Autres commentaires sur les États-Unis...

et petites anecdotes, souvent personnelles vécues entre 1979 et 1982

Si les Français ont beaucoup d'idées préconçues sur les Américains, ces derniers nous le rendent bien. Notons ce que Nicholas Negroponte, directeur du Media Lab (200 étudiants-chercheurs, 25 millions de dollars de budget annuel en 1995) au MIT a déclaré à propos de notre pauvre société : "la France reste l'un des pays les moins digitalisés [Nd'EF : en français actuel, on dirait plutôt "numérisé"] que je connaisse. Je dis ceci sans animosité, car je viens aussi souvent que possible en France, où j'apprécie le style de vie. Votre Minitel était très bien, mais il s'est arrêté il y a 10 ans. Votre société est relativement âgée, bornée et allergique au changement. En général, vous ne prenez pas les jeunes au sérieux. Le manque d'ordinateurs dans les foyers français est un crime que vos petits-enfants ne vous pardonneront pas." (Interview par Christophe Agnus dans l'hebdomadaire l'Express, n°2318, 7/12/95).

Le fonctionnement de l'ensemble est rendu encore plus transparent grâce au rôle joué par la presse. Les journalistes ne sont pas là pour juger mais pour raconter ce qu'ils ont vu ou ce qu'on leur a dit (en citant leurs sources, cela va de soi). Durant la campagne présidentielle au cours de laquelle Bill Clinton allait être élu, on a pu voir les candidats s'exprimer à la télévision. Sur la chaîne CBS, les journalistes intervenaient pour corriger les erreurs venant se nicher dans les interventions de ces derniers : on pouvait voir un message placé dans un bandeau au-dessous de l'homme qui parlait et commentant ses dires de manière très neutre :
- Faux. Mr Untel dit 18 %. Le bon chiffre est 22 %.
- Inexact. Il n'y a pas 30 millions de pauvres, mais 35.
- Afin d'être précis, il aurait dû dire ceci ... Etc.
Il est vrai qu'en France il existe une certaine presse qui ne lésine pas à dénoncer les fautes ou les abus mais il s'agit là d'une presse très contestataire dans la ligne et l'esprit des chansonniers d'autrefois, c'est-à-dire assez intellectuelle avec tout ce que cela comporte d'élitisme. Ceci n'est évidemment pas dit dans le but d'enlever le moindre mérite au Canard Enchaîné par exemple qui joue dans le contexte français un rôle très salutaire et sans doute irremplaçable.

Les Français disent souvent qu'aux US, le rôle des lobbies est excessif. C'est possible mais il faudrait avoir la lucidité de remarquer que les lobbies sont déjà à l'oeuvre chez nous et que nous refusons de regarder ces choses-là en face. Je ne vois pas, personnellement, ce qui distingue radicalement (et ceci me semble vrai à travers le monde) un syndicat, le CNPF ou un parti politique d'un lobby surtout depuis que des mouvements qui s'intitulent par exemple "Chasse, pêche et tradition" ont commencé à apparaître chez nous. Mais sans être aussi extrémiste, contentons-nous de rappeler qu'un lobby militaro-industriel ou un lobby nucléaire ont parfois sévi en France.

Une autre chose qui m'a frappé aux US, est qu'il y a peu de privilèges. Certes, on peut considérer qu'avoir beaucoup d'argent fait de son heureux détenteur un privilégié. Mais, sauf si cet argent a été acquis par des moyens malhonnêtes, il n'y a là rien de choquant. Les anecdotes suivantes vont essayer d'illustrer ce que je veux dire concernant les privilèges.

En tant qu'attaché scientifique, je bénéficiais d'un statut de diplomate et nous étions donc, ma famille et moi, des privilégiés. Outre le fait de disposer de passeports diplomatiques en cuir, ce qui nous distinguait du commun des mortels, nous avions la chance de bénéficier de certains autres avantages. Il faut savoir que les diplomates, en vertu des règles de réciprocité, jouissent dans tous les pays de menues satisfactions : pas de taxes (plus le pays a des taux de TVA élevés plus c'est intéressant), non paiement des amendes pour stationnement interdit, pas de fouille des bagages lors des passages aux frontières sans parler de la fameuse immunité diplomatique dont je ne discuterai pas ici ou de l'utilisation de la valise diplomatique à des fins personnelles (la valise diplomatique n'est d'ailleurs le plus souvent qu'un simple sac postal qui aurait du mal à dissimuler quoi que ce soit).

Nous bénéficiions donc, ma famille et moi, d'une exemption de taxes sur tous nos achats. Ceci théoriquement, car il était, en fait, bien difficile d'en profiter dans la mesure où notre carte d'exemption, pourtant dûment délivrée par les autorités texanes n'arrivait pas toujours à convaincre nos interlocuteurs commerçants. Entre ceux qui n'arrivaient pas à croire que cela fût possible, ceux qui craignaient de se faire rouler, ceux qui ne connaissaient pas la procédure à suivre et ceux qui n'avaient pas les bons imprimés, nous renoncions le plus souvent à faire usage de notre droit sauf pour les achats importants. Et encore, dans ces cas-là, combien de fois ne nous l'a-t-on pas refusée.

Deuxième anecdote, sur les infractions au stationnement interdit cette fois. Lorsque je suis arrivé à Houston au début septembre 1979, mes collègues diplomates m'expliquèrent de faire bien attention car ici les diplomates payaient leurs PV depuis "le" contentieux. J'appris ainsi qu'un contentieux opposait depuis plusieurs années la police de la ville et l'ensemble du corps consulaire qui avait refusé, plusieurs années auparavant, de payer ses contraventions au nom de la réciprocité au prétexte que les diplomates américains en poste à l'étranger ne payaient pas les leurs. Comme ce contentieux entre représentants de nations civilisées durait et faisait désordre tout fut mis en oeuvre pour le régler. Ceci se passait alors que j'étais en poste et la solution retenue fut simple : la police de Houston acceptait de passer l'éponge sur toutes les infractions faisant l'objet du contentieux - et uniquement celles-là - mais cet arrangement devait être considéré comme le seul et unique et il n'y aurait plus aucune dérogation à l'avenir. Ce qui fut dit fut fait.

Le lecteur sera sans doute tenté de penser que je suis un inconditionnel des US. Ce serait une erreur. Je pense, en effet, qu'il existe aussi de très mauvaises choses aux US, en particulier le système de soins et de santé. Ceci est bien connu mais l'adecdote suivante me semble valoir la peine d'être racontée. Un jour, la consule-adjointe reçoit un appel téléphonique provenant d'un hôpital de la ville :
- Bonjour. Ici l'hôpital Machin. Nous venons de recevoir un citoyen français - c'est indiqué sur son passeport - sans connaissance ; il a une hémorragie importante. Il n'a aucune carte d'assurance sur lui, ni de carte de crédit. Est-ce que le consulat de France est prêt à apporter sa garantie pour cet homme afin que nous puissions le soigner ?
- Bien sûr. Mais dites-moi : si nous n'avions pu, pour des raisons diverses, nous porter garants pour ce monsieur, que se serait-il passé ?
- Eh bien, vous comprenez, cet hôpital est un établissement privé. Nous ne pouvons pas accepter des gens qui ne disposent pas de moyens adéquats.
- Mais que feriez-vous si un tel cas se présentait ?
- Nous serions obligés de dire à l'ambulance de le transporter à l'hôpital public le plus adapté.
Lorsque la consule-adjointe m'a raconté cette conversation, elle en avait encore des frissons dans le dos. Elle n'avait pu que remercier son interlocuteur de l'hôpital privé d'avoir eu le bon réflexe d'appeler le consulat. Avec un peu de malchance, ou un employé qui n'aurait pas eu le bon réflexe, le blessé aurait pu être réexpédié vers le plus proche hôpital du comté. Si ce dernier s'était trouvé à une heure d'embouteillages et si l'hémorragie avait été très grave, on imagine comment cette mésaventure aurait pu se terminer.

Dans un autre registre, il est arrivé à ma femme une aventure tout à fait significative. Nous étions installés dans notre appartement depuis moins d'une semaine. Il faisait plein jour et ma femme était en train de vaquer à ses occupations lorsqu'elle entend frapper à la porte. Elle va ouvrir et, comme elle ne parlait pas encore anglais, se trouve nez à nez avec un energumène qui s'adresse à elle avec la plus grande agitation. Elle ne le comprend pas. L'homme s'en rend compte ; il arrête de s'adresser à elle, traverse l'appartement à toute vitesse en direction de la cuisine qui possédait une entrée postérieure donnant sur les parkings. Il ouvre la porte, ma femme derrière lui, et se met à hurler en direction d'un individu se trouvant dans les parkings. Celui-ci - le hasard a voulu que ce soit un noir - tenant un téléviseur portable par la poignée, et surpris par tout ce remue-ménage, ne trouve rien de mieux à faire que de poser le téléviseur au sol et se mettre à courir vers la rue où il disparaît rapidement de la vue des quelques autres habitants du complexe qui commencent à arriver sur les lieux. Des nombreux échanges qui suivent, et que certains se font un devoir de lui expliquer lentement et avec beaucoup de gestes, ma femme comprend ce qui vient de se passer. Le noir était un cambrioleur et avait pénétré dans un appartement où il avait dérobé un téléviseur. Un voisin l'avait vu au moment où il sortait avec son butin et s'était précipité chez nous à la recherche d'une arme. Au Texas, beaucoup de gens ont une ou plusieurs armes chez eux et le hasard a voulu que ni le témoin ni nous n'en ayions eu une. Si le témoin avait réussi à mettre la main sur une arme à feu, chez lui, chez nous ou ailleurs, il y a fort à parier qu'il l'aurait utilisée avec l'approbation générale des gens qui étaient là. Un téléviseur ne vaut certainement pas une vie humaine mais au Texas un voleur ne mérite pas autre chose qu'une bonne leçon, et tant pis pour lui si la leçon est un peu dure. Cette aventure nous a appris plusieurs choses sur les us et coutumes des Texans. Les cambriolages ont pratiquement toujours lieu en plein jour pour deux raisons : premièrement, les appartements ont plus de chances d'être inoccupés ; deuxièmement, les cambrioleurs savent qu'il est très risqué de pénétrer chez quelqu'un la nuit car les tribunaux sont très compréhensifs envers les gens qui tirent sur un voleur chez eux. La propriété privée est sacrée.

Ma femme a eu, comme toutes les conjointes de diplomates en poste à Houston, l'occasion d'être invitée au département de la police de la ville où elles reçurent un semblant de formation (ou plutôt un vernis) à la sécurité des personnes. En guise d'entrée en matière, l'agent qui les reçut demanda à celles qui possédaient une arme chez elles de lever la main. Comme personne ne se manifesta, l'agent s'écria : "Leçon numéro un : vous aller toutes acheter une arme à feu à garder chez vous". En poursuivant son cours dans lequel il montra comment un trousseau de clés de voiture pouvait se transformer en gadget anti-agression s'il était bien dirigé dans les yeux de l'adversaire, il leur précisa que si l'on avait une arme chez soi c'était pour s'en servir et que si l'on s'en servait effectivement contre quelqu'un ce n'était pas pour blesser mais pour tuer. Il peut être très dangereux de blesser quelqu'un, même un voleur, sans parler des tracasseries à cause du procès qui ne manquerait pas de suivre dans une telle éventualité ; c'est pourquoi il vaut mieux tirer pour tuer, d'où l'importance de bien connaître les centres vitaux et de choisir un bon calibre.

Un autre point qui peut choquer notre sensibilité d'Européens : le fait que la civilisation américaine donne en permanence le sentiment de l'éphémère. En fait, on pourrait dire que c'est la civilisation de l'éphémère. Les habitations sont souvent construites de manière très légère (peu ou pas de fondations, matériaux légers) ce qui explique qu'à la moindre tornade (c'est vrai qu'elles sont particulièrement redoutables et fréquentes) elles puissent pratiquement s'envoler et être détruites. Il est vrai aussi que les habitations sont plus ou moins légères et à côté de maisons entièrement en bois on en voit qui contiennent de la brique ou de la pierre, sans parler des quelques raretés qui sont de véritables châteaux achetés en Europe, démontés pierre par pierre et rebâtis aux Etats-Unis. Les quartiers résidentiels sont souvent très agréables à regarder car l'environnement y est très soigné ; en revanche, les zones commerciales, généralement situées le long des avenues et routes principales sont particulièrement laides avec leurs poteaux (électriques et de câbles divers) avec des fils qui pendent de partout. Ceci peut nous choquer mais à bien y réfléchir, c'est très rationnel : pourquoi investir des sommes folles pour soigner l'environnement dans des zones destinées à subir des changements et des perturbations incessantes ? Les fonds ainsi libérés peuvent être utilisés à autre chose. Ce faible souci pour l'aspect des lieux utilitaires se retrouve dans bon nombre d'installations industrielles ou d'usines où le provisoire règne en maître. Le seul point auquel on semble prêter attention est la sécurité. Et encore ! Lors d'une visite au quartier général de Texas Instruments à Dallas, j'avais été surpris du peu de soin accordé à la solidité du bâtiment qui hébergeait les gros ordinateurs, en particulier le système qui gérait l'ensemble des communications au niveau mondial entre la maison mère de Dallas et ses nombreux établissements à travers les cinq continents. Certes l'accès au saint des saints était, déjà à l'époque, contrôlé par un ordinateur à reconnaissance vocale mais les murs du bâtiment étaient faits de simples parpaings de sorte qu'un individu mal intentionné aurait pu, en lançant une voiture automobile (et Dieu sait si les voitures américaines sont lourdes et solides !) contre le bâtiment, terminer tranquillement sa course dans la mémoire centrale de l'ordinateur principal avec les conséquences que l'on peut facilement imaginer.

Donc, aux US, on ne soigne pas trop les infrastructures. Et ceci est vrai dans beaucoup de domaines. Les voies ferrées sont dans un état assez piteux : au Texas, et en fait dans de nombreuses autres régions, beaucoup de ponts de chemin de fer étaient encore en bois. Tout cela explique le nombre important d'accidents dus à des trains qui déraillent. Comme ce sont essentiellement des trains de marchandises et qu'ils ne roulent pas très vite les conséquences sont généralement limitées en gravité. Même sur l'une des principales voies ferrées où l'on trouve des trains de voyageurs, la ligne New-York-Boston, l'état des infrastructures laisse à désirer. Les trains roulent à des vitesses d'escargot et, malgré le confort des voitures et des sièges, les vibrations rendent vaine toute tentative d'écrire quoi que ce soit en s'appuyant sur la tablette disponible devant chaque passager tellement la main et le papier se déplacent de manière désordonnée et aléatoire. Vivent les trains français ! Et en plus ils arrivent à l'heure.

Cette manière très différente qu'ont les USA et l'Europe de traiter les infrastructures est en partie explicable par le plus grand attachement des Européens à l'Histoire et aux artéfacts que celle-ci nous a transmis via les générations qui nous ont précédées. Souvenir d'un temps où l'Histoire s'écoulait plus lentement, à un rythme plus humain sans doute, alors qu'outre-Atlantique, l'Histoire est de création trop récente pour avoir eu le temps de laisser son empreinte dans les mentalités de la majorité des citoyens. Comme on n'est pas trop enraciné quelque part, on n'hésite pas à changer d'endroit. Comme si l'on ne sait pas si la maison que l'on veut aujourd'hui (compte tenu de l'argent dont on dispose) nous plaira encore demain (et qui peut dire si l'on sera encore là), il n'y a aucun intérêt à bâtir quelque chose de trop solide (et qui coûtera plus cher) ; on peut se contenter d'une construction "temporaire" mais bien sûr avec tout le confort possible (pourquoi se priver). Un tel raisonnement (mais est-il réellement pensé ?) s'applique aux installations et aux locaux professionnels.

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