Article d'Alain Bentolila (magazine L'Express, n°
2857, p.107, 06/04/06)
copyright A. Bentolila et L'Express
Les mots, parce qu'ils articulent précisément la pensée,
sont les ennemis de la violence. Or la ghettoïsation sociale, parce qu'elle
engendre proximité et connivence, appauvrit les moyens linguistiques
mis en oeuvre. Si je m'adresse à un individu qui vit comme moi, croit
dans le même Dieu que moi, rencontre les mêmes difficultés
que moi, je n'aurai pas besoin d'exprimer en mots justes et soigneusement organisés
ma pensée, parce que nous partageons tellement de choses, nous subissons
tellement de contraintes et de frustrations identiques que l'imprécision
devient la règle d'un jeu linguistique socialement perverti. Ces mots,
parfois nouveaux, le plus souvent recyclés, sont toujours porteurs d'un
sens exagérément élargi, donc d'une information imprécise.
Prenons le mot "bouffon". Bernard Pivot se réjouissait de constater
que ce mot tombé en désuétude se trouvât remis au
goût du jour par les jeunes des banlieues. En fait, le sens premier de
"bouffon", dans le "bouffon du roi", contenait une information
si précise que, en entendant ce mot, on n'avait aucun doute sur ce qu'il
évoquait. L'utilisation de "bouffon" pour qualifier un individu
comme dans "Ce keum, c'est un bouffon !" ouvre un champ de signification
infiniment plus étendu : il sert à porter une appréciation
négative sur quelqu'un, quels que soient les critères qui la fondent
et quel que soit notre lien avec cette personne. Tout individu dont le comportement
ne nous convient pas est un "bouffon". On voit comment ce mot recyclé
est devenu une sorte de "baudruche sémantique" gonflée
à l'extrême, ballotée à tous les vents, prête
à tous les compromis contextuels. "Cool", "grave",
"niqué" souffrent de la même anémie sémantique.
Ce langage fonctionne tout de même, parce qu'il a été forgé
dans et pour un contexte social rétréci, où la connivence
compense l'imprécision des mots. Lorsque le nombre de choses à
dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l'on s'adresse
est faible, l'approximation n'empêche pas la communication. Mais, hors
du ghetto, lorsque l'on doit s'adresser à des inconnus, que ceux-ci ne
savent pas à l'avance ce qu'on va leur dire, cela devient un tout autre
défi. Un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases
ne donnent pas la moindre chance de le relever. Et c'est alors que, faute de
pouvoir transmettre à l'autre sa pensée au plus juste de ses intentions,
faute de pouvoir argumenter et expliquer, le passage à l'acte violent
devient l'ultime recours d'une pensée que les mots n'articulent plus.