leurs nuits devant l'écran. Stéphane est plus que cela. Il est l'un des piliers du réseau. "Un dinosaure", comme on les appelle dans le langage du Web. Sa fonction exacte est "administrateur réseau". Il est l'un des relais qui permet de faire fonctionner Usenet, le réseau mondial de forums de discussion, portant sur des sujets aussi divers que la politique, les sciences ou le jardinage. C'est lui qui, le premier, a repéré que quelque chose clochait dans la Toile.

Tout commence en 1999, par des messages racistes et antisémites sur les forums de Usenet. Il y est question des "arabo-youpins", des "melons" qu'il faut "jeter à la mer". L'auteur est anonyme. Il utilise les services de sites appelés anonymiseurs : en français, des relais de courriers électroniques, qui redirigent le message en masquant l'identité de l'expéditeur.

Comme les autres dinosaures, Stéphane a toujours milité pour la liberté d'expression sur le Net. Pour lui, les anonymiseurs sont une part de cette liberté. Il va essayer de contrer les messages racistes par des moyens classiques, en bloquant leur diffusion. La riposte est terrible : des e-mails falsifiés, postés à son nom, répandent sur les forums des annonces pédophiles, du style "bel homme, tendre et câlin, cherche jeunes garçons entre 10 et 14 ans..." L'horreur. Avec, à la clé, des e-mails d'insultes sur sa messagerie et les gendarmes qui débarquent... Plusieurs piliers du réseau ont été ainsi démolis.

Jean-Marc Manach, journaliste au site d'information tranfert.net, se souvient de ce séisme : "J'ai vu disparaître une bonne partie des dinosaures, à la suite de l'intervention des "nuisibles". J'ai assisté au revirement politique d'une catégorie d'internautes qui se battaient pour la liberté d'expression. Ils sont devenus hostiles à l'anonymat et favorables à l'identification."

L'auteur de ces messages racistes se construit une clientèle. Brodant sur le thème de la "cenSSure" et de la lutte contre le "politiquement correct", il va pêcher les fascistes du Web sur les forums, comme des poissons dans un marigot. Il leur offre des techniques d'anonymat sur cameleon.org et propose d'héberger leur site sur Liberty-Web.

DU VIRTUEL AU RÉEL

Jour après jour, la bête grossit, jusqu'à agglomérer 26 sites, allant du site raciste (Sos-Racaille) au site anti-musulman (Islam-Verite, oumma.org) ou extrémiste juif (aipj, Amisraelhai). Toutes les outrances y sont permises : appel au meurtre des Arabes, des "déchets" qu'il faut "faire partir en fumées noires" ; menaces de mort contre "Ben Shirak" ; insultes grossières contre des ministres, des journalistes... Liberty-Web se coule dans les méandres du réseau mondial, utilisant les services de proxys, des ordinateurs servant de relais, souvent à leur insu.

Mais la réplique est en marche. Plusieurs victimes de Sos-Racaille entrent en contact par le Net et décident d'unir leurs forces. Ils sont cinq à l'origine, bientôt une dizaine. Ils se répartissent les tâches. Stéphane s'occupe de la technique. Il conçoit un mini-programme pour contourner les proxys. Cyril (un pseudonyme) est le profileur du groupe. "En remontant loin dans les archives du Net, on arrive à un moment où les types qui interviennent sur les forums se présentent sous leur vrai nom, avant de prendre un pseudo." Cyril analyse la syntaxe des messages, les tics d'écriture. Puis il fouille dans la mémoire du Net : "Tel individu, par exemple, met toujours un espace après l'apostrophe. Dans le contenu, il manifeste un antiaméricanisme obsessionnel. En croisant les critères, on peut retrouver sa piste."

V8 se construit sur le modèle de Liberty-Web : un réseau virtuel, soudé par le webtrust, la confiance qu'on peut s'accorder sur le Web. Mais attention ! Les membres de V8 partent à l'assaut de Sos-Racaille avec des principes. Pas question de violer l'éthique non écrite du Net : "On ne pollue pas les forums, on ne dit pas aux utilisateurs ce qu'ils doivent penser", résume Stéphane. Il va plus loin : "On aurait pu ficher leur site en l'air depuis longtemps. Mais il fallait respecter la légalité, ne pas altérer les preuves pour qu'elles puissent servir plus tard devant la justice."

Un jour, le cerveau de Sos-Racaille commet une erreur. Il poste un message d'une adresse située en Russie : plop740@mail.ru. C'est le fil qui permet de remonter jusqu'à la piste russe, jusqu'à Joël Sambuis, un Français arrêté à Moscou le 15 juillet.

Grâce à une astuce, V8 accède au sanctuaire de Sos-Racaille. Cinq intervenants s'y distinguent par leur virulence. Il y a d'abord celui qui signe Sos-Racaille, qui semble être le chef d'orchestre clandestin - peut-être Sambuis. Il y a Redneck, qui vit en région parisienne, et a déposé sa clé de cryptage au nom de Nicolas Tomasi. Un certain ASTM, qui avoue être l'auteur de l'attentat commis en 1985 contre la mosquée de Romans-sur-Isère (Drôme) et affirme avoir été condamné à de la prison pour cet acte. Les V8 identifient son nom, en se plongeant dans la presse de l'époque. Jordy, un homme plutôt âgé, amateur de musique classique, habitant la région de Limoges. Le cinquième intervenant est une femme, Savy, belge, proche d'un parti d'extrême droite.

L'EFFONDREMENT, EN UNE NUIT

Début 2003, le groupe V8 commence à s'alarmer. Les messages sur le forum sont de plus en plus violents. L'un propose d'enlever un imam, un autre de faire sauter des mosquées ou des synagogues, pour dresser les communautés l'une contre l'autre. "Ils étaient en train de passer du virtuel au réel", commente Stéphane. En janvier, des mosquées sont barbouillées de peinture.

Les événements se précipitent. Le 5 mars, V8 parvient à couper l'accès de Sos-Racaille à un compte d'anonymiseur. Deux jours plus tard, c'est l'effondrement : en une nuit, tous les sites disparaissent des écrans. Que s'est-il passé ? Aujourd'hui encore, les versions divergent. Le cerveau de Liberty-Web, celui qui se faisait appeler David Osborne, a-t-il pris peur ? La guerre en Irak a-t-elle provoqué une rupture ?

A cette date, V8 a déjà remis les éléments de son enquête à la police. Une partie viendra alimenter le rapport du MRAP sur l'extrême droite, publié en juillet (Le Monde du 18 juillet). Mais le groupe a l'impression de se heurter à un mur. "A chaque fois que nous fournissons des informations à la police, nous recevons des remerciements, rien de plus, s'énerve Stéphane. Est-ce qu'il y a la volonté de faire aboutir ces affaires ou pas ?"

Aujourd'hui, les membres de V8 pensent que deux hommes ont joué un rôle majeur dans le réseau Liberty-Web. Joël Sambuis et un internaute de Seine-et-Marne, dont le nom est connu de la police. Redneck aurait été identifié par la police et fait l'objet d'une perquisition. Il s'agirait d'un néo-nazi, nommé Nicolas B. Les enquêteurs s'intéresseraient également à un extrémiste juif, qui signait sur les forums sous le pseudonyme de "Nitro".

Les V8 divergent sur les suites à apporter à leur enquête. Certains prônent un renforcement de la législation contre le racisme sur Internet et souhaitent imposer un système de filtrage aux moteurs de recherche. D'autres, comme Stéphane, veulent protéger la liberté à tout prix. Concrètement, V8 a éclaté.

Xavier Ternisien


L'ex-webmaster d'amisraelhai.org jugé à Paris

De la nébuleuse Liberty-Web, il sera le premier jugé par les tribunaux français : Alexandre Attali, ancien webmaster du site amisraelhai.org, doit en effet comparaître, mardi 30 septembre, devant le tribunal correctionnel de Paris. Cet informaticien, âgé de 29 ans, a été mis en examen pour "incitation à la haine raciale". Sur son site, il avait publié une liste de personnalités, parmi lesquelles Mathieu Kassovitz, Agnès Jaoui, Marin Karmitz ou encore Gisèle Halimi, signalées comme "juives" par une étoile de David, et accusées par lui de soutenir la Coordination des appels pour une paix juste au Proche-Orient (Capjpo), une association qui avait lancé un appel au boycottage des produits israéliens. Les internautes étaient invités à donner à ces "vermines" "un bon coup de batte de base-ball dans la mâchoire". Les personnes citées avaient reçu des dizaines de courriers d'insultes, des coups de téléphone anonymes ou encore des menaces de mort. Le site avait été fermé en août 2002, à la suite d'une plainte du MRAP et de la parution d'une enquête dans Le Monde. Alexandre Attali a affirmé aux enquêteurs qu'il n'était qu'un exécutant.