La Renaissance de Will.

comprenant par ailleurs une revendication du statut de sous produit.

Isabelle, animée par Franquin, Delporte et Macherot, est la dernière série en date de Will. Pourtant, elle semble en réalité être la première où il donne la pleine mesure de son talent, cette façon de formuler les choses me laissant d'ailleurs pour le moins insatisfait.

Je me vois contraint d'aller à contre-courant en confiant que les platitudes de Tif et Tondu ne m'ont jamais emballé. Série honnête et timide (même du temps largement surestimé de Rosy), au Will se montre la plupart du temps un dessinateur sans imagination. Fonctionnel sans doute, comme le sont ses décors. Mais loin des éclats d'un Franquin, de la saveur d'un Tillieux.

Il semble qu'il manque à Tif et Tondu un rien de magie, un soupçon de génie, un tiers de talent, vous remuez au sinon vous attendez que le Temps fasse son effet et que la nostalgie remplace le cocktail susnommé par l'investissement affectif. Beaucoup ont eu la chance d'oeuvrer alors que nos critiques d'aujourd'hui étaient enfants !

Pourtant, Tif et Tondu se situe sans fausse note dans le registre du Spirou de la "grande époque ". Intrigues fantastico-policières. Rosy n'a-t-il pas d'ailleurs écrit pour Franquin? Mais Franquin, sur les structures conventionnelles, sur ce registre interchangeable d'une série à l'autre, Franquin donc brodait, il ripolinait l'histoire de couches de délires "franquinniens '' qui hissaient le récit bien au-dessus de lui-même.

Will, non.

Et Tillieux injectait dans Gil Jourdan quelque chose comme une énormité libératrice qui faisait basculer le récit en même temps que le lecteur.

Tif et Tondu, pas.

Will est dessinateur de l'efficacité, de l'économie.

Mais peut-être, à force d'économiser ses moyens, les perd-on.

Qu'est-ce que l'efficacité sans... la folie?

Or, voici que l'artisan honnête, le chantre d'un graphisme fade à force d'être discret, voici que Will, sans se donner la peine de montrer un nouveau visage met. avec Isabelle, à dessiner des planches qui éclaboussent la vue. Des cases superbement composées, qui fournissent l'illusion d'une richesse et d'une épaisseur qu'on ne lui connaissait pas.

Tout se passe comme si Will avait découvert la folie.

Mais le phénomène est plus surprenant encore que cela.

Après des années d'une production morne (les tièdes Tif et Tondu ou Eric et Artimon), Will se met à avoir du talent! Pourtant Will, en toute logique, reste Will. On imagine mal ce vieux routier trouvant son second souffle en profiter pour apprendre quelques rudiments de génie, ou assimiler les premières leçons du talent.

Ou, si ce génie était potentiel, on se demande pourquoi rien dans son oeuvre passée abondante ne permet de le détecter.

Génie tardif que celui de Will, qui s'est contenté de fleurir sans prévenir, d'éclore soudain, comme une couche qu'on aurait passé sur le Will premier, obtenant ainsi la génération spontanée d'un Will second.

Magie de l'excellent scénario d'Isabelle ?

Eu égard à la platitude inchangée des Tif et Tondu encore réalisés, on pense: voilà la réponse ! Mais elle est là aussi, trop simple, trop rapide.

Ce serait schématiser que d'opposer un Will moyen parce qu'illustrant des scénarios mauvais (certains Tif et Tondu ne le sont pas à franchement parler) et un Will s'épanouissant grâce à l'excellence du scénario d'Isabelle (qui est toute relative).

Alors pourquoi et comment? D'abord il faut isoler tout de suite les premiers épisodes, charmants et poétiques certes, mais sans intérêt en dehors de cette gentillesse affective.

Isabelle ne naît vraiment qu'il partir des Maléfices de l'Oncle Hermès, c'est là qu'elle trouve son style, son ton, son originalité.

Quand on regarde Isabelle de près, on se rend compte qu'il ne s'agit pas d'une simple histoire de fées et de sorcières. Ce n'est pas du Merveilleux, lequel se situe "ailleurs", dans un anachronique "il était une fois". Isabelle possède une tante, Ursule, elle évalue dans un monde dont les voitures et les passants indiquent bien qu'il s'agit, grosso modo, du nôtre. Ce n'est pas davantage du Fantastique, lequel fait pourtant intrusion dans le quotidien. Mais, et toute la nuance est là, l'intrusion du Fantastique a pour but un balancement du monde, une remise en question vertigineuse et problématique des catégories de la réalité. A priori, le propos d'Isabelle n'est pas de "poser problème ".

Une synthèse des deux ? Peut-être. Et elle aurait alors pour nom onirisme.

Olivier Rameau (comme Philémon, qui est plus complexe) est davantage typique du Merveilleux: Hallucinaville se situe à côté, ou en dehors du monde réel. Certains indices donnent même à penser qu'elle ne se situe nulle part.

Au contraire, dans la série Isabelle, il semble que deux mondes coexistent. Les plans ne sont pas parallèles mais perpendiculaires. Il y a le monde ordinaire, toile de fond aux récits d'Isabelle. Celui-ci, à partir des Maléfices de l'Oncle Hermès tend de plus en plus à se soustraire, à n'intervenir que comme contrepoint. Contrepoint au monde extraordinaire, qui semble ne graviter qu'autour d'Isabelle, comme aimanté. Car il n'y a qu'elle pour faire surgir une pieuvre d'une rivière à son passage, ou être accompagnée d'un oncle dont les sabots de chèvre ne provoquent aucun étonnement. Tout se passe en fait comme si deux mondes hétérogènes entraient en concurrence, Isabelle en étant le pivot, l'axe de rotation de l'un à l'autre. Tout à fait involontairement d'ailleurs. Une telle opposition, pourtant donnée comme "naturelle" ou "allant de soi " dans le récit, une telle succession, tout cela rappelle les alternances du rêve et de la veille.

On se demande, sans pouvoir le déterminer, si Isabelle n'est pas en état de songe éveillé et permanent.

A ce moment-là, on comprend mieux comment fonctionne implicitement la série: une succession de contamination de la réalité par les rêves d'Isabelle. Contamination concrète, littérale. Et tout se teinte d'onirisme, le Merveilleux (méchante sorcière, jolie fée, petits monstres) et le Fanstastique (métamorphoses, pouvoirs) n'étant que des composantes d'une globalité plus vaste: celle des désirs et des peurs inconscients d'une petite fille (l'habileté des scénaristes étant de ne pas le dire). Si le ressort de la bande est bien l'onirisme (c'est-à-dire une inondation de l'état de rêve), on voit mieux quels problèmes se posent à Will quant à l'illustration. Il ne suffit plus de raconter platement une histoire. L'élément visuel n'a plus à rechercher une efficacité immédiate, dans l'ordre des péripéties. Au contraire, l'action n'est qu'une interférence du rêve et ce qui le rend dynamique (pour les besoins du récit). Mais elle passe, quasiment, au second plan. d'ordre de l'anecdotique doit également fonctionner au niveau de la visualisation. Visualisation onirique: le rêve contamine tout ce qu'il touche, il dérègle le monde. Les arbres ont des silhouettes humaines, des petites bestioles grouillent dans les coins. La surcharge (souvent gratuite, c'est-à-dire n'intervenant pas directement dans l'intrigue) d'éléments baroques est une condition nécessaire à la création de l'effet onirique. Et nous en revenons alors, CQFD, aux petits détails, cette perturbation de la narration, critère par quoi se juge l'Art des BD classiques franco-belges. Ainsi, ce n'est pas la qualité du scénario (réelle mais qui souffre d'un découpage parfois rapide, de retournements un peu forcés, d'hésitations pour manier l'ensemble avec cohérence) qui permet à Will de faire éclater son talent, pas plus que les scénarios médiocres de Tif et Tondu ne le brimaient. C'est plutôt parce qu'Isabelle, de par le principe même de son fonctionnement anti-économique, force Will à travailler en styliste. C'est parce que la série l'oblige à abandonner le niveau de la simple efficacité où il se cantonnait jusque-là. Will est resté Will. Mais il a changé de perspective. Comme jadis Franquin, Tillieux ou Macherot, il s'est mis à voir juste. C'est à la fois un hasard (il a fallu attendre la rencontre avec Isabelle) et une nécessité (Isabelle le contraint à déplacer le lieu de réalisation de son style).Curieux phénomène de renaissance artistique.

Bruno Lecigne dans Schtroumpf  Les Cahiers de la Bande dessinée No 45 -12 année en 1980.