Introduction Vers ACCUEIL Vers SOMMAIRE

Istanbul, ville surprenante : c'est sans doute le seul qualificatif qui ait toujours fait l'unanimité sur elle, hier comme aujourd'hui. Elle fut la capitale de deux empires, byzantin et ottoman, pendant seize siècles d'affilée, mais un demi-siècle après sa dépossession au profit de la nouvelle capitale Ankara, elle fait figure de ville caractéristique du Tiers-monde avec une population passée d'un à six millions en trente ans, ses banlieues tentaculaires et sa ceinture de misère. Symbole d'un Orient mythique, elle déroute le voyageur en quête de blancheurs éclatantes et de végétations subtropicales par la grisaille de ses brumes automnales et ses brises glacées d'hiver. Le premier contact avec Istanbul passe nécessairement par un choc qui met en pièces les idées reçues. Le reste est une affaire personnelle entre le voyageur et la ville. Ville péninsulaire à l'origine, Istanbul s'installe d'abord sur un promontoire aride, balayé par les vents, entre la Corne d’or et la Mer de Marmara. De là, elle peut contrôler la navigation sur le Bosphore, bras de mer formé par l'effondrement d'un ancien lit de rivière, reliant du nord au sud la Mer Noire aux mers chaudes, acheminant l'ambre du Grand Nord, les fourrures de Russie et la soie de Chine. De là elle surveille aussi tout franchissement d'Est en ouest entre Europe et Asie, le passage mythique des troupeaux (Bosphore signifie "passage des boeufs " en grec), celui plus réel des armées d'invasion, et maintenant celui des gros camions qui empruntent le nouveau pont.

Carrefour entre circulations terrestre et maritime, Istanbul fut le centre obligé des empires qui ont dominé les Balkans, l'Anatolie, les rivages de la Mer Noire et ceux de la Méditerranée orientale. Il n'y a guère plus d'un siècle qu'Istanbul a véritablement débordé de son site initial. Paradoxalement ce n'est pas vers l'intérieur des terres que la ville s'est étendue depuis lors. Elle a franchi la Corne d’or, puis le Bosphore. Telle qu'elle se présente aujourd'hui, l'agglomération s'étire sur des dizaines de kilomètres le long de la mer. D'abord concentrée autour d'un promontoire et d'un bras de mer, Istanbul est devenue une ville linéaire. Scindée en grands fragments, elle présente d'interminables façades côtières, quelquefois en vis-à-vis, structurées par des avenues sans fin. Ville narcissique, Istanbul se regarde elle-même et garde toujours la mer comme point de mire.

Depuis le XVIe siècle, d'innombrables gravures panoramiques ont célébré cette fabuleuse silhouette, banalisée de nos jours par les chromos des cartes postales. Cependant, l'étirement de l'agglomération, comme sa division à grande échelle, contribue à allonger les circulations terrestres, tout en favorisant une circulation maritime encore dense. Mais, même à petite échelle, au niveau du tissu urbain, la ville est aussi très fragmentée. Le relief fortement ondulé, quoique peu élevé, isole les quartiers les uns des autres par des pentes très raides ou des cassures brusques. Car il fallait que, comme Rome, la ville mère, Istanbul s'étende sur sept collines : en réalité six avancées d'une dorsale entrecoupée de talwegs du côté de la Corne d’or, plus une vraie colline du côté de la Marmara. Sur ce site, la ville a défié le temps mais aussi une succession de grands souverains qui ont su dominer le monde plus que leur capitale. En dehors des grands axes et des grands ensembles prestigieux, le dédale des rues et des quartiers a conservé son autonomie et protégé les habitants contre les tentatives de mise en ordre du pouvoir. Aux avenues et aux églises byzantines ont succédé les külliye ottomanes, les lotissements après incendies, mais ces remaniements ponctuels n'ont été véritablement remis en cause que par les percées de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Une sorte d'haussmannisation avait commencé, que la ville continue à subir. Elle se propose même de la faire revivre, après une halte de quelques années qu'elle n'a pas mise à profit pour renouveler ses conceptions urbanistiques.

Néanmoins, sa silhouette découpée par les colonnes antiques, les coupoles byzantines ou les minarets ottomans a partiellement survécu grâce à des règlements pour une fois protecteurs. De cette histoire, continue et chaotique, d'une ville débordant son site ou flottant dans ses trop grandes murailles, tout ne peut être dit. Des moments ou des thèmes sont à privilégier, où des structures se mettent en place ou se défont ; des processus sont à déceler qui font son originalité ; des architectures sont à révéler, jusqu'alors méprisées ou ignorées, car jugées bâtardes ou décadentes. Bien des guides oublient les monuments néoclassiques et les chefs-d’oeuvre de l'Art Nouveau, ou même certaines petites mosquées signées de grands architectes, pour mieux détailler des mosaïques byzantines ou des salles de musées. Une histoire urbaine, qui reste, il est vrai largement à écrire, servira de fil conducteur au voyage à travers les quartiers et les architectures d'Istanbul.

Vers Paragraphe suivant