Revue Sociétés, 63, 1999
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albert assaraf

Albert Assaraf


Du lien aux origines des
"structures anthropologiques de l'imaginaire"

Essai d'application d'une théorie des "ligarèmes" à la classification durandienne des images
 
 
  Revenons à notre cas de départ. A supposer que X, ce qui est le plus probable, refuse la réalité des crânes préhistoriques, du coup - compte tenu de la règle : plus j'adhère et plus je me coupe - plus X s'efforcera de fermer la porte de sa conscience à l'idée d'une origine animale de l'homme, plus il s'accrochera aux douces et reposantes images du récit de la Genèse. Plus X dira "doublement non" à la catégorisation de l'univers que sous-tend l'énoncé : L'Homme descend d'un primate hominoïde, plus il dira "doublement oui" à Dieu créa l'homme à son image (rétroaction positive), etc. Bref, plus il y a de chances pour qu'en la circonstance X préfère de beaucoup le niveau du lien à celui de la "réalité objective". Plus il y a de chances pour que l'imaginaire de X focalise spontanément l'attention sur des images où il est question de "rocher inaltérable", de "refuge", de "repli", de "repos", de "chaleur", de "couleurs" de "lait", de "centre" ; mais aussi, en raison de son divorce profond d'avec le monde extérieur, sur des représentations où il est question de "forteresse assiégée", de "monstre avaleur", de "virus contaminateur", d' "ennemi héréditaire", de "ruses du démon", de "complot", d' "artifices de la Raison", de "combat sans merci entre la Lumière (le modèle intérieur) et les Ténèbres (le monde extérieur)", d' "épreuves à surmonter", de "châtiment du traître"…
En somme sur des images que Durand qualifierait volontiers de Diurnes.

       Supposons à présent qu'après une période de résistance farouche, X, pour une raison quelconque, finisse par admettre qu'un crâne mi-homme mi-singe c'est bien plus que le vestige d'un humain atteint d'une anomalie crânienne, mais effectivement l'indice d'une espèce à part entière, à mi-chemin entre l'homme et le singe, qui, par le passé, a peuplé la terre. Or, selon notre hypothèse des ligarèmes, il est encore à prévoir que ce changement de point de vue s'effectue selon un parcours spécifique. En l'occurrence, il y a de grandes probabilités pour que X passe du régime "Cimenter le lien" à celui de "Neutraliser le lien". Autrement dit d'une relation radicale de type conjonctif/disjonctif à une relation accommodante de type conjonctif/non-disjonctif. C'est-à-dire que tout en conservant intacte son ancienne catégorisation de l'univers, X tentera malgré tout, cette fois, de prendre en compte la réalité des fossiles mi-hommes mi-singes.

       A ce propos le cas du célèbre paléontologiste Louis Agassiz (1807-1873) est édifiant. Aux dires de ce savant, en effet, Dieu aurait par le passé détruit puis recréé la terre à plusieurs reprises, et ce afin d'améliorer Sa Création. Création, cataclysme, puis à nouveau Création meilleure, avec tout au bout un univers "fixe" où rien n'évolue ni ne se transforme, où aucun lien de parenté ne vient relier les faunes des différents âges de la terre : telles semblent les grandes lignes de la théorie du progressionnisme dont Agassiz est le père.

     Or, lorsque je réfléchis en termes de "vrai" et de "faux" à cette théorie, je me trouve aussitôt confronté à une énigme : comment le cerveau d'un savant de cette qualité a-t-il pu échafauder une hypothèse à ce point invraisemblable ? Toutefois dès lors que je réfléchis en termes de liens, de jonction et de position, il apparaît aussitôt évident que la théorie d'Agassiz n'avait qu'un but, ainsi qu'il l'avouera lui-même : "maintenir l'abîme entre l'homme et le singe, l'homme et l'animal, conformément aux vues anciennes 
34". Pour tout dire, forcer, vaille que vaille, la Nature à se couler dans le moule des Ecritures. Car, si effectivement notre monde est le dernier en date d'une longue série de Créations, du coup, il n'est plus question d'évolution, de hasard et de nécessité. Du coup un fossile mi-homme mi-singe, cesse d'être la preuve d'une origine animale de l'homme, mais le simple vestige d'une créature "préadamite", c'est-à-dire une sorte de "brouillon" que Dieu aurait façonné dans une Création antérieure à la nôtre, pour s'exercer, pour se faire la main… Du coup, surtout, il n'y a plus contradiction entre fossiles et Genèse. Une "ligaro-analyse" du progressionnisme d'Agassiz, permet on le voit de donner tout son sens à ce qui, aujourd'hui, nous apparaît comme une élucubration. Elle rend possible une exploration méthodique sur la façon dont les forces ligatives parviennent à distordre la réalité. Sur la façon dont l'imaginaire s'y prend pour convertir, comme ici, une rêverie autour d'une relation du type conjonctif/non-disjonjctif, en une théorie "scientifique".

       Par ailleurs, si je me contente de la définition durandienne de la catégorie synthétique des images : une structure "mobile dans laquelle adaptation et assimilation concertent harmonieusement 35", je n'ai aucun moyen de mettre à jour l'extrême disparité de ce phénomène d' "harmonisation". La théorie des ligarèmes, en revanche, par simple déduction logique, peut distinguer entre autres :

1) Une structure synthétique de type conjonctif/non-disjonctif : où le jeu consiste à ménager la chèvre (les "accommodations antérieures") et le chou (l'événement nouveau), avec toutefois une nette prédominance de l'ancien sur le nouveau. Autrement dit, en cas de profonde contradiction entre les deux pôles, il y a de grandes probabilités pour que l'ancienne catégorisation distorde l'événement nouveau. Et cette distorsion, comme dans le cas d'Agassiz, sera d'autant plus considérable que la position de l'énonciateur de la catégorisation préexistante sera haute (Dieu, prophète, Prix Nobel, père…)

2) Une structure synthétique de type conjonctif/non-conjonctif : où le jeu est sensiblement identique à (1). Excepté le fait que la position de la nouveauté jouit ici d'un crédit supérieur. A ce stade, X pourrait, par exemple, s'imaginer que l'Adam biblique était en réalité un Homo habilis, et le jardin d'Eden la magnifique savane de l'Afrique de l'Est.

3) Des structures synthétiques de type :
- non-conjonctif/non-disjonctif ;
- non-conjonctif/non-conjonctif ;
- non-disjonctif/non-disjonctif ;
- non-disjonctif/non-conjonctif.

Là, à des nuances près, la pression du "dehors" égale désormais celle du "dedans". Il n'y a plus de prédominance d'un pôle par rapport à l'autre. Du coup, le sujet est condamné à osciller confusément entre le "dedans" et le "dehors" (syntone).

4) Une structure synthétique de type non-disjonctif/conjonctif : la ligne de front de l'ancienne catégorisation est maintenant défoncée, dévorée, phagocytée. Toutefois, l' "avaleur" (le nouveau) ne parviendra pas à faire oublier le souvenir de l' "avalé 36" (l'ancien).
Cet extrait de l'écrivain chrétien Pierre Gibert, illustre le mieux, nous semble-t-il, ce type de relation :

La Bible, écrit Gibert, et ses premiers chapitres de la Genèse n'ont aucun souci scientifique ou historique. Leur souci est exclusivement religieux et leur langage, poétique et symbolique […]. [Néanmoins] une religion, une culture qui reçoivent dès les premières pages de leurs écritures sacrées l'enseignement et par conséquent la conviction que ce monde est l'œuvre bonne d'un Dieu bon, qui apprennent que cet univers a été entièrement remis à l'homme pour qu'il le connaisse, le maîtrise, l'organise, de telles cultures ne pourront avoir qu'un regard de sympathie, de curiosité, d'intelligence sur cet univers. En cela leur attitude fondamentale différera radicalement de toutes civilisations dont la religion enseigne que ce monde est mauvais ou qu'il est une illusion. C'est pourquoi je vous propose de regarder également avec cette perspective les récits de création de la Genèse comme une des sources de ce qui est devenu en Occident l'esprit scientifique […] 37.

      Il est donc hautement probable - sans qu'il faille pour autant s'encombrer, comme le fait Gilbert Durand, d'un concept explicatif aussi fragile que la réflexologie du nouveau-né - qu'un individu soumis aux types de relations ci-dessus en vienne spontanément à produire des images où il est question de "descente [qui] risque à tout instant de se confondre et de se transformer en chute 38" ; de "digestion", d' "avalage [qui] conserve le héros avalé 39". A ce stade du parcours ligatif, on peut en outre conjecturer que notre X va saturer son discours de mots tels que "sens caché", "sens profond", "secret", "mystère", "valeur symbolique", "valeur numérique". Qu'anachronismes, surinterprétations, "plaquages", prolepses, contresens, commentaires cabalistiques, joueront ici à plein.

     A ce niveau on peut même augurer, compte tenu de la fantastique position haute des Ecritures, que l'esprit de X n'aura de cesse de générer des images fantasmatiques où le texte biblique apparaît comme renfermant "entre ses lignes, dans les entrelacs de ses lettres, les germes, les formules et les esquisses de toutes les découvertes, scientifiques ou autres, déjà acquises et avenir 
40".

 

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34 Cf. L. Poliakov, Le mythe aryen, Paris, Calman-Lévy, 1971, pp. 288-289.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
35 G. Durand, Les structures…, op. cit., p. 400.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
36 Cf. Ibid., p. 234.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
37 P. Gibert, " Discours biblique sur la Création ", in Les Cahiers de l'Institut Catholique de Lyon, n° 18, avril 1987, pp. 179-180.
 
38 G. Durand, Les structures…, op. cit., p. 227.
39 Ibid., p. 234.
 
 
 
 
40 Voir S. Zeghidour, Le voile et la bannière, Paris, Hachette, 1990, pp. 93-94 et p.125 à propos du Coran, cette fois.