Religiosité et l'indispensable pouvoir des masses


Si le football possède des paramètres qui lui donnent une religiosité indéniable, cette religiosité dépend particulièrement de structures nécessaires au devenir d'un phénomène de masse.


Religiosité, structures psychiques, massification et domination


Pour construire une structure psychique religieuse, il faut sans aucun doute quelques attributs indispensables. Si nous en croyons Eugène Enriquez, « pour pouvoir entraîner le peuple dans une grande aventure, une religion (ou un mythe) s'avère l'ingrédient indispensable » . Or, nous l'avons par ailleurs énoncé, le football qui oscille entre ses amitiés fascistes et libérales a été, depuis sa création l'un des éléments moteurs de chacune de ces aventures politiques et idéologiques qui avaient pour but de glorifier ou de normaliser une série de comportements et d'attitudes qui se désiraient en parfaite adéquation avec le régime politico-économique dominant. Mais ceci n'est pas suffisant, même si nous croyons que cela reste symptomatique de la nature du football. Ainsi selon Poliakov, une religion possède trois caractères qui permettent de mieux la définir : « la perception d'un pouvoir supérieur, la soumission à ce pouvoir et l'établissement de relations avec lui » .


Mircea Eliade a étudié de la sorte, sans les nommer, les trois axes caractéristiques de la « pratique religieuse »  :


- La perception d'un pouvoir supérieur : « le sacré se manifeste toujours comme une réalité d'un tout autre ordre que les réalités "naturelles" » en est le premier axe. Ce qui est autre que « naturel » peut devenir « supérieur ». Mais ce pouvoir devient supérieur si ce qui est d'un autre ordre que les réalités « naturelles », c'est à dire connues ou palpables, engendre une soumission de l'homme, à savoir la reconnaissance de la supériorité de la manifestation « sacrée ».


- Le second axe est la démonstration de ce pouvoir supérieur : « le munineux  [ ... ] ne ressemble à rien d'humain ou de cosmique ; à son égard, l'homme éprouve le sentiment de sa nullité, celui de "n'être qu'une créature" et, pour emprunter les paroles d'Abraham s'adressant au Seigneur, "que cendre et poussière" (Genèse, XVIH, 27) » .


- Enfin le troisième axe est celui de la mise en relation entre l'homme et le fait religieux : « L'homme prend connaissance du sacré parce que celui -ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différend du profane » . Cette manifestation atteint l'homme psychiquement. Il prend conscience d'un événement qu'il considère sacré et qui devient la base d'une pratique ou d'une croyance empreinte de religiosité. Mais pour que celle-ci soit religion il faut que cette religiosité se massifie dans sa pratique et joue le rôle de guide spirituel des hommes. La religion repose sur l'acceptation formelle. Sur l'idéologie et sur la foi. Cette dernière ne supporte aucune démonstration logique ni aucune confirmation expérimentale . Elle propose au contraire une « interdiction religieuse de penser », tentant d'imposer un pouvoir religieux dominant. Le religieux investit l'ensemble des strates de la vie sociétale s'il réalise ses ambitions de massification. Or comme le remarque Jean- Marie Brohm, « le temps des croisades, des guerres saintes, de la chasse aux hérétiques, de la persécution des "infidèles", de l'évangélisation des "incroyants" est revenu ( ... ). La religion a pris possession du corps social tout entier ». La massification religieuse sera d'autant plus grande que sera efficace sa propagande. Ainsi l'Église catholique est construite de la manière suivante selon Michel        Maffesoli : « Au départ ce n'est qu'un conglomérat de petites sectes regroupées autour d'un topos, d'un lieu : tombeau d'un saint, d'un évêque renommé, d'un personnage éponyme, petites sectes donc qui ont leurs particularités, leurs modes de vie, leur liturgie, petites sectes qui sont exclusives, et intolérantes vis-à-vis du monde extérieur, et souvent également, entre elles. Puis progressivement, ces sectes "s'ajustent", composent entre elles et avec le "monde", jusqu'à donner l'Église que l'on sait, et la civilisation qui va en surgir ». C'est par un réajustement que les différentes croyances se regroupent. Cette composition faite de concessions se désire foi universelle et universalisante. La société du Moyen Âge est divisée en trois parties : les uns prient, les autres combattent, les derniers travaillent. Mais chacune de ces parties se retrouve au sein de la religion catholique (en France) qui lui attribue son rôle, son travail, son pouvoir et ses devoirs. Cette société ne forme finalement qu'un seul et même groupe : celui de l'Église catholique, celui de la « maison de Dieu ». L'inquisition, procédure créée en 1174 et qui fut particulièrement active en Espagne, a lutté contre les hérétiques. Les inquisiteurs devaient constater l'hérésie , convertir le coupable (même par la force), lui infliger une pénitence ou le livrer aux autorités civiles. Le passage devant le tribunal ecclésiastique sera la procédure préférée de l'Inquisition. Celui -ci, lors de sa tournée dans les paroisses, procédait à l'interrogatoire systématique des populations, il encourageait la délation et soumettait l'ensemble des suspects à la question ou à la torture. Les sentences allaient de la peine de mort à la peine d'emprisonnement temporaire, en passant par l'emprisonnement à perpétuité. Les biens étaient généralement confisqués. Ces méthodes participent des réajustements qui construisent la massification de la croyance qui elle-même participe à l'élaboration du pouvoir politique. Si la religion représente un étourdissement sociétal, ce n'est que dans la massification qu'elle le trouve. Hors de celle-ci, elle ne reste qu'une secte. La religion se construit donc sur le conflit. Il faut imposer des totems, des images, des signes ostentatoires. « On se bat pour eux, autour d'eux, on exclut d'autres images, d'autres principes jusqu'à ce que une hiérarchie des saints s'élabore qui va produire cette "communion des saints", ciment d'abord vécu puis théorisé, à partir duquel se construit l'Église ».


Le conflit qui permet de choisir les images symboliques, les totems et les icônes, se donne pour espoir de résultat l'acceptation d'une religion universelle concernant les croyances, et universalisante concernant les valeurs et les normes de vie. C'est sur ce concept que la religion chrétienne a construit sa propagande. Elle « a employé des méthodes fort efficaces pour la diffusion de ces idées : en plus du culte, institué sur les bases d'une propagande par symboles, propagande populaire faisant appel aux émotions, à côté d'un programme écrit - l' Évangile - elle employa toute une armée de propagandistes, de religieux et de religieuses de divers ordres, institués au cours des siècles, et qui lui ont rendu des services estimables, en réalisant des poussées, de vraies campagnes lors des crises et des difficultés que l'Église a vécues : ainsi en fut- il au temps des diverses hérésies, puis au Xlll e siècle : la puissance et la richesse des ordres bénédictins, foyers de culture intellectuelle et artistique de ce temps, suivies de leur détachement des masses populaires, provoquèrent une réaction. Elle se manifesta par l'apparition des "ordres mendiants", des franciscains, des dominicains, d'autres encore, dont la règle fut de ne vivre que d'aumônes, afin de pouvoir mieux pénétrer dans les couches populaires pour leur prédication. Ainsi en fut- il encore au XVIe siècle, quand les ordres de Jésuites, de Lazaristes et autres furent fondés, pour défendre la foi catholique contre le protestantisme naissant ».


C'est donc dans la recherche de la massification qu'une religion trouve la légitimité de son pouvoir. Elle s'institutionnalise et développe ainsi sa capacité à la sacralisation des pratiques ainsi que nombre d' habitus. Car si « l' habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d'une position en un style de vie unitaire, c'est à dire un ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques », alors la religion est sans conteste une tentative de création d'habitus sur le plan sociétal , et peut devenir, elle-même, un tissu d'habitus, une institution vouée à créa de la domination. C'est également en ce sens que la religiosité est un paramètre idéologique de domination politique.


Le cas du football


Nous savons que le football a tenté et tente aujourd'hui encore d'universaliser sa pratique. Une universalisation qui possède deux formes spatiale et démographique. L'universalisation spatiale se traduit de la sorte sur tous les continents, dans tous les pays, ce sport doit être pratiqué selon les vœux des dirigeants internationaux, partout où il existe une parcelle de terre occupée par des hommes. Cette pratique est codifiée et réglementée selon les principes de la FIFA, et ne peut ou ne doit être, librement interprétée sans l'accord de ces mêmes dirigeants. La pratique a, par le passé, été la cause de multiples conflits. Fallait -il employer les mains, et à partir de quelles limites les actions violentes pouvaient -elles être considérées comme fautives ? Nous sommes au centre de la construction « religieuse ». La normalisation de la pratique va dans le sens de l'universalisation ce qui ne peut que conférer une réelle religiosité au football. Le principe de massification a, en ce qui concerne le football, deux buts qui ne sont pas des conséquences : la rentabilisation du spectacle footbalistique par l'accumulation du capital et l'imposition d'une idéologie, d'un système de pensée et de vie, d'un système composé d'un tissu d'habitus qui correspondent à l'idéologie capitaliste quelle qu'en soit sa forme.

Patrick Vassort, Football et Politique, les éditions de la passion


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