L'artiste
intérieur



«Hors des mêmes chemins, les mots ne servent de rien.»
Confucius

L'homme est saisi entre la naissance et la mort, retenu prisonnier sur Terre avec, au-dessus de lui un ciel, vers lequel il lève les yeux, implorant la délivrance.
L'âme est enfermée dans le corps, bloquée entre celui-ci et le mental victime de la dualité interne, qui les renvoient dos-à-dos dans leur ignorance réciproque.
Les corps communiquent entre eux, les consciences mentales échangent, car les cinqs sens sont leurs.
L'âme est solitaire, réduite à une forme qui n'est pas sienne par l'incarnation, cantonnée à un espace conscientiel trop petit pour elle, car trop dépendant de la structure matérielle pour son fonctionnement. Elle n'est ni corps ni mental, ni corps ni esprit, elle n'est ni essence ni phénomène, elle n'est interactive qu'avec les âmes humaines, individuellement ou collectivement. Elle est transportée, d'un bout à l'autre de la vie humaine, et attend la mort pour se libérer.Elle a une destinée, un devoir à accomplir, mais elle ne peut communiquer.
Elle est l'image de nous tous, enfermés en nous-mêmes, persuadés d'être nous-mêmes, et sans moyen de partager cette existence, condamnés à l'éternelle solitude, à la nostalgie du paradis perdu, du ventre martenel, à la mélancolie.
Cette nostalgie, l'âme l'exhale comme une fleur son parfum et la conscience, la nôtre, la reçoit. Douleur, angoisse, tristesse, tant d'odeurs qui parviennent de nous-mêmes à nous-mêmes. Et, là où il y a douleur, il y a conscience. Là où la conscience est, Dieu se tient.

L'homme est une émotion universelle, un témoignage de la souffrance du monde, pris dans la dualité matière/vide, ligoté dans les rets de l'espace-temps, victime de la fausse représentation de l'essence par la phénoménalité.
Parce que nous sommes une fausse image de l'Esprit, la conscience divine ne peut avoir conscience d'elle-même.
L'espace de représentation, ce décalage entre l'essence et sa phénoménalisation, ce vide, c'est l"âme universelle, là d'où vient la nôtre, l'âme-mère... L'amère ?
Oui; toi, l'Homme, tu es l'artiste de Dieu qui joue dans cet espace un rôle qui est le tien, dans l'immense pièce de la peur, de la déchirure, de la réconciliation.
Ton âme - ce vide entre toi et toi, là où est ta vraie conscience, celle qui aime -, c'est ton artiste intérieur, ton peintre, ton sculpteur, ton clown, ton danseur, ton musicien, ton acteur. C'est l'espace de l'émotion.
L'émotion, parce qu'elle n'est ni mental, ni corps, ni matière ni esprit, mais qu'elle est aussi tout cela à la fois, transgresse la loi de la dualité, libérant l'énergie du vide dans ta conscience, entre toi et toi, entre toi et les autres hommes, entre elle, l'âme, et l'âme-mère. L'émotion, pensée du coeur, réunit, relie. Elle est la force qui fait grandir ta conscience, celle qui te donnera la compassion pour celui que tu croyais ton ennemi, l'ennemi toi-même, l'ennemi autrui. Elle est la vague qui te mène à l'amour.
Oui, l'artiste, tu es d'abord l'artiste intérieur, celui qui puise à la source de sa souffrance, à la source de sa joie, à la source de sa foi et la partage.
Oui, l'artiste, tu as peur et tu donnes ta peur, tu as faim et tu donnes ta faim, tu as froid dans ta solitude d'individu et tu donnes ta chaleur car tu sais que l'art est l'âme du monde.
Fais pleurer de ta peine celui qui ne peut pleurer de la sienne car tu soulages sa souffrance, tu nourris sa conscience.
Donne ta joie, jusqu'à tépuiser toi-même, à celui qui ne peut trouver la sienne.
Conduis chaque corps orphelin à l'intérieur de lui-même en faisant le passage à l'intérieur de toi. Panse. Baise. Lèche les plaies des consciences solitaires en faisant saigner la tienne.
L'artiste, si tu as choisi de sortir ton artiste intérieur, c'est parce que tu es généreux. Tu es le généreux témoin de la fracture, de cette fracture de la fracture.
Tu as choisi de donner ce qui te manque cruellement. Tu souffres de ne pas être entendu et tu es souvent démuni de l'être. Va sur ton chemin solitaire et n'attend rien - ni d'eux, ni de toi. Tu n'as pas confiance en toi. Qu'importe, le doute est ton meilleur compagnon de voyage car il laisse l'espoir entier et vif.
En fait, tu es condamné à ignorer ce que tu donnes, et à rester dans ta solitude car c'est de là que tu peux le donner. Reste dans l'ignorance, demeure avec tes doutes créatifs, sois seulement cet homme qui, tous les jours, monte au bûcher pour faire comprendre à la foule qui regarde, renvoyée à elle-même par son absolue incapacité à sentir comment le feu te dévore, ce qu'est l'absolu. Et si elle est prise par l'illusion d'accéder à ta douleur, laisse-la croire. Laisse -la te consommer et consume-toi.
Tout en restant proche, garde-toi de toi-même. Choisis la passion comme confidente et fais de l'exigence totale ton amante dominante. Laisse-toi prendre par ton art, doucement, sans résister. Dépose ta raison à terre. Laisse la vie faire entrer par cette déchirure une vague de tendresse qui t'envahira petit à petit jusqu'à l'oubli de toi.
Sois toi-même la nourriture, la chose à prendre. Invite-les à l'expérience intérieure, au direct, face-à-face avec l'âme. Laisse l'artiste, deviens l'art.

La conscience de Dieu naît de l'incapacité que l'homme a de s'objectiver lui-même. La mort naît de l'incapacité qu'a l'homme de saisir sa vie dans son intégrité, la belle totalité corps/esprit.
Sa conscience, comme la tienne, n'est que la conscience d'un présent qui n'a, tant que le concept de temps est enfermé dans la quantité entre un avant la naissance et un après la mort, qu'une vision fragmentaire de la vie.
La vie serait cette quantité de temps que l'on croirait pouvoir saisir par le mental, comme la main saisit l'eau qui s'échappe aussitôt, mais dont on sent qu'elle existe par le fait que la main est mouillée. Or, la conscience de l'eau vient de par son absence et ses traces, comme la conscience de la vie vient des traces de la mort.
La conscience de l'art vient des traces de l'artiste.
N'aie pas peur du précipice intérieur.
Entre, traverse la scène et pars.
Laisse le vide faire son travail.
Les clameurs, les applaudissements n'ont pas encore cessé et tu es déjà ailleurs, dans un autre vertige, toujours ailleurs jusqu'à la nausée qui libère.
N'écoute pas les rappels. Ce qui est fait ne sera jamais refait.
Echappe-leur, comme tu glisse entre tes propres mains pour être le nouveau, le printemps du monde.
Ne regrette rien et si, à la fin de ta vie, te retournant, tu vois des traces de ton passage, efface-les pour toi-même.
Tu n'es pas l'auteur, mais tu es l'acteur de la création de la création.
Tant que l'art existe, l'humanité tourmentée garde son espoir intact.






Extrait de CIVILISATION ET ARTS MARTIAUX, André Cognard, Question de n° 102, Albin Michel


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