LES RELATIONS ENTRE LES CHERCHEURS ET LEUR ADMINISTRATION

Le mot chercheur doit être pris ici dans son acception la plus large, c'est-à-dire qu'il qualifie, à des degrés divers, toute personne participant à l'activité de recherche d'un laboratoire (chercheur, ingénieur, technicien, enseignant-chercheur, etc...).

Traditionnellement, cette catégorie de personnel se méfie des personnels administratifs comme de la peste. Mais qu'appelle-t-on personnel administratif ? Tout d'abord, les administratifs "vrais". Entrent dans ce groupe les personnes assurant le secrétariat et la gestion rapprochée des laboratoires. Ces personnes sont bien des administratifs au sens propre, mais dans la mesure où elles remplissent des fonctions indispensables au bon fonctionnement des activités quotidiennes des laboratoires, leur rôle est généralement perçu de façon très positive par les chercheurs qui bénéficient de leurs services. Viennent ensuite les autres administratifs, rattachés à ce qui est perçu comme "l'Administration" avec un grand A. Entrent dans cette catégorie les agents de l'administration centrale qui opèrent au siège du CNRS, ainsi que ceux qui oeuvrent dans les délégations régionales de l'organisme. Par ailleurs, le chercheur a tendance à ne pas faire de grande différence entre les véritables administratifs dont nous venons de parler et qui sont rattachés à un organigramme pyramidal aboutissant au secrétaire général du CNRS, et la hiérarchie "scientifique", aboutissant au Directeur général. Pourtant, cette dernière catégorie de personnes, composée de ressortissants du milieu scientifique et qui continuent le plus souvent à exercer des activités de recherche, est plus engagée dans des tâches d'orientation, d'animation, d'analyse, de prospective et d'arbitrage. Mais le chercheur de base, considérant sans doute que les tâches liées à l'administration et/ou à la gestion pervertissent l'être humain, a plutôt tendance à faire un amalgame de ces diverses catégories de personnes et à les affubler collectivement de l'épithète "administration". Les plus libertaires ou anarchistes y rajoutent les directeurs de laboratoire, certains allant jusqu'à y inclure les responsables d'équipes de recherche. D'autres étendent même cette notion jusqu'aux membres des sections du comité national, instance chargée notamment d'évaluer l'activité des chercheurs et des laboratoires. Enfin, les plus extrémistes, considérant que tout ce qui constitue une entrave à leur liberté mérite de finir dans le même sac, n'hésitent pas parfois à y inclure les syndicats du personnel et leurs représentants. Je me garderai bien, pour des raisons évidentes, d'entrer dans ce débat.

Il est intéressant d'observer que la durée d'exercice de ces fonctions administratives diminue généralement au fur et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie. Ainsi, un responsable d'équipe exercera ses fonctions pendant plus longtemps qu'un directeur d'unité, qui à son tour durera plus longtemps qu'un directeur scientifique, lequel a souvent le loisir de connaître au cours de son mandat, plus d'un directeur général. Aussi, l'attitude que l'on rencontre le plus souvent à tous les niveaux, est celle consistant à se méfier viscéralement, ou à ne pas tenir compte, des opinions ou des directives en provenance de l'échelon supérieur, attitude s'accompagnant de considérations du genre : "Cause toujours. Je serai toujours là lorsque toi tu auras disparu."

Donc, de manière générale, les chercheurs se méfient de l'administration, à laquelle ils reprochent sa lourdeur et ses lenteurs. Ils vivent mal le fait que l'administration consomme un certain nombre de postes budgétaires qui seraient, de leur point de vue, beaucoup plus productifs s'ils étaient affectés aux laboratoires. Ils ne comprennent pas toujours bien à quoi servent les crédits dépensés par l'administration. Enfin, la raison d'être d'une politique générale leur échappe bien souvent.

Ces deux sentiments, incompréhension et méfiance, sont heureusement partagés. Les administratifs connaissent mal la psychologie des chercheurs et comprennent mal leurs manières d'agir. Il en découle une méfiance envers le moindre de leurs actes qui apparaît alors comme une atteinte systématique et préméditée aux règles de bon fonctionnement administratif. Ajoutons à cela le cloisonnement traditionnel de notre société : le chercheur est à l'administratif ce que le bolet satan est à la rascasse (et non ce que le Phallus impudicus est au rouquier) ; leurs occasions de rencontres et d'échanges sont très limitées.

L'existence de ce problème est connue depuis fort longtemps mais tout se passe comme si l'on se refusait à admettre que la logique de la recherche et celle de l'administration sont parfois contradictoires. L'admettre risquerait d'être très dangereux car il faudrait alors décider laquelle des deux doit prévaloir dans un organisme dont la mission est de faire de la recherche, et qui plus est, fondamentale. Le statu quo est bien plus confortable.

Et pourtant ! Lors du colloque d'Orléans (25/26 janvier 1989), sur la vague qui a conduit à la création des Délégations Régionales du CNRS, il avait été reconnu par tous - ou à peu près - que ces dernières devaient être au service des laboratoires et des chercheurs. Ceux-ci attendent toujours de voir ce qui va changer pour se prononcer. Au chapitre des mesures administratives devant simplifier la vie des laboratoires, la montagne a accouché d'une souris : dans certaines conditions, les chercheurs pourront obtenir le remboursement des péages d'autoroutes et des frais de parking lors de certains déplacements. Sur la foi d'observations faites par de nombreux observateurs, la quantité de notes, circulaires et autres décisions s'est accrue dans des proportions très importantes.

Pour avoir une illustration de ce paragraphe et pour se distraire, on pourra se reporter utilement à l'annexe 2. Il s'agit d'un tract subversif qui a circulé dans certains laboratoires.

Concernant les circulaires, j'ai entendu quelques mauvais esprits ricaner au souvenir d'une circulaire de 1985 portant sur la diffusion des circulaires. Au risque de les contrarier, j'ose affirmer que ceci va pourtant dans le sens d'un meilleur ciblage de l'information, donc de sa meilleure circulation et par conséquent, dans le bon sens. Le lecteur est prié d'interpréter cette remarque au premier degré. Cependant, et j'en conviens, tout n'est pas parfait. Il faudrait, pour cela, que les destinataires primaires de l'information la fassent circuler, ce qui est loin d'être toujours le cas. On connaît nombre de laboratoires ou de services dans lesquels l'information, libéralement distillée par les échelons supérieurs, s'évapore au fur et à mesure qu'elle s'écoule. A cela, de multiples raisons. Parfois, de la simple négligence ou un défaut d'organisation ; parfois des raisons moins avouables chez ceux pour qui la maîtrise de l'information est une condition sine qua non de l'exercice du pouvoir.

 

 

LA RECHERCHE : UNE ACTIVITÉ FÉODALE

Essayons de cerner un peu plus précisément en quoi consiste l'activité de recherche. Il s'agit là d'une activité humaine dont le but est de produire de la connaissance, c'est-à-dire une denrée dotée comme l'électron, d'une double nature, matérielle et immatérielle. Cette connaissance se déplace et se transmet grâce à de multiples véhicules, eux-mêmes matériels et immatériels, tels que la parole (les congrès, colloques ou autres séminaires, l'enseignement) ou l'écrit (les articles scientifiques, les livres).

Au cours de son élaboration, la connaissance passe par des phases diverses, où l'observation, l'expérimentation, la découverte, la réflexion, l'explication, la théorisation, l'échange d'idées, la confrontation, la controverse, parfois la polémique, jouent tour à tour leur rôle. Ce ballet incessant, au cours duquel chaque fait est soumis à la critique de la communauté scientifique, permet progressivement, par consensus successifs de rejeter les expériences mal conduites, les mauvaises idées, les hypothèses erronées et d'identifier les culs-de-sac. D'identifier aussi les voies prometteuses ou nouvelles qui accoucheront d'autres observations, et ainsi de suite, si Dieu le veut, jusqu'à la fin des temps.

La notion de communauté scientifique mérite d'être explicitée. En fait, derrière cette appellation à consonance œcuménique, se cache un nombre quasi infini de communautés structurées en pyramide et reliées en réseau. Ainsi, au sein de la communauté scientifique, prospèrent entre autres celle des physiciens et celle des chimistes. Dans cette dernière, celle des organiciens et celle des minéralistes, etc... Chaque communauté est composée d'un certain nombre de sous-communautés, elles-mêmes constituées de la même manière. Une communauté donnée pouvant, par ailleurs posséder des liens très forts avec une autre communauté très éloignée en apparence. Ainsi, des organiciens instrumentalistes spécialistes d'infra-rouge, pourront être très proches des océanologistes s'intéressant aux cycles de la matière biochimique dans les mers. Très proches signifiant qu'ils ont des intérêts intellectuels, méthodologiques, voire des intérêts tout court, communs.

Une communauté fonctionne grâce à l'existence d'un intérêt commun et d'un consensus minimal entre ses membres. Un consensus pouvant être large ou limité, porter sur un nombre de points plus ou moins grand, fluctuer dans le temps, une communauté est rarement figée. C'est l'apparition de ces consensus qui provoque les effets de mode que connaissent régulièrement toutes les disciplines. C'est ainsi qu'un domaine de recherche délaissé peut brusquement, suite à un fait nouveau, devenir l'objet de toutes les convoitises de la part de nombreux chercheurs ou équipes qui voient là une nouvelle opportunité. Ainsi naissent des mots, des concepts et des domaines nouveaux, plus ou moins magiques, dont certains arrivent à tenir leurs promesses, au moins pendant un certain temps. D'autres ne vivent que l'espace d'un matin. Dans les deux cas, les équipes les plus habiles en tirent une certaine gratification. Les oubliés, pour leur part, peuvent accumuler de la rancoeur. La liste des domaines qui firent ou qui font florès est infinie. Voici quelques spécimens qui ont bénéficié ou bénéficient encore d'une certaine aura : les trous noirs, les ondes gravitationnelles, les fractales, les réseaux neuromimétiques, la transformée en ondelettes, l'intelligence artificielle, la logique floue, la complexité, le chaos, la théorie des cordes, la matière sombre, l'énergie noire, la biologie synthétique. Le chercheur intègre se gardera bien des méfaits dus à ces effets de mode qui peuvent culminer dans une forme de déviation mentale contagieuse appelée l'arnaque, décrite par certains auteurs (voir annexe 3).

Les producteurs de connaissance de base trouvent le plus souvent leur plaisir dans cette activité où la composante ludique est extrêmement forte. Le chercheur jouit de la plus grande liberté, qui consiste notamment à pouvoir choisir sans contraintes ses thèmes de recherche. De temps à autre, il arrive que quelqu'un choisisse un thème un peu marginal. La communauté s'efforcera alors de ramener la brebis égarée dans le troupeau. Parfois, elle y parviendra, mais d'autres fois, la brebis rejoindra un autre troupeau où elle pourra s'intégrer. Certaines communautés sont plus dynamiques (au sens de la dynamique des populations) que d'autres, et vont se développer. Elles vont absorber des brebis extérieures, faire beaucoup de petits, sauront rester soudées, bref étendront leur territoire et leur pouvoir. Si elles grossissent trop, elles ne manqueront pas de porter ombrage aux communautés les plus proches, tenter d'exercer sur elles un pouvoir plus ou moins tyrannique, voire les étouffer ou les phagocyter. Ceci n'est pas sans rappeler ce qui se produisit au cours du haut Moyen Age, lorsque se constitua peu à peu l'Europe féodale. Un homme – c'était moins fréquent chez les femmes – pouvait, par son intelligence, sa ruse et la force de ses armes se tailler un fief, plus ou moins arraché à un personnage plus important, et dont il devenait le vassal. Au fil du temps, le vassal ou ses successeurs réussissaient parfois à confisquer le pouvoir, les terres et la couronne de leur suzerain. Cette comparaison n'a pas échappé à de nombreux scientifiques qui n'hésitent pas à dire que leur activité possède un caractère féodal très fort. Le mot féodal n'est pas péjoratif, bien au contraire. Une société féodale est éminemment flexible. Il suffit de regarder comment fluctuaient les cartes politiques de l'Europe entre le Ve et le XIIIe siècles pour s'en convaincre. Dans le domaine de la recherche, cette instabilité permanente est un facteur favorable au bouillonnement des idées qui induit à son tour l'avancée continuelle des techniques et du savoir.

Certains de mes interlocuteurs m'ont fait remarquer que l'administration du CNRS elle-même avait tendance à se comporter selon le modèle féodal. Est-ce par simple effet de mimétisme ? Ceci mériterait d'être éclairci car si c'était le cas, il y aurait de quoi s'inquiéter. En effet, ce qui peut être accepté de la part des chercheurs à cause de l'essence même de leur activité, risque de conduire, de la part des administratifs, à des aberrations.

Il est clair qu'un système féodal s'oppose, par sa nature même, à un pilotage conduit par une structure de décision centralisée dont le rôle serait d'appliquer ou de faire appliquer une politique générale donnée. L'analogie avec le phénomène physique de l'inertie est évidente. Ainsi, féodalité et politique générale sont deux notions essentiellement antinomiques, à moins, bien sûr, d'appeler politique les agissements plus ou moins personnels de tel ou tel baron, comte ou autre marquis. On remarquera aussi que plus une recherche est appliquée, moins elle peut se satisfaire d'un système féodal parce que les contraintes externes prennent de plus en plus de poids (objectifs mieux définis, cahier des charges plus précis, échéances draconiennes, etc...). Et vice-versa (remarque à déguster très lentement). Bref, si les chercheurs ont besoin de chefs, la tâche de ces derniers est loin d’être facile. C’est ce qu’avait déjà, en son temps, observé Platon :

" Les chercheurs ont besoin d'un directeur, sans lequel leurs efforts seront vains. Or il est difficile d'en trouver un et le trouverait-on, dans l'état actuel des choses ceux qui s'occupent de ces recherches ont trop de présomption pour lui obéir. " *

* Platon, La République, cité dans le journal du CNRS, n°22, octobre 1991.

Pour terminer, et en guise de réponse à ceux qui m'ont affirmé ne pas voir la différence entre un système féodal et un système "mafieux", il est bon de rappeler que si le système féodal a pu conduire à la Renaissance, on ne voit pas très bien sur quoi (si ce n'est sur des drames) pourrait déboucher une communauté organisée comme la Mafia. Les événements qui se sont succédés en URSS depuis 70 ans pourraient cependant constituer un modèle tout à fait intéressant. J'aimerais que le lecteur médite cette déclaration de Tenzin Gyatso, quatorzième Dalaï-lama, prix Nobel de la paix en 1989, et relative à la situation en Chine :

" ...l'héritage culturel issu du système féodal a créé des conditions dans lesquelles des idéologues, ou simplement des individus avides de pouvoir, dotés de moyens d'action ne rencontrent qu'une faible résistance. Ils instaurent l'oppression sans que la société se soulève pour y faire obstacle. "

 

 

LES RELATIONS ENTRE LE C.N.R.S. ET L'UNIVERSITÉ

Il y aurait beaucoup à dire sur ce chapitre et le lecteur qui sentirait poindre en lui certains signes avant-coureurs d'un réflexe pavlovien bien connu risquera de rester – en partie – sur sa faim. La raison en est que, ma carrière n'étant pas tout à fait terminée - du moins je l'espère, car il n'est pas interdit de rêver -, je ne souhaite pas me créer quelque ennemi particulièrement puissant susceptible de me nuire jusqu'à mon dernier jour. Je me dois de préciser que j'ai été, pendant onze ans affecté à des laboratoires de recherche universitaires associés au CNRS, lieux particulièrement propices aux études sociologiques et psychologiques. Ayant travaillé dans le Midi, il est possible que mes observations soient fortement biaisées par la structure patriarcale et clientéliste propre aux sociétés méditerranéennes, et ne soient donc pas généralisables.

Que l'on me permette une courte parenthèse. Ce qui se passe à Marseille (je ne parlerai pas ici des tribulations de l'OM et de l’un de ses anciens présidents mais je me limiterai au domaine scientifique) est toujours très mal compris depuis Paris (par le CNRS, les Ministères, etc.) qui se fait de la situation locale une image extraordinairement floue, pour ne pas dire confuse. Plusieurs raisons à cela : Marseille a presque toujours été, au cours de son histoire, une ville d'opposition ; ce qui l'a amenée souvent, hélas ! à prendre le parti des perdants : elle a joué Pompée contre César, l'indépendantisme contre le Roi Soleil ; elle a été républicaine sous la Monarchie et royaliste sous l'Empire ; girondine, elle eut à pâtir de la Convention qui décapita (au propre et au figuré) son commerce et alla jusqu'à la débaptiser (elle devint Ville-sans-Nom) ; de gauche depuis de Gaulle*,

* Note de décembre 1998 : Son récent passage à droite alors que le gouvernement est de gauche vient conforter cette démonstration.

elle a toujours eu le chic de se singulariser de cette manière, assez contre-productive, faut-il le souligner ? Le pouvoir pharisien (c'est ainsi que s'écrit parisien en langue marseillaise), toujours incapable de comprendre le contexte local, préfère ne rien faire plutôt que de trancher dans un écheveau qui ressemble à un filet dont les mailles se seraient embrouillées. Seul un pêcheur (pécheur ?) peut s'y retrouver et espérer pouvoir le démêler. Deuxième raison de ce particularisme de Marseille : sa latinité. On objectera que Nice n'a rien à envier à Marseille au plan de la latinité ; ce n'est pas tout à fait exact. On observera, en effet, que l'explosion démographique de Nice depuis 1860 (143 000 habitants en 1911 ; 337 000 en 1991), date de son rattachement à la France, a été bien plus importante que celle de Marseille (550 000 habitants en 1911 ; 874 000 en 1991) et a été davantage due à l'arrivée de Français de l'intérieur (il fallait coloniser). Ainsi, l'université de Nice comporte beaucoup plus d'estrangers (habitants originaires de l'ouest du Var) et même de Parisiens (originaires du nord de Montélimar) que certaines des universités d'Aix-Marseille (où les estrangers sont ceux qui viennent du nord de la Durance et de l'ouest du Rhône). Dernière raison du particularisme marseillais : le Mistral. C'est un vent violent qui peut rendre fous les gens fragiles, surtout les estrangers et les Parisiens. Avant de fermer la parenthèse, observons que Provence rime avec Florence et Byzance, autres hauts-lieux historiques de fameux débats et querelles. Remarquons aussi avec optimisme que Florence fut l'un des berceaux de la Renaissance ce qui ne devrait pas manquer de nous réjouir quant à notre futur. Fermons la parenthèse.

Le CNRS et l'Université (je prends l'ordre alphabétique qui s'avère être l'inverse de l'ordre historique), entretiennent depuis toujours des relations de vieux couple avec tout ce qu'elles comportent d'amour, de jalousie, de tendresse, de complicité, de passion mais parfois aussi de frustration et de haine. En réalité, ce seraient plutôt les vicissitudes d'un ménage à plusieurs qu'il faudrait conter, car les destins du CNRS, des autres grands organismes de recherche, des universités et des grandes écoles sont si intimement entremêlés que seuls quelques rares élus parviennent à s'y retrouver et s'y sentir comme des poissons dans l'eau. Je veux parler de quelques rarissimes "cumulards" qui arrivent à être tout à la fois – et ceci n'est qu'un exemple – professeur d'université, chef de service hospitalo-universitaire, directeur d'unité INSERM et directeur d'unité CNRS !

Note de septembre 2001 : La preuve que mon analyse "sociologique" n'était pas trop mauvaise (elle est simplement arrivée trop tôt, c'est tout) est que la situation se dégrade même dans le secteur hospitalo-universitaire, secteur que l'on pouvait pourtant croire relativement préservé. Dire que la situation se dégrade est d'ailleurs inexact : elle est déjà bien pourrie. Pour preuve le nombre croissant de praticiens qui quittent ce secteur en déshérence pour – notamment – rejoindre le secteur privé. Le sujet est tabou car les pouvoirs publics refusent de reconnaître le manque criant de praticiens dans les hôpitaux ; mais les intéressés en font état publiquement. Je ne citerai que le rapport du professeur Louis Hollender de novembre 2000 sur "la désaffection des carrières hospitalo-universitaires" et l'étude réalisée par le professeur Michel Schmitt, président de la commission médicale d'établissement du CHU de Nancy. Et certains praticiens n'hésitent pas à parler de "l'attitude gestapiste de l'administration". Et dire que le rapport de Guy Nicolas de 1998 proposait des mesures d'urgence. Ses propositions sont à ce jour restées lettre morte.

Un vieux couple donc, puisque le CNRS a fêté en 1989 son cinquantième anniversaire. Mais un couple bizarre où le marié (le CNRS) est beaucoup plus jeune et inexpérimenté que sa conjointe (l'université). Couple incestueux aussi, puisque le CNRS est enfant de l'université. Sa naissance eut lieu à un moment particulièrement tragique de notre histoire, 1939, et l'enfant en porte sans doute des traces indélébiles. D'aucuns lui trouvaient, à une certaine époque, une petite ressemblance avec l'Académie soviétique des sciences.

Note de janvier 2007 : À propos du fonctionnement un peu "soviétique" de la recherche, je ne résiste pas à l'envie de citer Philippe Kourilsky, directeur général de l'Institut Pasteur depuis 2000 (fonction qu'il doit quitter le 31 juillet 2007) qui lança en 2004 aux syndicats (ceux-ci dénonçaient un système d'avancement qu'ils jugeaient antidémocratique) : "La recherche n'a pas à être démocratique. C'est un système élitaire, voire élitiste, qui repose sur l'excellence."

Même le nom du CNRS fut l'objet de controverses : son frère aîné (né en 1938) et qui ne vécut pas, s'était appelé CNRSA ("A" pour Appliquée ; nul n'est parfait).

Rien d'étonnant, dans de telles conditions, que dans ce couple étrange CNRS-Université, ce soit la femme qui ait longtemps porté culotte. Sans être tout à fait d'accord avec ceux qui déclarent que ce sont les universitaires qui font la loi au CNRS, il faut reconnaître que ceux-ci ont un poids non négligeable, notamment sur les décisions prises par le Comité national et relatives aux carrières des chercheurs. C'était particulièrement frappant au temps des mandarins. S'il en reste des traces, c'est sans doute lié à la manière dont sont constituées les Commissions dudit Comité ! Le pourcentage d'agents du CNRS parmi les Directeurs généraux ou les Directeurs scientifiques qui se sont succédés aux échelons supérieurs de décision de l'organisme est un autre signe. Il y a actuellement, et simultanément – cela vaut la peine que l'on insiste –, cinq Directeurs scientifiques sur sept qui sont agents du CNRS. Ce ratio a subit une augmentation progressive mais néanmoins phénoménale depuis 1982, période où il était de zéro sur sept. Le lecteur mesurera donc le chemin parcouru. C'est miraculeux, ou, si l'on est optimiste, un progrès et le signe que les choses évoluent dans le bon sens. Mais wait and see !

Par bonheur, notre couple n'a pas été stérile. Il a fait un millier de petits laboratoires (sur les 1300 que compte le CNRS). Il est bon de savoir que dans nos 1300 laboratoires s'activent 26 000 agents du CNRS et un certain nombre d'agents de l'université. Un certain nombre car, si au CNRS un chercheur est égal à 1, à l'université un enseignant-chercheur peut prendre une valeur variable entre 0 et 1. Les technocrates sont cependant d’avis que ces agents de l'université sont environ 18 000, ce qui porte à 44 000 le nombre d'agents sur poste travaillant dans nos laboratoires.

On a parfois reproché aux agents du CNRS de ne pas avoir suffisamment "l'esprit maison". Qu'y a-t-il d'étonnant à cela alors que la maison est entre les mains de gens qui ne sont pas, eux-mêmes, de la maison ? Songerait-on à placer aux plus hauts postes de décision de la régie Renault des salariés (aussi capables soient-ils) de Peugeot ou de Toyota ? Si une entreprise veut s'attacher un cadre compétent appartenant à un concurrent, elle lui fera une proposition afin de l'embaucher. Comme, d'ailleurs, les universités américaines. Mais j'oublie que le CNRS et nos universités ne sont ni des entreprises ni américains. On ne peut pas tout avoir !

Comment certains deviennent-ils chercheurs, et d'autres, enseignants-chercheurs ? Le plus souvent au hasard. Etre dans le bon laboratoire au bon moment, voilà le secret pour avoir un poste qui corresponde bien à sa vocation profonde. Dans le cas contraire, nécessité faisant loi, il n'est pas rare que quelqu'un se sentant une vocation d'enseignant se retrouve ingénieur ou même technicien, et qu'un autre, ayant la recherche pour unique passion, se retrouve à enseigner en premier cycle d'université. On devine que cela peut provoquer quelques problèmes. Et pourtant, ce sont des sorts enviables aux yeux du malheureux, qui, tout en ayant la vocation, n'a pas pu se trouver au bon endroit au bon moment et qui sera condamné à passer d'un emploi précaire à un autre ; jusqu'à ce que la chance, enfin, lui sourie, ou que, de guerre lasse, il aille voir ailleurs. Mais ainsi va la vie, la recherche n'étant pas, en ces temps difficiles, la seule activité humaine à se trouver dans ce cas.

 

 

LES MOTIVATIONS DU CHERCHEUR

Dans nos sociétés développées, industrielles et vénales les individus sont généralement motivés s'ils se trouvent confrontés à des objectifs réalisables, s'ils ont une rémunération décente et un patron de qualité, et s'ils ont aussi le sentiment que la structure à laquelle ils appartiennent les apprécie et les soutient. Comme l'a dit Paul Cook, "General Manager" et fondateur de la société Raychem :

" Le facteur de motivation le plus important est la reconnaissance par la collectivité de ce que réalise un individu. "

Le problème est, par conséquent, très complexe car les aspects humains, relationnels, irrationnels ou pécuniaires jouent un rôle déterminant dans la motivation des gens. Je ne saurais avoir la prétention – avec mon humble petit bagage en sciences exactes – d'atteindre les mystères insondables que recèle la psyché.

Je me garderai donc bien de faire appel à la psychanalyse pour décortiquer les raisons profondes qui font qu'un chercheur peut passer parfois toute sa vie à chercher*.

* Rappelons ici que le génie est parfois très proche de la folie. Ce n'est pas le cas de John Nash, mathématicien, père du théorème de l'équilibre et prix Nobel d'économie en 1994, qui me démentira. Ce génie, longtemps atteint de schizophrénie paranoïde, et aujourd'hui apparemment tiré d'affaire, se prenait pour l'empereur de l'Antarctique et était convaincu que les extraterrestres lui adressaient des messages codés dans les colonnes du New York Times.

Bien sûr, la soif de vérité et d'absolu, le besoin de se dépasser, d'aller là où nul autre avant n'avait mis le pied, et d'y arriver le premier, existent chez tout être humain. Chez le chercheur, l'envie de comprendre et expliquer l'univers qui nous entoure peut prendre la forme d'une moderne quête du Graal, avec tout ce qu'elle peut avoir d'élitiste. Seuls de nobles et preux chevaliers, des êtres d'exception, peuvent espérer réussir. Je ne parlerai pas de complexe de supériorité, de volonté de puissance ou d'hypertrophie du moi, car des pages savoureuses ont déjà été écrites par des spécialistes. Je pense que chaque chercheur qui se dit objectif se reconnaîtra porteur de l'une au moins de ces motivations. Même celui dont l'ambition est d'apporter quelque remède à l'humanité souffrante, ou à ses frères les hommes un produit susceptible de changer – en mieux – leurs conditions de vie ou de travail, peut-il jurer n'avoir jamais rêvé de son nom écrit en lettres d'or sur le grand livre ?

Or, pour voir son nom écrit sur le livre, il faut en être reconnu digne par la communauté, c'est-à-dire par le plus grand nombre. C'est ce que l'on appelle le jugement par les pairs. Pour un chercheur, le symbole suprême de la réussite est bien l'obtention d'un prix Nobel. Même les disciplines pour lesquelles le prix Nobel n'existe pas, ont besoin d'y faire référence. Ne dit-on pas, par exemple, que la médaille Fields est le Nobel des mathématiciens ? On comprendra aisément que tout ce qui écarte le chercheur de l'inaccessible étoile soit mauvais. Aussi, dans les milieux académiques, la recherche appliquée a plutôt mauvaise presse. L'élite doit se contenter de produire de la connaissance. A d'autres, ensuite, d'utiliser cette connaissance pour la transformer en procédés ou produits nouveaux. Ceci peut être accompli dans des lieux appropriés, des écoles d'ingénieurs par exemple, suffisamment séparés du temple afin de ne pas le contaminer.

Hélas, le relâchement des moeurs a aussi frappé les milieux scientifiques. La création, fin 1975 au CNRS, d'un département intitulé "Sciences Physiques pour l'Ingénieur", en est le témoignage. Les laboratoires du département "Chimie", également, avaient depuis longtemps des relations coupables avec l'industrie. Mais, jusque vers les années 80, le cordon sanitaire a permis d'enrayer la contagion. Les malades trop gravement atteints, étaient isolés, marginalisés ou mis en quarantaine. Quelques-uns cependant – les plus fourbes – réussissant à cacher les symptômes de leur mal, contribuèrent à l'explosion de l'épidémie.

Les motivations de ces malades étaient très diverses mais s'inscrivaient en gros entre les deux cas extrêmes suivants : Certains (les idéologues) considéraient que la recherche devait avoir un impact sur toutes les composantes de la société y compris l'industrie. D'autres (les pragmatiques) voyaient principalement dans les entreprises une source supplémentaire de financements, devant leur permettre de poursuivre la quête du Graal dans de meilleures conditions matérielles et donc, plus rapidement que la concurrence.

 

 

LA CARRIÈRE DES CHERCHEURS

Ce chapitre est construit sur le postulat de base suivant : si l'ambition est une saine qualité, le carriérisme est un défaut nuisible. Le lecteur qui n'adhérerait pas à cette proposition est prié de sauter ce qui va suivre et de reprendre la lecture au chapitre suivant.

Il y eut un temps heureux (les années soixante) où le chômage n'existait pas et où, l'expansion aidant, presque tous les candidats chercheurs réussissaient à peu près à se caser sur un poste. Ceux qui choisissaient cette voie optaient pour une carrière où l'on ne devenait pas très riche mais où l'on se faisait plaisir. C'était le temps où les perspectives de carrière étaient bonnes et où tout chercheur de qualité pouvait espérer diriger un jour une équipe de recherche bien à lui. Et puis, peu à peu, il fallut ralentir l'expansion (faute de quoi, vers 2100, la moitié des Français auraient été employés dans un organisme public de recherche !) et les recrutements diminuèrent.

Tous les organismes de recherche furent frappés par cette crise démographique. Qui un peu plus tôt (comme le CEA) qui un peu plus tard (comme l'INSERM). Pourtant tous les démographes savent que lorsqu'une population ne se renouvelle plus (où pas assez vite) elle vieillit. C'est ce qu'il advint et la pyramide des âges des chercheurs devint la principale préoccupation de nos décideurs. La principale préoccupation des chercheurs, elle, devint leur propre carrière.

Le nombre de promotions par rapport au nombre de candidats diminua de façon importante et il fallut jouer des coudes (ceux qui avaient le bras long partaient avec un avantage indéniable, de même ceux qui avaient un mentor efficace). L'homme est ainsi fait que certains se mirent à utiliser des moyens que l'éthique réprouve et que les censeurs n'arrivent pas toujours à discerner. Heureusement, comme pour le reste de la population, le pourcentage de chercheurs malhonnêtes où se livrant à des actes malhonnêtes est extrêmement réduit. Aussi, ceux qui ont pensé :

sont une infime minorité. Ceux qui sont passés à l'acte sont encore moins nombreux. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

En fait, tout irait pour le mieux si tout le monde pouvait devenir directeur de recherche (de classe exceptionnelle, cela va de soi) ou ingénieur de recherche (idem) ou encore directeur de recherche de 2ème classe à 30 ans. Mais cessons de rêver : même si cela a pu se produire pour certains de nos anciens (tant mieux pour eux) ce n'est plus – budgétairement et démographiquement – très faisable. Malheureusement, les chercheurs ne sont pas plus raisonnables que les autres citoyens et le système fabrique de temps à autre des déçus, des mécontents et des frustrés.

Qui décide de la carrière des chercheurs ? Le Comité National, instance composée (actuellement) de 40 sections de 21 membres ; certains sont nommés (7), les autres (14) sont élus par les chercheurs eux-mêmes à travers un scrutin de listes de type syndical ; s'y rajoutent 2 sections interdisciplinaires (qui comprennent en plus 3 ou 4 représentants de l'administration). Le lecteur idéaliste, sachant porter un regard critique sur la vie politique de notre pays verra immédiatement les analogies possibles (honni soit qui mal y pense). Il est bon de noter que le taux de syndicalisation a fortement baissé depuis l'âge d'or et est inférieur aujourd'hui à 20 % (chez les chercheurs) avec de fortes disparités selon les sections. Toujours est-il que le système est complexe et, comme souvent en pareil cas, le meilleur (les intentions) y côtoie le pire (les résultats). Sans compter (sic) que le fonctionnement dudit Comité coûte pas mal d'argent puisque tous ses membres se réunissent pour plusieurs jours par an – à Paris qui plus est.

Aujourd'hui, le système n'ose pas dire son nom. S'agit-il d'un système au mérite ? Pas tout à fait car comment évaluer le mérite ? Au nombre de publications ; ou à la notoriété ; ou au charisme ? Faut-il tenir compte de l'ancienneté ? Un peu mais pas trop ; et comment ? En fait, il s'agit plutôt d'un système hybride où les facteurs précédents interviennent, véhiculés par la vox populi, amplifiés par la rumeur, saupoudrés d'aléatoire, d'un brin de piston, d'un nuage de chance, d'un soupçon de clientélisme et d'une bonne rasade d'irrationalité. Mais – et il faut le souligner – nous sommes bien incapables de trouver un meilleur système. Aussi, les chercheurs qui font dans le pluri ou l'interdisciplinaire ou bien encore, un peu trop dans l'appliqué, sont toujours aussi mal barrés et le resteront sans doute encore pendant longtemps.

Toujours est-il qu'à partir du moment où le carriérisme s'est peu à peu érigé en mode de fonctionnement normal de nos organisations*,

* Le CNRS est très loin d'être le seul visé ici. Ce point demanderait à lui tout seul une étude sociologique. Le lecteur curieux est invité à se reporter à un ouvrage écrit par une psychosociologue, Dominique Frischer, et édité chez Robert Laffont en 1989 : La France vue d'en face.

il devenait fatal que se produiraient tôt ou tard des débordements. Si nous ne sommes pas encore tout à fait mouillés, prenons garde qu'une goutte d'eau ne fasse un jour prochain déborder le vase car, alors, ce sera le bain.


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