I      Introduction

 

Version anglaise

1 ) Méthodologie

 

Les sciences biologiques sont caractérisées, historiquement, par une tradition téléologique qui imprégne tous leurs concepts. La terminologie biologique est entièrement constituée de mots et de notions qui sous-tendent une utilité, c'est-à-dire une finalité, et, en dernière analyse, un jugement de valeur. Organes, fonctions, avantages ne sont pas des termes neutres scientifiquement. Ils sont empreints d'un a priori subjectif et anthropomorphique. Si les phénomènes biologiques sont bien spécifiques, ce serait, semble-t-il, une grave présomption que de considérer qu'ils sont de nature différente des autres phénomènes et de briser ainsi l'unité des lois naturelles. Parler ainsi " de la production des animaux supérieurs " (Darwin 1859) apparaît comme inadéquat selon les critères scientifiques contemporains (Gould 1982). Il semble plus pertinent et rigoureux de parler d'organismes plus ou moins complexes. Dirait-on d'un atome d'uranium qu'il a une organisation supérieure à celle de l'hydrogène? De la même façon, il ne semble pas neutre d'établir une hiérarchie finaliste entre, par exemple, une cellule procaryote et un Primate catarrhinien. Nous nous efforçons donc d'éviter, dans notre travail, d'interpréter les données biologiques dans un sens anthropomorphique et préfèrons parler de propriétés de tissus plutôt que de fonctions ou de rôles d'organes. Ce point de vue n'est pas nouveau mais il semble incontournable si on veut échapper à la dérive qui conduit à considérer Homo sapiens sapiens comme l'aboutissement de l'évolution biologique (Teilhard de Chardin 1955). Nous postulons donc la nécessité de la neutralité des concepts biologiques.

 

2 )       L'évolution biologique : constat et causalité

 

Si le fait de l'évolution biologique recueille aujourd'hui le consensus de la quasi-totalité des biologistes, son explication dominante actuelle, la T.S.E. (Théorie Synthétique de l'Evolution), n'est pas unanimement acceptée. Nous n'entrerons pas dans le détail de cette théorie contemporaine du darwinisme et des divers apports qu'elle a intégrés : la génétique moléculaire; la génétique des populations (Provine 1971); la biologie moléculaire (Monod 1970); la théorie neutraliste (Kimura 1990); les dérives génétiques; les équilibres ponctués (Elredge, Gould 1972); etc... Nous ne retiendrons que deux éléments fondamentaux de la théorie : les mutations génétiques aléatoires et le tri, par la sélection naturelle, de celles qui sont favorables au gène ou à l'espèce (Dawkins 1990). Malgré les dénégations vigoureuses de ses partisans (Mayr 1993), la théorie synthétique demeure une théorie finaliste. La survivance des gènes, des individus ou des espèces les plus aptes, grâce à la sélection naturelle des variations favorables, même si elle est le résultat d'une variation génétique aléatoire, est une conception utilitaire et finaliste (avantages sélectifs).

Nous ne nous étendrons pas sur les critiques adressées à la théorie synthétique. Elles se résument, en général, dans la constatation que, si celle-ci peut rendre compte de la microévolution, soit par gradualisme phylétique, soit par les équilibres ponctués, elle est impuissante à expliquer la macro et la mégaévolution. D'un autre côté, l'indépendance prônée par la théorie entre le génome et le cytoplasme n'est pas satisfaisante. Le noyau cellulaire est en interaction permanente avec le cytoplasme. La biologie moléculaire (Genevès 1988) et cellulaire (Fain-Maurel 1991) nous indique que la cellule est un lieu d'échanges permanents de matière, d'énergie et d'information auxquels participent tous les organites cellulaires, tant nucléaires que cytoplasmiques (chromatine, nucléoles, mitochondries, appareil de Golgi, R.E.R. S.E.R., etc...). Par ailleurs, le concept fondamental des mutations génétiques purement aléatoires a été amendé, ces dernières années, par un certain nombre d'expériences de génétique moléculaire ou d'observations: mutations anormalement élevées de colibacilles capables de métaboliser le lactose dans une souche incapable de s'en nourrir (Cairns, Overbaugh, Miller 1988), expérience similaire sur les bactéries Escherichia coli vis-à-vis de la salicine (Barry Hall, Rochester), existence de l'A.D.N. mitochondrial et des mutations mitochondriales, interactions probables entre A.D.N. mitochondrial et A.D.N. nucléaire au stade terminal de la mitose (télophase) (Allorge-Boiteau 1991), transcriptase inverse transformant l'A.R.N. de certains virus en A.D.N., action de facteurs externes dans l'expression des gènes (détermination du sexe chez de nombreux reptiles par la température d'incubation des oeufs), etc...

Si nous appliquons notre postulat de la neutralité nécessaire des concepts biologiques, nous constatons immédiatement que la théorie synthétique est en contradiction formelle avec celui-ci. L'adaptation des organismes par les variations favorables, grâce à la sélection naturelle, est un concept qui n'a pas de rigoureuse neutralité scientifique. En effet, attribuer à une mutation génétique un caractère "avantageux" pour un organisme, pérennisé par la pression de sélection naturelle, est un jugement de valeur. Qu'une attitude strictement scientifique ne peut accepter. Nous reviendrons, dans nos conclusions, sur l'interprétation objective que le modèle probabiliste propose des "avantages" de la T.S.E et de l'adaptation. Conformément à notre postulat de la neutralité conceptuelle, nous ne pouvons accorder de valeur heuristique à une théorie qui repose sur des jugements de valeur.

Les acquis de la théorie synthétique et du darwinisme, à ce jour, sont néanmoins considérables. Les nier relèverait de l'inconscience. L'auteur propose une interprétation neutraliste des phénomènes évolutifs mis en évidence par le darwinisme et modèlisés dans un sens finaliste. Le modèle probabiliste proposé n'est pas un modèle anti-darwiniste. C'est un modèle post-darwiniste.

 

3 )       Environnement et composition de la matière vivante

 

Comparons les compositions chimiques actuelles moyennes de l'atmosphère terrestre (sur 20 km), de l'écorce terrestre (sur 15 km), de l'hydrosphère et de la matière vivante (Roubault 1949) :

Atmosphère

Ecorce

Hydrosphère

Matière vivante

% en volume

% en masse

% en masse

% en masse

N 78

0 49,2

02 80

02 80

0 21

Si 26

H2 10

H2 10

Ar 0,9

Al 7,4

Cl 1

C 1

C02 0,03

Fe 4,2

Na 1

N2 1

H 0,01

Ca 3,25

Mg 10-1

Ca 1

Ne 0,0018

Na 2,40

S 10-2

P 10-1

He 0,0005

Mg 2,35

Ca 10-2

K 10-1

Kr 0,0001

K 2,35

K 10-2

S 10-1

etc…

H 1,00

C 10-3

Si 10-1

Ti 0,50

N2 10-3

Mg 10-2

C 0,40

Br 10-3

Fe 10-2

Cl 0,20

Rb 10-3

Na 10-2

etc…

etc…

etc…

 

D'autres sources (Watt, Bernice et Merrill, 1963) donnent des chiffres légèrement différents pour la matière vivante. Elles indiquent un pourcentage de 95 % pour les éléments O, H, C et N. Les éléments Ca, P, K et S seraient les éléments suivants les plus répandus.

On constate que les neuf éléments chimiques les plus répandus dans la composition des organismes vivants sont, grossièrement, les éléments les plus abondants, soit dans l'atmosphère, l'hydrosphère ou l'écorce terrestre (notamment O et H), à l'exception du phosphore. Cette observation, loin d'être fortuite ou triviale, a une signification profonde et n'est pas sans conséquences. Parmi les éléments chimiques, certains jouent un rôle dont l'importance ne se mesure pas à la masse. Ce sont, par exemple, les sels minéraux, les oligo-éléments, comme l'iode, le bore, le cobalt, le fer, le magnésium, le manganèse, etc... ou le phosphore dans les acides nucléiques. A partir de ces briques fondamentales, la matière vivante élabore des composés organiques complexes, protéines, hydrates de carbone, lipides, nucléotides, acides aminés, A.D.N., A.R.N., etc... On peut observer, à ce propos, que la plupart des Invertébrés marins et quelques Vertébrés marins (Myxines, Coelacanthes, Chondrichtyens) sont osmoconformes (Turquier 1994).

Si on observe une convergence, sinon un parallèlisme, entre la présence et l'abondance des éléments chimiques à la surface de la terre et la composition actuelle des êtres vivants, bien d'autres facteurs du milieu interviennent dans la structure et l'évolution de la biomasse, les températures (avec les glaciations et les sécheresses), les niveaux et communications océaniques, la dérive des continents et l'orogénie, les transgressions et régressions maritimes, les nombreux facteurs écologiques (écosystèmes terrestres, lacustres, fluviatiles, néritiques, benthiques, marécageux, etc ...), les milieux aérobies ou anaérobies. Les paramètres chimiques ou physiques du milieu, à l'action plus ou moins intense, peuvent être considérés comme des stimuli auxquels correspondent des réponses histologiques, physiologiques, biochimiques, etc... spécialisées des organismes : ondes électromagnétiques/vision, chlorophylle, chromatophores, pigments (mélanine, pourpre rétinien...); phéromones et molécules olfactives/odorat; ondes et vibrations sonores/audition; saveurs chimiques/papilles, barbillons, tarses; contacts/toucher; mais aussi calcium/endosquelette et exosquelette; oxygène hydrosphérique/branchies externes ou internes; oxygène atmosphérique/poumons, trachées; etc... Cette liste n'est pas exhaustive. On peut y ajouter, entre autres, le magnétisme et la pesanteur terrestres, les pressions hydrauliques, les champs électriques, etc... On peut définir l'ensemble de tous ces facteurs par les termes de conditions environnementales ou plus simplement d'environnement.

Les organismes sont en phase avec les différentes composantes de leur environnement, comme nous l'avons constaté pour leur composition chimique. Le fait que l'oeil humain soit le plus sensible aux ondes lumineuses situées entre 400 et 800 nms alors que l'intensité maximale des radiations solaires, sur notre planète, se situe dans cette limite n'est pas fortuit. Ce parallélisme entre environnement et biomasse, s'il est constant, n'est pas univoque. Si la matière vivante possède des propriétés en rapport avec l'environnement (tissus pulmonaires ou branchiaux, tissus sensoriels ...), elle en possède d'autres sans rapport direct (tissus reproducteurs, de soutien, nerveux ...). On constate que la biodiversité est à la fois très dépendante dans sa structure et sa composition de son environnement (chimique, physique, biochimique, écologique, etc...) et relativement autonome dans certaines grandes propriétés (systèmes tissulaires spécialisés dans la locomotion - pode ou apode -, système interne de communication, système reproductif, excréteur, système de défense, etc...).

 

4 )      Un modèle probabiliste d'interaction environnement / organismes

 

Entre la complexité de l'environnement et celle des organismes, l'interaction est permanente. Une discipline naissante, la géobiologie, étudie l'influence des organismes sur l'environnement et vice-versa (A.H. Knoll et J.M. Hayes 1997). Nous avons rappelé que la constitution chimique, physique, biologique, morphologique ... des organismes reflète, plus ou moins fidèlement, les caractéristiques de l'environnement. L'interaction organismes/environnement dépend donc à la fois des propriétés spécifiques des premiers et des différents paramètres du second. Toutes les sciences de la terre ( géologie, paléontologie, volcanisme, magnétisme, etc...) témoignent de l'évolution de l'environnement, concrétisé par les grandes ères géologiques. Corrélativement, la matière vivante a évolué depuis le Précambrien jusqu'à nos jours. Ce schéma évolutif reçoit le consensus de l'ensemble de la communauté scientifique. Là où les opinions divergent, c'est sur la cause ou le mécanisme de l'évolution biologique. Nous avons vu plus haut pourquoi nous nous opposons à la théorie règnante, la T.S.E. Nous proposons une approche différente, fondée sur des critères objectifs, neutres, sans présupposés anthropomorphiques ou finalistes. Nous faisons, pour cela, appel à la notion mathématique de probabilité.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter du concept de probabilité, défini tantôt comme subjectif tantôt comme objectif. Nous ne retiendrons que l'application de la théorie des probabilités en tant que modèle mathématique des chances de production d'un " événement " et son fondement, la loi des grands nombres ou loi de Jacques Bernoulli (1680) (Dupont, Fleury 1985). Sommairement traduite, cette loi exprime que les évènements, dont la probabilité ou les chances sont très faibles, ne se produisent pas et, vice-versa, se produisent ceux dont la probabilité ou les chances sont élevées (exemple des singes dactylographes d'Emile Borel, Boursin 1986). Si l'on prend l'exemple d'une pièce de monnaie jetée en l'air, les chances de voir apparaître le côté pile sont de 1/2 . Dans le cas d'un dé, la probabilité de voir apparaître chaque face est de 1/6. La constitution physique ou chimique de la pièce ou du dé, la hauteur et la durée du jet, etc..., jouent un rôle négligeable dans le résultat du jet. La probabilité ressort donc, parmi un ensemble de causes ou de conditions, comme un facteur de causalité forte mais non absolue. Appliquée au problème de la biologie, la théorie des probabilités éclaire singulièrement les corrélations que nous avons constatées entre les différents facteurs de l'environnement et leur correspondance organique (biochimie, morphologie, tissus sensoriels, etc ...). Selon la théorie des probabilités, se produisent les " évènements " les plus probables. Nous proposons donc, conformément aux observations précédentes, que la constitution actuelle des organismes vivants soit le résultat de l'interaction la plus probable, statistiquement, entre les stimuli de l'environnement et les propriétés spécifiques (biochimiques, anatomiques, comportementales, etc...) de la matière vivante. L'environnement ayant évolué, dans sa complexité, depuis le Précambrien, l'évolution des organismes vivants serait également le résultat de l'interaction la plus probable.

 

Suite : II L'influence probabiliste de la biochimie du calcium

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