EMIL CIORAN (1911 - 1995) PHILOSOPHE

 

J'ignore totalement pourquoi il faut faire quelque chose ici-bas, pourquoi il nous faut avoir des aspirations, des espoirs et des rêves.

 

Le fait que j'existe prouve que le monde n'a pas de sens.

 

Pour être sincère, je devrais avouer que je me fiche pas mal de la relativité de notre savoir, car ce monde ne mérite pas d'être connu.

 

Seul un médiocre souhaitera, pour mourir, atteindre le stade de la vieillesse. Souffrez donc, enivrez-vous, buvez la coupe du plaisir jusqu'à la lie, pleurez ou riez, poussez des cris de joie ou de désespoir- il n'en restera rien de toute manière. Toute la morale n'a d'autre but que de transformer cette vie en une somme d'occasions perdues.

 

Puisque le renoncement et la solitude ne peuvent me valoir l'éternité, puisque je suis destiné à mourir comme tous les autres, pourquoi mépriserais-je qui que ce soit, pourquoi brandirais-je ma propre voie comme la seule véritable?

 

Qui ne pactise pas avec le diable n'a aucune raison de vivre, car le diable exprime symboliquement la vie mieux que Dieu lui-même.

 

Oeuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d'un effort qui ne mène qu'à de accomplissements sans valeur, estimer qu'on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant- voilà une chose révoltante et incompréhensible.

 

Personne ne fait de la psychologie par amour: mais plutôt par une envie sadique d'exhiber la nullité de l'autre, en prenant connaissance de son fond intime, en le dépouillant de son auréole de mystère.

 

Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire "nous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les "autres", et s'en estimer l'interprète,- pour que je le considère mon ennemi.

 

Après chaque conversation, dont le raffinement indique à lui seul le niveau d'une civilisation, pourquoi est-il impossible de ne pas regretter le Sahara et de ne pas envier les plantes ou les monologues infinis de la zoologie?

 

Comme il est malaisé d'approuver les raisons qu'invoquent les êtres, toutes les fois qu'on se sépare de chacun d'eux, la question qui vient à l'esprit est invariablement la même: comment se fait-il qu'il ne se tue pas?

 

Tous les êtres sont malheureux; mais combien le savent?

 

Pouvoir disposer absolument de soi-même et s'y refuser, est-il don plus mystérieux? La consolation par le suicide possible élargit en espace infini cette demeure où nous étouffons.

 

Nous ne sommes nous-même que par la somme de nos échecs.

 

Par quelle supercherie deux yeux nous détournent-ils de notre solitude? Est-il faillite plus humiliante pour l'esprit?

 

Antiphilosophe, j'abhorre toute idée indifférente: je ne suis pas toujours triste, donc je ne pense pas toujours. Quand je regarde les idées, elles me paraissent plus inutiles encore que les choses; aussi n'ai-je aimé que les élucubrations des grands malades, les ruminations de l'insomnie, les éclairs d'une frayeur incurable et les doutes traversés de soupirs

 

Nous méprisons à juste titre ceux qui n'ont pas mis à profit leurs défauts, qui n'ont pas exploité leurs carences, et ne se sont pas enrichis de leurs pertes, comme nous méprisons tout homme qui ne souffre pas d'être homme ou simplement d'être. Ainsi l'on ne saurait infliger offense plus grave que d'appeler quelqu'un "heureux", ni le flatter davantage qu'en lui attribuant un "fond de tristesse"... C'est que la gaieté n'est liée à aucun acte important et, qu'en dehors des fous, personne ne rit quand il est seul.

 

L'idée du néant n'est pas le propre de l'humanité laborieuse: ceux qui besognent n'ont ni le temps ni l'envie de peser leur poussière; ils se résignent aux duretés ou aux niaiseries du sort; ils espèrent: l'espoir est une vertu d'esclaves.

 

Toute amertume cache une vengeance et se traduit en un système: le pessimisme,- cette cruauté des vaincus qui ne sauraient pardonner à la vie d'avoir trompé leur attente.

 

J'appelle simple d'esprit tout homme qui parle de la Vérité avec conviction: c'est qu'il a des majuscules en réserve et s'en sert naïvement, sans fraude ni mépris.

 

Et avec quelle quantité d'illusions ai-je dû naître pour pouvoir en perdre une chaque jour!

 

De l'inconvénient d'être né.

extraits


Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis une autre, je fais le bilan de chaque minute.
Pourquoi tout cela ? - Parce que je suis né.
C'est d'un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance.

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« Depuis que je suis au monde » - ce depuis me paraît chargé d'une signification si effrayante qu'elle en devient insoutenable.

 

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Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu'on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d'abhorrer jusqu'à l'idée d'objet, elle traduit ce savoir extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte c'est tout un et qui s'accompagne d'une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu'aucun geste qu'on exécute ne vaut qu'on y adhère, que rien n'est rehaussé par quelque trace de substance, que la « réalité » est du ressort de l'insensé. Une telle connaissance mériterait d'être appelé posthume : elle s'opère comme si le connaissant était vivant et non vivant, être et souvenir d'être. « C'est déjà du passé », dit-il de tout ce qu'il accomplit, dans l'instant même de l'acte, qui de la sorte est à jamais destitué de présent.

 

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Je ne fais rien, c'est entendu. Mais je vois les heures passer - ce qui vaut mieux qu'essayer de les remplir.

 

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Il ne faut pas s'astreindre à une oeuvre, il faut simplement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourrant.

 

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A quel point l'humanité est en régression, rien ne le prouve mieux que l'impossibilité de trouver un seul peuple, une seule tribu, où la naissance provoque encore deuil et lamentations.

 

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S'insurger contre l'hérédité c'est s'insurger contre des milliards d'années, contre la première cellule.

 

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Il y a un dieu au départ, sinon au bout de toute joie.

 

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Jamais à l'aise dans l'immédiat, ne me séduit que ce qui me précède, que ce qui m'éloigne d'ici, les instants sans nombre où je ne fus pas: le non-né.

 

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De quel droit vous mettez-vous à prier pour moi ? Je n'ai pas besoins d'intercesseur, je me débrouillerai seul. De la part d'un misérable, j'accepterais peut-être, mais de personne d'autre, fût-ce d'un saint. Je ne puis tolérer qu'on s'inquiète de mon salut. Si je l'appréhende et le fuis, quelle indiscrétion que vos prières ! Dirigez-les ailleurs; de toute manière, nous ne sommes pas au services des mêmes dieux. Si les miens sont impuissants, il y a tout lieu de croire que les vôtres ne le sont pas moins. En supposant même qu'ils soient tels que vous les imaginez, il leur manquerait encore le pouvoir de me guérir d'une horreur plus vieille que ma mémoire.

 

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Quelle misère qu'une sensation ! L'extase elle-même n'est, peut-être, rien de plus.

 

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Défaire, dé-créer, est la seule tâche que l'homme puisse s'assigner, s'il aspire, comme tout l'indique, à se distinguer du Créateur.

 

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Avoir commis tout les crimes, hormis celui d'être père.

 

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En règle générale, les hommes attendent la déception : ils savent qu'ils ne doivent pas s'impatienter, qu'elle viendra tôt ou tard, qu'elle leur accordera les délais nécessaires pour qu'ils puissent se livrer à leurs entreprises du moment. Il en va autrement du détrompé : pour lui, elle survient en même temps que l'acte; il n'a pas besoins de la guetter, elle est présente. En s'affranchissant de la succession, il a dévoré le possible, rendu le futur superflu. « Je ne puis vous rencontrer dans votre avenir, dit-il aux autres, Nous n'avons pas un seul instant qui nous soient commun. » C'est que pour lui l'ensemble de l'avenir est déjà là.

Lorsqu'on aperçoit la fin dans le commencement, on va plus vite que le temps. L'illumination, déception foudroyante, dispense une certitude qui transforme le détrompé. en délivré

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