Petit kaléidoscope de l'anarchisme


Avertissement : Je ne suis ni historien, ni théoricien de l'anarchisme. Juste… un libertaire !


A entendre et à lire ce que l'on dit du mouvement anarchiste - des femmes et des hommes ; des héroïnes, des héros et, aussi, des victimes ; des idées, des pensées, voire des théories ; des actions, des combats, des luttes ; des groupements ; des objectifs ; des méthodes ; une histoire… -, il m'a semblé qu'il importait de lever des malentendus, clarifier certains points, rétablir des exactitudes historiques…


Anarchisme, anarchie, anarchistes ont eu cette gloire ou ce malheur de tomber dans le vocabulaire commun. Ce faisant, ils se sont alourdis de contresens, d'erreurs, de mensonges, de préjugés, de phobies… Ils se sont même salis de cette vulgarité qui est celle de cette haine viscérale que leur vouent certains/es et dont la vulgarité trouve son origine dans la fange putride où se vautrent les bonnes consciences qui la porte.


Il m'a donc également semblé nécessaire de rendre à l'anarchisme cette grandeur d'âme, de cœur et de sang, cette générosité, cette beauté, cet héroïsme sublime, cette insolence vivifiante, cette spontanéité, cette simplicité, cette dignité…. qui sont les siennes.


Pour ce faire et afin de rester le plus impartial possible, il m'a semblé que le meilleur moyen était de compiler des écrits d'historiens - nullement anarchistes mais entièrement objectifs et honnêtes dans leur science -, quitte à les réorganiser et les compléter de remarques personnelles. J'espère avoir réussi.


D'emblée, je me lance en donnant ma définition personnelle de l'anarchisme : l'anarchisme, c'est la forme la plus achevée de l'humanisme. Un humanisme athée qui vit un amour passionné - et, parfois, passionnel - pour et de la liberté.


Pour moi, le drapeau de l'anarchisme est… noir. Ce noir n'est pas celui du deuil des chrétiens… Les anarchistes

[Ils] ont un drapeau noir
En berne sur l'Espoir
Et la mélancolie
Pour traîner dans la vie
Des couteaux pour trancher
Le pain de l'Amitié
Et des armes rouillées
Pour ne pas oublier
Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent
Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
Les anarchistes

(Léo Ferré, Les anarchistes)

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Un mouvement d'idées

Le mot anarkhia désigne l'absence de chef, la situation d'un peuple sans chef. Mais l'absence de chef n'emporte pas pour autant absence d'autorité ! Si l'absence de chef est bien la condition du pouvoir de chacun, l'anarchie est une harmonie sociale qui s'atteint et se réalise sans contrainte en raison de l'absence de pouvoir et d'autorité, en ce sens elle est la plus haute expression de l'ordre.


Qu'elle soit religieuse, économique ou politique, l'autorité est condamnée par l'anarchisme en tant que source de répression arbitraire et d'atteinte irréversible à la liberté, à l'égalité et à la solidarité. Tout ordre ne vise qu'à assurer la puissance de quelques privilégiés. Aussi, pour que la liberté, l'égalité et la solidarité - la fraternité humaine - puissent s'instaurer, tous les pouvoirs doivent être annihilés. Là où il y a du pouvoir et de l'autorité, il n'y a pas de liberté de penser, d'agir et… d'être. La liberté individuelle constitue donc la valeur suprême qui ne saurait toutefois se réaliser aux dépens des autres alors que la liberté d'entreprise du libéralisme capitaliste se fait nécessairement aux dépens des exploités ! Dans ce cadre, les partis politiques ne trouvent aucune légitimité du fait, en particulier, que leurs membres doivent se soumettre aux choix - et donc à l'autorité - des instances supérieures. La liberté individuelle est certes nécessairement limitée, ne serait-ce que par celle des autres, mais cette limitation peut se faire en dehors de toute contrainte, de toute autorité, de tout pouvoir, par l'association et le fédéralisme.


On le comprend donc : l'abolition de l'État est un objectif partagé par l'ensemble des anarchistes, ce qui les distingue radicalement et définitivement des communistes marxistes : les premiers prônent son abolition immédiate alors que les seconds n'évoquent que son dépérissement au terme d'une phase transitoire qui est celle de la dictature du prolétariat ! Cette différence d'objectif induit une différence de méthode : les marxistes veulent conquérir le pouvoir de l'État pour l'abolir ensuite alors que les anarchistes se proposent d'organiser la Société à la base de telle sorte que l'État devienne, de lui-même, caduc.


La critique anarchiste de l'État est donc radicale puisque celui-ci, par nature, est répressif et source d'injustice et que sa seule vocation est de conserver l'ordre - notamment économique en place - et donc les intérêts de certains privilégiés : les possédants.


Cette opposition entre anarchistes et marxistes fut au cœur des débats de l'Association Internationale des Travailleurs - Première Internationale - et, le 15 septembre 1872, grâce à un coup de force de Marx, les anarchistes avec Bakounine, James Guillaume, Adhémar Schwitzguébel… en furent exclus[1].


Si le terme anarchiste apparaît sous l'Ancien Régime avec le sens négatif de désordre, de chaos - Babeuf n'a-t-il pas traité… Louis XVI et Lafayette d'… anarchistes, ce qui pour lui était une insulte quasi suprême ! -, sens qu'il conserve sous la Révolution - Jacques Roux fut accusé de vouloir instauré… l'anarchie -, sa première utilisation avec un sens positif est sans doute due à Joseph Proudhon qui, en 1840, exposant la forme de gouvernement auquel il aspirait, s'est dit républicain anarchiste. Cependant, ce n'est que plus tard que le terme d'anarchistes sera couramment utilisé pour désigner au sein de l'Internationale les partisans du  collectivisme qui, avec, notamment, Bakounine, s'opposaient au communisme autoritaire de Karl Marx. Et ce n'est qu'en 1877 que le terme anarchisme est employé au sens qu'on lui reconnaît aujourd'hui par James Guillaume dans le Bulletin de la fédération jurassienne.


Ainsi, et pour faire simple - vraiment simple ! -, l'anarchisme est un mouvement d'idées et d'action qui, en rejetant toute contrainte extérieure à l'homme, se propose de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle autonome.


Ainsi, bien que l'anarchisme militant ne se manifeste que vers la fin du XIXème siècle avec Bakounine, Élisée Reclus, Kropotkine, Malatesta, Proudhon… les lignes essentielles de la doctrine anarchiste se précisent dès la première moitié du siècle[2].


La Révolution française a institué un divorce radical entre l'État, qui repose sur les principes éternels de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, et la société qui est dominée par l'esclavage économique, l'inégalité sociale et la lutte des classes. Cette contradiction a semblé d'autant plus insupportable que la Révolution française proclamait en même temps que l'individu est une fin en soi et que toutes les institutions politiques et sociales doivent servir à son plein et entier épanouissement[3].


Or, à l'évidence, la liberté politique paraît illusoire, voire néfaste, à ceux qui, en vertu même de ces principes, subissent une servitude sociale et économique. La première réaction antiétatiste a sans doute la "conspiration des Égaux" dirigée par Gracchus Babeuf et visant à substituer à l'égalité politique l'"égalité réelle" : "Disparaissez, lit-on dans son Manifeste , révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernement et de gouvernés".


L'anarchisme en tant que doctrine philosophique est intimement lié à l'histoire de l'hégélianisme. La réalité objective étant pour Hegel issue de l'esprit, l'objet qui semble séparé du sujet finit par y retourner afin de constituer cette unité foncière que Hegel appelle l'Idée absolue. Or cet Esprit hégélien qui se réalise grâce à la prise de conscience des esprits finis, de transcendant qu'il était sans doute chez Hegel lui-même, devient pour une importante fraction de ses disciples l'esprit humain parvenu à la pleine conscience de soi-même. Une fois engagés sur la voie de l'immanence, ces jeunes hégéliens[4] s'efforcent d'interpréter le monisme de Hegel dans un sens de plus en plus révolutionnaire. L'Esprit est arraché au clair-obscur prudent où son créateur avait voulu le maintenir ; il s'"humanise" progressivement. Devenu homme, c'est-à-dire être humain au sens général du mot dans le maître livre de L. Feuerbach, L'Essence du christianisme (1841), il se transforme en esprit humain dans la Critique pure de Bruno Bauer - doctrine contre laquelle Karl Marx se déchaîne dans La Sainte Famille  - et finit par apparaître sous les traits du Moi original, du Moi "unique" dans l'ouvrage de Max Stirner, L'Unique et sa propriété  (1845).

Cet effort d'interprétation s'accompagne de la ferme volonté de renforcer le monisme hégélien. Les jeunes hégéliens pourchassent tous les dualismes ou, pour parler en termes d'école, toutes les aliénations ; ils luttent contre l'aliénation religieuse, c'est-à-dire contre l'Église ; contre l'aliénation politique, c'est-à-dire contre l'État ; contre l'aliénation humaine enfin, c'est-à-dire contre l'humanisme[5] qui, par les contraintes d'un collectivisme abstrait, menace d'étouffer l'originalité de l'individu.

Le marxisme insiste sur la filiation qui relie Hegel, Feuerbach et Marx, c'est-à-dire sur une évolution philosophique qui, en partant de l'idéalisme absolu, passe par le matérialisme mécaniste pour aboutir au matérialisme historique et dialectique. Mais l'anarchisme, qui, en prêtant l'immanence à l'Esprit absolu de Hegel, aboutit à la souveraineté du Moi "unique" et part en guerre contre toutes les aliénations dont celui-ci est victime, dérive également de la philosophie hégélienne. La lignée qui va de Hegel à Stirner et à Bakounine n'est pas moins légitime que celle qui rattache Hegel à Marx.

L'exigence de justice totale étant le "principe affectif central de la sensibilité anarchiste" (E. Mounier), l'anarchisme, en dépit de ses outrances verbales d'inspiration athée, garde parfois - et du moins chez certains auteurs[6] - des résonances proprement religieuses, voire chrétiennes.  Tout en se dressant contre le "mythe de la Providence", Proudhon maintient la transcendance sous la forme de la justice. En rappelant la célèbre recommandation de Jésus, "Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu", il insiste sur le caractère apolitique du christianisme. "L'enseignement de Jésus, affirme-t-il, est tout social, ni politique, ni théologique". Max Stirner prétend de son côté qu'il conforme son attitude à celle de Jésus qui dépasse l'État en l'ignorant. Tolstoï enfin, le plus chrétien des anarchistes, constate que "la doctrine de Jésus donne la seule chance de salut possible pour échapper à l'anéantissement inévitable qui menace la vie personnelle".

Ayant puisé à des sources fort diverses, l'anarchisme semble à première vue tissé de contradictions et déchiré en tendances et sous-tendances. Dans ce "chaos d'idées" (Sébastien Faure), le départ avait été fait vers 1900 entre l'anarchisme individualiste, dont les défenseurs se réclamaient de Stirner et de Proudhon, et l'anarchisme communiste - c'est-à-dire collectiviste -, qui s'inspirait avant tout de l'enseignement de Bakounine et de Kropotkine[7].                       

By J.C. Cabanel

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