VOCABULAIRE

Reproduction d’un article de Flora LEWIS, Senior Columnist au New York Times, paru dans le magazine L’Express du 13 juin 1991, p. 11 (seul un lien hypertexte a été rajouté). Copyright Flora Lewis et L'Express.

 

Ce n’est pas un hasard si certains mots d’usage courant dans le vocabulaire politique, français d'une part, américain d’autre part, ne peuvent être traduits. Le problème relève des mœurs et non de la langue elle-même.

Prenez " whistle blower ". Littéralement, celui qui siffle, l’arbitre. Certes ; mais on passe à côté de l'essentiel : dans la vie politique américaine, lorsque certains fonctionnaires abusent impunément de leur pouvoir, le whistle blower entre en scène : parce qu’il connaît les choses de l'intérieur, il ose alerter le Congrès et la presse sur ce qu’il juge inacceptable et répréhensible. En règle générale, cet informateur qui doit sortir de l’anonymat prend un risque, peut-être majeur, pour sa carrière. En somme, sa détermination à révéler le mal l’emporte sur ses craintes personnelles. Bien sûr, des scandales sont révélés tous les jours par la presse, par le Congrès ou par la police, mais, de temps à autre, un " sans grade ", un " obscur " prend une initiative, simplement parce qu’il est dégoûté. En France aussi, cela peut arriver ; mais il n'y a pas de mot respectable pour désigner une telle personne, parce que la chose elle-même n’est pas considérée comme respectable. Pour la traduction, un observateur français suggère, avec un mélange d’élégance et de candeur : " un grave manquement de réserve ". Cela en dit long...

Autre exemple : nous n'avons pas, nous, Américains, d’équivalent pour " la classe politique ". L'expression va bien au-delà des élus et des hauts fonctionnaires. Des journalistes, certains intellectuels, des hommes d'affaires et des membres des professions libérales font partie du club. C’est un groupe qui partage ragots et confidences ; mais entre soi. Il y a bien sûr une certaine étiquette professionnelle et des solidarités de clan, qui mettent un écran entre les acteurs de la scène politique américaine et l'extérieur. Mais ils ne sont pas censés reconnaître leur collusion, et nous n'avons donc pas de nom qui décrive leur appartenance. Pour prendre des personnes comparables à celles qui composent en France la classe politique, elles peuvent ou non appartenir à l'establishment (un mot britannique que personne ne peut traduire, mais que tout le monde trouve utile), mais aucune d'elles n'admettrait faire partie d'une classe, en dépit d'intérêts communs. Cela passerait pour snob – autre anglicisme indispensable.

Source de difficulté majeure pour la compréhension franco-américaine : le fait que le français n'ait qu'un seul mot, " politique ", là où l'anglais en utilise deux : " policy " et " politics ". Pour faire la différence, le français a besoin d'un adjectif, généralement péjoratif, comme dans l'expression " la politique politicienne ", dont on devine aussitôt qu'elle est louche et combinarde. Aux Etats-Unis, la politics, c'est ce qu'on fait pour être élu, en bien ou en mal. La policy, c'est une ligne directrice autour de laquelle s'articulent des décisions. Bonne ou mauvaise, la policy est cohérente et souffre souvent des à-coups de la politics.

Dernier exemple : la grande politique, élevée au rang de " raison d'Etat ", n’existe pas en Amérique. Nous parlons d’" intérêts nationaux ", ce qui est beaucoup moins majestueux. Ainsi les mots révèlent-ils des attitudes contrastées. En matière de langage politique, c’est la France, plus que l'Amérique, qui use d’un vocabulaire de superpuissance...