Revenons
à notre cas de départ. A supposer que X,
ce qui est le plus probable, refuse la réalité
des crânes préhistoriques, du coup - compte
tenu de la règle : plus j'adhère et plus
je me coupe - plus X s'efforcera de fermer la porte de
sa conscience à l'idée d'une origine animale
de l'homme, plus il s'accrochera aux douces et reposantes
images du récit de la Genèse. Plus
X dira "doublement non" à la catégorisation
de l'univers que sous-tend l'énoncé :
L'Homme descend d'un primate hominoïde, plus
il dira "doublement oui" à Dieu créa
l'homme à son image (rétroaction positive),
etc. Bref, plus il y a de chances pour qu'en la circonstance
X préfère de beaucoup le niveau du lien
à celui de la "réalité objective".
Plus il y a de chances pour que l'imaginaire de X focalise
spontanément l'attention sur des images où
il est question de "rocher inaltérable",
de "refuge", de "repli", de "repos",
de "chaleur", de "couleurs" de "lait",
de "centre" ; mais aussi, en raison de son divorce
profond d'avec le monde extérieur, sur des représentations
où il est question de "forteresse assiégée",
de "monstre avaleur", de "virus contaminateur",
d' "ennemi héréditaire",
de "ruses du démon", de "complot",
d' "artifices de la Raison", de "combat
sans merci entre la Lumière (le modèle intérieur)
et les Ténèbres (le monde extérieur)",
d' "épreuves à surmonter",
de "châtiment du traître"
En somme sur des images que Durand qualifierait volontiers
de Diurnes.
Supposons à présent qu'après une
période de résistance farouche, X, pour
une raison quelconque, finisse par admettre qu'un crâne
mi-homme mi-singe c'est bien plus que le vestige d'un
humain atteint d'une anomalie crânienne, mais
effectivement l'indice d'une espèce à
part entière, à mi-chemin entre l'homme
et le singe, qui, par le passé, a peuplé
la terre. Or, selon notre hypothèse des ligarèmes,
il est encore à prévoir que ce changement
de point de vue s'effectue selon un parcours spécifique.
En l'occurrence, il y a de grandes probabilités
pour que X passe du régime "Cimenter le
lien" à celui de "Neutraliser le lien".
Autrement dit d'une relation radicale de type conjonctif/disjonctif
à une relation accommodante de type conjonctif/non-disjonctif.
C'est-à-dire que tout en conservant intacte son
ancienne catégorisation de l'univers, X tentera
malgré tout, cette fois, de prendre en compte
la réalité des fossiles mi-hommes mi-singes.
A ce propos le cas du célèbre paléontologiste
Louis Agassiz (1807-1873) est édifiant. Aux dires
de ce savant, en effet, Dieu aurait par le passé
détruit puis recréé la terre à
plusieurs reprises, et ce afin d'améliorer Sa
Création. Création, cataclysme, puis à
nouveau Création meilleure, avec tout au bout
un univers "fixe" où rien n'évolue
ni ne se transforme, où aucun lien de parenté
ne vient relier les faunes des différents âges
de la terre : telles semblent les grandes lignes de
la théorie du progressionnisme dont Agassiz est
le père.
Or, lorsque je réfléchis
en termes de "vrai" et de "faux"
à cette théorie, je me trouve aussitôt
confronté à une énigme : comment
le cerveau d'un savant de cette qualité a-t-il
pu échafauder une hypothèse à ce
point invraisemblable ? Toutefois dès lors que
je réfléchis en termes de liens, de jonction
et de position, il apparaît aussitôt
évident que la théorie d'Agassiz n'avait
qu'un but, ainsi qu'il l'avouera lui-même : "maintenir
l'abîme entre l'homme et le singe, l'homme et
l'animal, conformément aux vues anciennes 34".
Pour tout dire, forcer, vaille que vaille, la Nature
à se couler dans le moule des Ecritures. Car,
si effectivement notre monde est le dernier en date
d'une longue série de Créations, du coup,
il n'est plus question d'évolution, de hasard
et de nécessité. Du coup un fossile mi-homme
mi-singe, cesse d'être la preuve d'une origine
animale de l'homme, mais le simple vestige d'une créature
"préadamite", c'est-à-dire une
sorte de "brouillon" que Dieu aurait façonné
dans une Création antérieure à
la nôtre, pour s'exercer, pour se faire la main
Du coup, surtout, il n'y a plus contradiction entre
fossiles et Genèse. Une "ligaro-analyse"
du progressionnisme d'Agassiz, permet on le voit de
donner tout son sens à ce qui, aujourd'hui, nous
apparaît comme une élucubration. Elle rend
possible une exploration méthodique sur la façon
dont les forces ligatives parviennent à
distordre la réalité. Sur la façon
dont l'imaginaire s'y prend pour convertir, comme ici,
une rêverie autour d'une relation du type conjonctif/non-disjonjctif,
en une théorie "scientifique".
Par ailleurs, si je me contente de la définition
durandienne de la catégorie synthétique
des images : une structure "mobile dans laquelle
adaptation et assimilation concertent harmonieusement 35",
je n'ai aucun moyen de mettre à jour l'extrême
disparité de ce phénomène d' "harmonisation".
La théorie des ligarèmes, en revanche,
par simple déduction logique, peut distinguer
entre autres :
1)
Une structure synthétique de type conjonctif/non-disjonctif
: où le jeu consiste à ménager
la chèvre (les "accommodations antérieures")
et le chou (l'événement nouveau),
avec toutefois une nette prédominance de
l'ancien sur le nouveau. Autrement dit, en cas de
profonde contradiction entre les deux pôles,
il y a de grandes probabilités pour que l'ancienne
catégorisation distorde l'événement
nouveau. Et cette distorsion, comme dans le cas
d'Agassiz, sera d'autant plus considérable
que la position de l'énonciateur de la catégorisation
préexistante sera haute (Dieu, prophète,
Prix Nobel, père
)
2) Une structure synthétique de type conjonctif/non-conjonctif
: où le jeu est sensiblement identique à
(1). Excepté le fait que la position de la
nouveauté jouit ici d'un crédit supérieur.
A ce stade, X pourrait, par exemple, s'imaginer
que l'Adam biblique était en réalité
un Homo habilis, et le jardin d'Eden la magnifique
savane de l'Afrique de l'Est.
3) Des structures synthétiques de type :
- non-conjonctif/non-disjonctif ;
- non-conjonctif/non-conjonctif ;
- non-disjonctif/non-disjonctif ;
- non-disjonctif/non-conjonctif.
Là, à des nuances près, la
pression du "dehors" égale désormais
celle du "dedans". Il n'y a plus de prédominance
d'un pôle par rapport à l'autre. Du
coup, le sujet est condamné à osciller
confusément entre le "dedans" et
le "dehors" (syntone).
4) Une structure synthétique de type non-disjonctif/conjonctif
: la ligne de front de l'ancienne catégorisation
est maintenant défoncée, dévorée,
phagocytée. Toutefois, l' "avaleur"
(le nouveau) ne parviendra pas à faire oublier
le souvenir de l' "avalé 36"
(l'ancien).
Cet extrait de l'écrivain chrétien
Pierre Gibert, illustre le mieux, nous semble-t-il,
ce type de relation :
La
Bible, écrit Gibert, et ses premiers chapitres
de la Genèse n'ont aucun souci scientifique
ou historique. Leur souci est exclusivement religieux
et leur langage, poétique et symbolique
[
]. [Néanmoins] une religion, une
culture qui reçoivent dès les premières
pages de leurs écritures sacrées
l'enseignement et par conséquent la conviction
que ce monde est l'uvre bonne d'un Dieu
bon, qui apprennent que cet univers a été
entièrement remis à l'homme pour
qu'il le connaisse, le maîtrise, l'organise,
de telles cultures ne pourront avoir qu'un regard
de sympathie, de curiosité, d'intelligence
sur cet univers. En cela leur attitude fondamentale
différera radicalement de toutes civilisations
dont la religion enseigne que ce monde est mauvais
ou qu'il est une illusion. C'est pourquoi je vous
propose de regarder également avec cette
perspective les récits de création
de la Genèse comme une des sources de ce
qui est devenu en Occident l'esprit scientifique
[
] 37.
Il
est donc hautement probable - sans qu'il faille pour
autant s'encombrer, comme le fait Gilbert Durand, d'un
concept explicatif aussi fragile que la réflexologie
du nouveau-né - qu'un individu soumis aux types
de relations ci-dessus en vienne spontanément
à produire des images où il est question
de "descente [qui] risque à tout instant
de se confondre et de se transformer en chute 38"
; de "digestion", d' "avalage [qui]
conserve le héros avalé 39".
A ce stade du parcours ligatif, on peut en outre
conjecturer que notre X va saturer son discours de mots
tels que "sens caché", "sens profond",
"secret", "mystère", "valeur
symbolique", "valeur numérique".
Qu'anachronismes, surinterprétations, "plaquages",
prolepses, contresens, commentaires cabalistiques, joueront
ici à plein.
A ce niveau on peut même
augurer, compte tenu de la fantastique position haute
des Ecritures, que l'esprit de X n'aura de cesse de
générer des images fantasmatiques où
le texte biblique apparaît comme renfermant "entre
ses lignes, dans les entrelacs de ses lettres, les germes,
les formules et les esquisses de toutes les découvertes,
scientifiques ou autres, déjà acquises
et avenir 40".
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