DEBORDIANA

Der Deutsche Gedanke
[La Pensée allemande]
Organe de l’Internationale Situationniste pour l’Europe centrale
Numéro 1
Directeur : Raoul Vaneigem — Bruxelles, avril 1963

[Archives situationnistes. Volume I. Documents traduits. 1958-1970
Traductions et notes de Luc Mercier. Éditions Contre-Moule/Librairie Parallèles, Paris, mars 1997]

   

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Bel et bon

PEUT-ÊTRE vous rappelez-vous une certaine mère qui aimait son fils : elle lui mettait du coton dans les oreilles, lui nouait des mouchoirs désinfectés devant la bouche, ne le laissait jamais dans la rue. Elle le protégeait des dangers du monde, des risques de souffrance et de mort.

Nous ne vivons pas dans un État-veilleur de nuit, mais dans un État-providence. Non seulement notre sommeil est protégé des vulgaires assassins, mais de surcroît le laid et le périssable doivent rester pris dans le filtre de la protection sociale.

Je suis tombé tout à fait par hasard sur une Réglementation de la construction en Bavière (dernière édition). J’y ai lu : « Les constructions doivent être conçues selon les règles architecturales établies, afin de ne provoquer aucun enlaidissement de la forme, des dimensions, du rapport de l’ensemble du bâtiment à ses parties, ainsi que des matériaux et des couleurs utilisés. Les constructions doivent être en harmonie avec le voisinage, de sorte qu’elles n’enlaidissent pas l’aspect du paysage, des rues, du lieu, ou l’aspect projeté de ceux-ci » (art. 11).

Règles établies… Ne pas enlaidir l’aspect. La bureaucratie du bel et du bon ne dort pas là où nous devons dormir ; l’imagination est « arbitraire et anarchique » : elle effraie, elle dérange l’ordre, elle disjoint les systèmes soigneusement assemblés.

Un aspect de la protection sociale croissante devient évident. Certains quartiers ont déjà le visage porteur d’avenir que les roues dentées s’imaginent avoir : sans imagination, visage qui tue l’imagination, visage sans visage des quartiers des constructions nouvelles et des villes nouvelles. On a du mal ici à montrer encore de légères velléités de conscience individuelle. « Peut-on peindre la maison en rouge ? Peut-elle posséder plus de fenêtres ? Peut-on poser une porte vitrée après plusieurs portes en bois ? » Ce sont des exemples. Les faits retentissent comme des outrances. Mais, aujourd’hui, beaucoup d’hommes considèrent vraiment comme une victoire et comme une marque extraordinaire de leur individualité de réussir à donner telle ou telle couleur à leur maison. Au lieu de la personnalité, la marginal differenciation.

La masse des architectes a démissionné même pour ce qui regarde les petites choses. Les piètres restes de leur courage, de leur imagination, sont pulvérisés dans le combat de plusieurs mois, quelquefois de plusieurs années, contre l’appareil, dans les rouages des commissions artistiques, jurys d’examen, services de délivrance des permis de construire. Seuls les projets de construction de l’État et des Länder et surtout ceux qui sont utiles à la défense nationale (art. 103, cf. aussi la loi fédérale sur la construction § 37) n’ont pas à passer par les rouages fédéraux.

Dans les États-providence, dans les grandes villes modernes : Stockholm, Copenhague, New York, Vienne, Berlin, Hambourg, dans les quartiers neufs, dans les appartements de standing, monte la courbe du suicide. Là aussi on ne se croise pas les bras, on fait quelque chose, car « on ne peut imaginer aucune situation humaine assez insupportable et désespérée pour pousser un homme sain à mourir ». Un Groupe international de travail pour la prophylaxie du suicide persuadera ceux qui n’ont pas le goût de vivre que tout n’est pas si mauvais.

Nous ne vivons plus dans la pauvreté. Les quartiers misérables ont été détruits. On nous protège des murs moisis et des ruelles tortueuses. Plus de rhumatismes dans des endroits humides. On tient à distance la mort et la maladie, le laid et le périssable.

Pourtant tout cela est bel et bon : on n’a effectivement aucune envie de revenir au moisi et aux rhumatismes. Il s’agit en revanche de trouver dans la richesse du monde technicisé, avec ses moyens énormes, des possibilités nouvelles de réalisation de soi. Cela ne signifie toutefois que de s’emparer de cette richesse et de ces moyens, pour les utiliser d’une autre façon. Et le négatif, est-il nécessaire au dépassement du conditionnement présent ? Il est là. La mort est éloignée de nous : elle s’est logée dans nos cœurs. Le négatif est mis à l’écart : nous le rencontrons partout. Critique et refus ne semblent plus se justifier dans le bien-être : la critique est générale.

Ce monde vit avec le négatif. Il le regardera en face.

UWE LAUSEN

 

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L’étape suivante
(Deuxième version, mars 1963)

APRÈS les entretiens intensifs qui ont eu lieu entre le 10 et le 18 octobre 1961 à Hambourg, nous sommes parvenus à la conclusion générale que :

1. Les spécialistes de la pensée, de la logique, du langage et du langage artistique, de la dialectique et de la philosophie, avaient en gros abandonné ou n’avaient pas hérité des thèmes principaux, des résultats, des ambitions historiques, de l’audace dans la critique, des espoirs méthodiques, des rêves et des souhaits de leurs prédécesseurs ;

2. Pour ces raisons, nous avons été contraints d’adopter l’hypothèse suivante : en tout homme des pays industrialisés, on peut découvrir, sous une forme ou sous une autre, une aspiration évidente à une vie quotidienne intéressante et à la critique — par nous formulée — de sa mise en scène, même si cette aspiration et cette critique sont en grande partie refoulées.

On ne peut pas dire qu’avant octobre 1961 nous nous soyons sentis isolés, comme cela peut sembler normal pour d’autres groupes d’avant-garde. Nous avons passé ces années en bonne société, sur des positions à l’écart du monde des spécialistes (voir les numéros 1 à 7 de la revue Internationale situationniste), n’ayant eu ni plus ni moins de perspective que, par exemple, un artiste isolé, c’est-à-dire la perspective de trouver un jour un écho plus large. En octobre 1961, le degré d’espérance mathématique de nos perspectives s’est élevé brusquement, car nous avons connu et reconnu notre « isolement » comme un moment contenu dans toutes les formes du vécu. (Moment : crise, rencontre ou instant ?)

L’étape suivante de l’I.S. consiste à tirer une conclusion claire de cette transformation brusque de la probabilité.

La conclusion que nous avons tirée : si donc, malgré toute apparence et toute démonstration contraire, notre existence est démontrable, alors nous devons la démontrer et nous allons nous attacher à le faire.

ATTILA KOTÁNYI


On lira aussi :

 ATTILA KOTÀNYI, L’étage suivant (Internationale situationniste n° 7, avril 1962)

 Maintenant, l’I.S. (Internationale situationniste n° 9, août 1964)

 GUY DEBORD, Les « Thèses de Hambourg » en septembre 1961. Novembre 1989


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18 décembre 2000

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