Revue Sociétés, 63, 1999
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albert assaraf

Albert Assaraf


Du lien aux origines des
"structures anthropologiques de l'imaginaire"

Essai d'application d'une théorie des "ligarèmes" à la classification durandienne des images
 
 
   Gilbert Durand distingue quatre structures mystiques de l'image :

1) Une structure où prédominent les images de viscosité, d'adhésivité, de glu ; où les verbes du type "rattacher, attacher, souder, lier, rapprocher… 12" jouent à plein.

2) Une structure caractérisée par "un refus de sortir des images familières et douillettes 13", où planent les idées de fidélité, de persévérance, de double négation.

3) Une structure qui "se révèle dans le trajet imaginaire qui descend dans l'intimité des objets et des êtres 14."

4) Puis pour finir, une structure dont les individus qui la caractérise sont généralement des "minutieux", des "méticuleux" vivant dans la crainte permanente "de laisser échapper un détail" 15 .

      Il importe de souligner que cette classification est le fruit d'une démarche purement empirique. Elle est intuitive et ne procède d'aucun système général cohérent.

      Voyons, à présent, la façon dont il est possible de déduire les particularités de ces structures mystiques à partir de notre hypothèse des ligarèmes. Prenons un cas extrême, et ce afin de mieux faire toucher du doigt la réalité du pouvoir extraordinairement ligatif de certains signes. Supposons, en effet, que X soit le membre d'une secte fondamentaliste coupée du monde extérieur, pour qui la Bible est l'incarnation directe de la parole de Dieu sur terre, et le contenu de l'énoncé : Dieu créa l'homme à son image (Genèse I 27) l'équivalent d'une vérité scientifique, c'est-à-dire d'un concept opératoire susceptible de décrypter le réel tel qu'il est. Supposons à présent que par un quelconque hasard X se voit contraint de franchir la porte d'un musée de la préhistoire, et que de ce fait il se retrouve brusquement nez à nez avec une panoplie de crânes mi-hommes mi-singes dont on lui assure que ce sont là les vestiges de ses ancêtres lointains.

      Il n'est pas indifférent de constater, avant de poursuivre notre raisonnement, que dans un cas pareil, si je me contente de la grille d'une analyse sémiotique ou pragmatique classique, je n'ai aucun moyen de détecter la force, pourtant insoutenable, qui irradie, à ce moment précis, de ces crânes mi-hommes mi-singes. Tandis que si je tiens compte de l'hypothèse des ligarèmes, il apparaît du coup évident, prévisible, que ces vestiges du lointain passé de l'homme ne seront pas sans inspirer en X "une frayeur pleine d'une horreur interne qu'aucune chose créée, même la plus menaçante et la plus puissante, ne peut inspirer 16". Pourquoi ? Tout simplement parce que si ces crânes mi-hommes mi-singes "disent vrai", alors il va falloir à X mettre en doute la véracité du récit de la Genèse (Dieu créa l'homme à son image). Or, comment X pourra-t-il jamais mettre en doute ce qu'il considère comme la parole de Dieu ? C'est-à-dire comme la parole émanant de la position la plus haute qui soit. La plus haute parmi les plus hautes, à l'égard de laquelle tout homme n'est "que cendre et poussière". Le mot Dieu, en effet, du fait qu'il évoque le sème (l'idée) "je suis plus élevé que tout ce que l'esprit d'un humain peut imaginer", s'avère naturellement doté du plus haut degré de "ligaro-activité". Le fait que les grandes religions présentent généralement Dieu comme une entité bienveillante envers les humains, ne change rien à l'affaire : Dieu, même Très-Bon, ne cesse pas pour autant d'être Très-Haut, Tout-Puissant. Aussi, la moindre phrase du type : Dieu a dit Z, au sein d'une communauté de croyants, peut prendre des dimensions cosmiques. Car ce qu'elle suggère, sur un plan relationnel, ce n'est rien moins que ceci : "L'entité qui se trouve au point culminant de l'axe inférieur/supérieur a dit Z. C'est donc que Z a la valeur d'une parole éternelle, intemporelle. C'est donc que contrevenir à Z équivaut à se mettre en travers de la plus haute instance qui soit…"

      Aussi, est-ce un hasard si gourous et manipulateurs, s'empressent le plus souvent de mettre le mot Dieu à toutes les sauces ? Est-ce un hasard, surtout, si la figure de Dieu s'avère le frein le plus puissant au changement. Comment, en effet, réformer une parole divine sans déroger à son postulat de base implicite : je suis, puisque d'origine divine, une information absolument vraie, ici, maintenant et pour l'éternité ?

      A ce stade des choses, pour en revenir à notre cas, compte tenu de l'enjeu ici présent - la mise en doute de la parole même de Dieu, c'est-à-dire de l'entité vis-à-vis de laquelle tout homme se doit d'adopter la position la plus basse qui soit - , X n'aura donc d'autre choix que de repousser farouchement le "performatif silencieux" ("Je suis, il faut me croire, la preuve vivante d'une origine animale de l'homme") irradiant du crâne de l'Australopithecus afarensis ou de l'Homo habilis ici exposés. Il n'aura d'autre choix, à la manière des membres de la "Creation Research Society 17", que de "coller" comme une "glu" "visqueuse" à son ancienne catégorisation de l'univers, que de rester, vaille que vaille, "attaché, soudé, lié" au verset 27 du chapitre I de la Genèse : Dieu créa l'homme à son image. En bref, il est à parier que l'imaginaire de X se mette spontanément à produire des représentations relevant de la première structure mystique susmentionnée.

 
Lien, renversement et double négation

Du coup, il apparaît manifeste que les caractéristiques de la deuxième structure mystique ci-dessus procèdent elles aussi de ce réflexe naturel de repli face à la chose nouvelle, c'est-à-dire face à des images que sous-tend une catégorisation de l'univers qui va à l'encontre, comme dirait Piaget, de nos "accommodations antérieures" 18. Et ce réflexe de repli sera, bien entendu, d'autant plus brutal que la nouveauté sera fulgurante. C'est ainsi que dans le cas de X, par exemple, le spectacle du crâne d'un Homo rudolfensis ou de celui d'un Homo erectus peut faire bien plus que provoquer l'image mentale d'une créature à mi-chemin entre l'homme et le singe. Il est à même de déclencher une formidable réaction en chaîne aux effets dévastateurs : si ces crânes disent vrais, c'est donc que l'homme descend effectivement d'un primate hominoïde, c'est donc que l'univers est tout entier soumis aux lois du hasard et de la nécessité, c'est donc qu'il faille jeter au panier des oubliettes les belles "images familières et douillettes" du jardin d'Eden, d'Adam et Eve …

      Comment s'étonner alors qu'en 1877, le pape Pie IX (1792-1878) ait cru bon de dénoncer en publique la théorie de l'évolution comme s'agissant d'une "aberration" 19 ? Comment s'étonner si, aujourd'hui encore, certains fondamentalistes se réclamant de la Bible disent voir dans l'idée d'une origine animale de l'homme une "niaiserie", une "affabulation", "une perversion mortelle dans la mesure où elle s'attaque à l'image même et à la ressemblance de Dieu dans l'homme 20" ?

       Aussi, pour que X puisse garder sa foi intacte, il lui faut désormais redoubler d'ardeur. Il lui faut dire non au monde extérieur, non à sa négation d'une origine divine de l'homme (double négation). Il lui faut opérer un "renversement complet des valeurs 21", c'est-à-dire s'opposer, tel un "petit poucet", au "géant", à "l'ogre", au rouleau compresseur de la science établie. Bref, il y a de grandes chances pour que l'imaginaire de X se mettent spontanément à produire, cette fois, des représentations relevant de la seconde structure mystique susmentionnée.

      Notons au passage que les gestes fondamentaux de la première et de la seconde structure sont contradictoires, incompatibles. Comment concilier, en effet, persévération et renversement des valeurs, viscosité et double négation ? Toutefois dès lors que j'admets la nature ligative des images, dès lors que j'admets qu'un lien est par essence conjonctif/disjonctif (et inversement), c'est-à-dire qu'il faille pour adhérer à une chose rompre inévitablement avec une autre chose, il n'y a plus de contradiction. D'un côté‚ la disposition mystique est effectivement comme le fait remarquer Durand "adaptatrice pure, collant à l'ambiance, participant à l'environnement avec un maximum de viscosité 22", et ce en raison de la fidélité (conjonction) vis-à-vis des "accommodations antérieures" ; de l'autre il y a dans la structure mystique un "renversement complet des valeurs : ce qui est inférieur prend la place du supérieur, les premiers deviennent les derniers, la puissance du poucet vient bafouer la force du géant et de l'ogre 23", et ce, tout simplement, en raison de la disjonction vis-à-vis des représentations du "dehors" dont le contenu infirme les données de ma catégorisation intime.

       Un mystique, au sens où Gilbert Durand l'entend, n'est donc pas indemne de représentations polémiques. Il ressort de notre étude que la véritable différence entre un mystique et un diaïrétique réside dans le fait que l'un se disjoint des catégories extérieures par excès de conjonction pour sa sphère intime, tandis que le second se conjoint à l'inconnu par excès de disjonction à l'égard de ses représentations de souche. L'un "colle" à sa sphère intime, l'autre la démolit. Toutefois, l'un et l'autre se conjoignent et se disjoignent en même temps, mais dans un ordre différent. Aussi, ce n'est pas un hasard si ce grand dieu védique, Varuna, dont ont dit qu'il est le "maître des liens", soit décrit comme ayant le pouvoir de lier et de délier à la fois 24. Tout simplement, parce que adhésion et rupture sont les deux faces d'une même pièce : le lien. Quiconque se lie, en effet, au modèle héliocentrique de Copernic se délie automatiquement du modèle géocentrique de Ptolémée. Quiconque adhère à la théorie atomique se coupe de facto de la théorie des quatre éléments d'Aristote. Il n'y a là rien d'archétypal, il n'y a là que du relationnel.

       Il est par ailleurs important de souligner qu'une double négation n'est pas nécessairement l'indice d'une structure mystique, comme Gilbert Durand le laisse entendre. Tout dépend, une fois encore, contre qui se dresse ma double négation. Si c'est contre les représentations "extérieure", alors effectivement ma double négation est la marque d'une disposition mystique. Si c'est contre mes propres "accommodations antérieures", alors la double négation cesse d'être le signe d'un comportement mystique (Nocturne) mais au contraire celui d'une conduite éminemment diaïrétique (Diurne). C'est le cas, nous semble-t-il, de la secte gnostique des ophites, Ier et IIe siècles, qui, pour exprimer son total rejet de l'establishment religieux et politique en place, ira jusqu'à magnifier le Serpent du péché originel ; tel fut encore le cas de la secte gnostique des sodomites, qui, pour des raisons identiques, vouera une adoration particulière à tous les damnés de l'Ancien Testament 25. Et que dire, au Siècle des Lumières, du processus de positivation de l'image, à l'origine négative, de Faust 26 ? Si ce n'est qu'il existe bel et bien des doubles négations relevant du Régime Diurne.

 
Lien, "minutie" et frénésie du détail

Un lien, comme nous l'avons indiqué précédemment, est la résultante de deux forces : l'une, horizontale, déterminant la jonction (con-jonction ou dis-jonction) ; l'autre, verticale, la position (supérieure, égale ou inférieure). Or, jonction et position sont à ce point interdépendantes que je ne puis toucher à l'une sans fatalement déstabiliser l'autre. Que notre X, par exemple, souscrive à l' "injonction" des crânes préhistoriques ("L'Homme descend d'un primate hominoïde") et aussitôt le voilà accusé par les siens d'hérésie, de traîtrise, de folie (position inférieure) ; et aussitôt le voilà excommunié de sa congrégation (disjonction).

      Un négoce étonnant se trame, qui plus est, entre la jonction et la position. Le jeu consiste à sacrifier l'une pour obtenir l'autre. L'orgueilleux, par exemple, délaisse la conjonction pour la position. Tandis que l'importun, en revanche, espère gagner en conjonction ce qu'il perd en se rabaissant. En ce sens, la modalité "Cimenter le lien" n'est pas sans supposer une sorte d'affaissement de la position au profit de la conjonction. L'individu à l'état "Cimenter le lien", semble dire, dans un contexte donné, à son entourage immédiat : "Je vous offre ma soumission, je vous sacrifie ma position, en échange je sollicite de vous (Dieu, famille, establishment…) une conjonction sous forme d'amour, de protection, de tranquillité…" D'où, à notre avis, la prédisposition particulière du mystique pour le sacrifice, tel que Gilbert Durand l'entend : un acte dont "le sens fondamental […] [c'est] d'être un marché, un gage, un troc 27". Un troc qui plonge, bien évidemment, ses racines moins dans un quelconque "inconscient collectif" que dans l'acte mille et mille fois réitéré qui consiste à faire sacrifice de sa position pour qu'en retour la sphère intime (i. e. Dieu, famille, société…) fasse don de sa conjonction sous forme de tendresse et de sécurité. C'est là, nous semble-t-il, la véritable origine de l'universalité de l'offrande sacrificielle. Mais aussi du "syndrome hypersocial 28" du mystique de Durand, de sa "viscosité euphémisante", de son attachement à l'aspect " coloré et intime des choses 29 " (cf. la troisième structure mystique susmentionnée). C'est en raison de la profusion de ce " troc " relationnel implicite que tout organisme social impose, à des degrés près, à ses membres : "Si tu te soumets, si tu renonces à ta propre position, alors en échange de ton acte d'allégeance je (Dieu, famille, establishment…) t'accorderais mes bienfaits, sinon…", qu'à force certains individus finissent tout naturellement par faire preuve d'une extrême "minutie" et "méticulosité 30" - il va sans dire que des facteurs génétiques peuvent soit atténuer soit au contraire aggraver le processus.

       Un rapport de similarité unit l'abeille et le python : ils ont tous deux "le corps pareillement marqué". Et ce détail suffit pour que le Nuer d'Afrique, qui a le python pour totem, s'abstienne "de tuer les abeilles et de manger leur miel 31". Pourquoi ? Si ce n'est pour éviter de déroger ne serait-ce que d'un cheveux à la règle des Anciens : Tu ne porteras pas atteinte à ton totem le python. La Bible dit : Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère 32. Et cet interdit suffit pour que le juif pieux, afin d'éviter d'enfreindre ne fût-ce qu'un iota de la parole "divine", en vienne non seulement à s'abstenir de mélanger le lait et la viande, mais encore à pousser le tabou jusqu'à subdiviser en deux classes rigoureusement différenciées (une "classe lait" et une "classe viande") les placards de sa cuisine, les étagères de son réfrigérateur, les éviers, les casseroles, les couverts, les éponges, les torchons, les assiettes, les verres, les serviettes de table, les nappes...

       La "minutie" du mystique semble donc procéder d'une "logique d'inclusion", c'est-à-dire d'une logique régie par une hiérarchisation stricte de l'univers, où la règle prend le pas sur la réalité, où l'individu n'est qu'un maillon d'une chaîne qui le dépasse et l'englobe totalement. D'où, très certainement, la fréquence des "fantasmes d'emboîtement" que rencontre Durand chez le mystique 33.

       Notons avant de conclure cette partie, qu'un mystique, au sens où Gilbert Durand l'entend, peut parfaitement développer, comme c'est le cas du dévot, du militant ou du soldat, une soumission totale vis-à-vis de son groupe d'appartenance (relation complémentaire), et dans le même temps nourrir un mépris et un complexe de supériorité envers le clan adverse (relation symétrique). L'existence d'un tel phénomène suffit, nous semble-t-il, à relativiser, une fois de plus, la classification durandienne des images.

 

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12 Ibid., pp. 310-312. Afin d'étayer notre démonstration, nous nous sommes permis de présenter ces quatre structures dans un ordre différend que celui choisi par l'auteur.
13 Ibid., pp. 308-310.
 
14 Ibid., pp. 313-315.
 
 
15 Ibid., pp. 315-319.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
16 R. Otto, Le sacré, l'élément non-rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Payot, 1929, p. 30.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
17 Cf. D. Lecourt, L'Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 1992, p. 27 Sq.
 
 
 
 
 
 
18 Cité par Durand in Les structures anthropologiques…, op. cit. p. 38.
 
 
 
 
 
 
 
19 D. Lecourt, L'Amérique entre la Bible et Darwin, op. cit., p. 36.
20 J.-C. Whitcomb, Origines, Château de St-Albain, Clé, 1989, pp. 157-159.
 
21 G. Durand, Les structures anthropologiques…, op. cit., p. 317.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
22 Ibid., p. 503.
 
 
23 Ibid., p. 317.
 
 
 
 
 
 
 
 
24 M. Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952, pp. 124-130.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
25 Cf. notre ouvrage A. Assaraf, L'hérétique, Paris, Balland, 1991, p. 48.
26 Cf. A. Dabezies, Le mythe de Faust, Paris, A. Colin, 1972.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
27 G. Durand, Les structures…, op. cit., p. 356.
 
 
28 Ibid., p. 311.
 
29 Ibid., pp. 319-320.
 
 
 
30 Ibid., p. 316.
 
 
 
31 C. Levi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 74.
32 Cf. Exode XXIII 19, XXXIV 26 ainsi que Deutéronome XIV 21.
 
 
 
 
 
 
33 G. Durand, Les structures…, op. cit., p. 238.