Pages d'écriture / Textes / 1999-2000 / À Sarcelles, avec Chantal Anglade /
Classe de seconde TSA : Généalogies avec Charles Juliet


Retour à la proposition d'écriture et aux textes

Ce qui se passe à date précise
(le vendredi 07 janvier)


     J'avais dans l'idée de ne pas laisser Claude Simon comme ça sur sa photocopie d'avant Noël, et j'avais même réfléchi à ce qu'on pouvait bien dire d'un tel auteur qui est aussi un vieux monsieur qui cite Tolstoï, parce qu'on lui demande à quoi il pense, lui qui est né en 1913 : "Un homme en bonne santé pense couramment, sent, se remémore un nombre incalculable de choses à la fois.", et répond quand même qu'il s'est efforcé de dire à quoi il pense dans ses livres et demande : "mais comment ne rien oublier ?". J'y tenais. J'avais aussi dans l'idée qu'il ne fallait pas revenir sur ce qui est entamé, que mes élèves sentiraient immédiatement leurs forces les abandonner - alors j'avais pensé autre chose, autres textes, autres manières. Je pensais que j'avais été - dans mes pensées et dans ma première contribution qui accompagnait les textes de mes élèves - un peu insistante à propos de Lambeaux de Charles Juliet, et que donc je pouvais bien aller vers les pages de la fin où il dit son désir de Lambeaux au moment où nous le lisons, et on sent bien dans les mains à ce moment-là que notre lecture va s'achever, il reste peu de pages dans la main droite. Et puis lui à qui on demande à quoi il pense répond à la troisième personne en termes de massacre et de valeur ("il estime qu'il ne vaut pas la peine d'en garder la trace") et reprend les mots d'attente qui constitue le titre aussi du dernier livre de lui lu, et on comprend bien qu'il nie en hiver cette fois en vingt lignes dans un journal que moi j'ai acheté dans une gare ce qu'il a fait paraître en été qui portait un titre d'automne : attente de la mort seule, et moi dans le métro, le journal sur les genoux, j'ai envie de lui répondre que je n'aime pas toujours sa naïveté, mais que je sais bien que ce n'est pas naïveté justement, et que pour lui j'y tiens, et que le miracle de l'aphasie vaincue demeure. Je pense aussi qu'il faut être Michon pour dire ce que l'on pense en écriture uniquement, qu'il a fait fort, lui, et on l'a reconnu.

     Donc à Sarcelles, après timide proposition de revenir à Claude Simon, rejetée comme prévue, je parle de Charles Juliet, de l'écriture à la seconde personne du singulier, "tu" la mère absente, "tu" toi-même mon frère, et je lis - parce qu'aussi je sais lire maintenant - les pages 149-152 de l'édition Folio de Lambeaux, le désir d'un tel livre, la cohorte des "mutiques" et des "exilés des mots" jusque l'enfant petit "littéralement coupé en deux", j'ai, précise, la proposition d'écriture en tête, je ne la dis pas, je lis encore et cette fois un texte qui m'apparaît plus facile au moins dans sa forme, "écrire pour", c'est un extrait d'Il fait un temps de poème que François Bon donne à la page consacrée à Juliet sur son site : j'ai une proposition d'écriture qui me semble plus douce, comme apaiser pour donner à lire aux trois garçons qui n'avaient pas pu lire la dernière fois.

     Consignes.

     Ils peuvent quitter la salle et s'installer dans la salle en face, cinq le font. La salle en face est la salle informatique, il y a une quinzaine de postes, ils écrivent sur papier. Les portes de deux salles restent ouvertes et je me déplace plusieurs fois pour fermer la porte coupe-feu qui sépare le couloir du hall bruyant. Lorsque retentit la sonnerie de onze heures ils écrivent depuis trente minutes, il leur reste vingt minutes, un collègue de maths s'étonne de trouver cinq élèves dans la salle informatique, je fixe sa très belle cravate tandis qu'il m'explique que les postes informatiques ne sont pas encore sécurisés par le logiciel Winlock, que les élèves n'ont absolument pas le droit d'être là, il parle fort, je décide de l'interrompre, de l'emmener dans le couloir, je dis que je leur fais absolument confiance, qu'aucun poste n'est allumé, qu'il doit se taire maintenant parce qu'il me gène (et je m'installerai en face de lui une heure plus tard avec mon plateau poisson-épinards à la cantine, je l'écouterai, encore une fois je tenterai de convaincre : s'il y a tant de problèmes de sécurité pour les ordinateurs, pourquoi ne s'inspire-t-on pas de ce qui se fait dans les autres établissements, pourquoi réinventer le monde tout seul à Sarcelles, il y a des médiapôles dans l'académie, le problème ne peut être local. Il paraît d'autre part que la connection Internet est installée et l'abonnement payé depuis un mois, le routeur doit arriver, je lui demande s'il doit arriver par la poste, il ne répond pas).

     Ils lisent, d'abord les quatre qui ont suivi la première proposition - et c'est bien. Il y a un peu de confusion féminin/masculin dans le texte de Guillaume, je le lui signale et le laisse éventuellement rectifier. Ensuite les autres qui ont suivi la seconde proposition et la déception me gagne : les infinitifs choisis sont : rêver (trois fois), lire (trois fois aussi et je m'interroge à toute vitesse : qu'est-ce que cela révèle ? un véritable désir de lire ? désir de me plaire ? "lire" parce, moi, j'ai lu auparavant ?), vivre, connaître, jouer, parler, manger, chanter, voir, grandir, imaginer, aimer et courir.

     Je tire vite la leçon de cette seconde proposition que j'ai donnée : j'ai, moi, pas eux, reculé, donné du facile, et comme toujours le manque d'exigence a produit du moins bien, il faut pour écrire que l'acte de compréhension des consignes demande effort, que cet acte de compréhension pour eux soit séparé de mon énonciation à moi, contrairement à ce que requiert souvent l'exercice scolaire. Leurs textes sont trop scolaires et trop longs alors que leurs phrases sont trop brèves et tournent souvent à la tautologie. Donc, il eût fallu demander de développer l'infinitif par une phrase longue pour que surgisse mieux la langue, on est resté souvent cette fois-ci dans un langage convenu.

     Deuxième leçon et pas des moindres : mes élèves sans que je leur demande écrivent spontanément dans ce qui leur apparaît être de la poésie : retour systématique à la ligne, majuscules (qu'est-ce qu'on leur a donc raconté ? ), tentative de rimes chez beaucoup qui affaiblit leur texte. Je voulais, moi, les pousser à la prose et j'y reviendrai.

     Alors je pense à mon ami Hervé qui enseigne là-bas en Normandie et qui m'a envoyé le corpus qu'il a composé, pour ses élèves de Seconde, de poèmes contemporains (Bonnefoy, Roubaud, Char, Jude Stephan, Olivier Larronde, Jacques Réda, Robert Marteau, Wiliam Cliff, Péricle Patocchi, Jacques Ancet, Michel Butor à qui on demande dans le même journal à quoi il pense !, j'en oublie quelques autres). Le corpus est intitulé "Lire pour écrire", j'espère bien qu'il me renseignera sur ses pratiques.


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