14 février 2003

Bordel de merde, ça n'a pas de bon sang ! Moins 37 degrés Celsius ce matin chez moi ! Inutile de préciser que, même si elle est parfaitement bien mise au point et habituellement fiable, ma voiture a refusé de démarrer. En tournant la clé, à travers le son des grincements métalliques et des pseudos allumages avortés, j'ai cru entendre distinctement une voix qui me disait: "Démarrer ? Es-tu fou ?".

J'ai appelé le Club Automobile à 9h15. Le véhicule de dépannage s'est présenté chez moi à 13h45. Le garagiste m'a dit qu'il n'avait fait que ça tout l'avant-midi: répondre une à une à toutes les demandes de survoltage dans mon secteur. Lorsque je lui ai fait part de la température que mon thermomètre indiquait ce matin, il m'a dit que, plus au nord de chez moi, un peu plus haut dans les montagnes, ils avaient enregistré des minimums de moins 41 degrés. Sans le facteur de refroidissement éolien. Le nombre des interventions qu'il avait dû faire n'avait rien à voir avec la condition où l'âge des véhicules. Plusieurs des voitures qu'il avait dépanné étaient flambant neuves. En fait, pratiquement tous les véhicules non équipés d'un chauffe-moteur ont refusé de démarrer.

Les constructeurs automobiles sont des cons. Ils ne comprennent pas (ou se foutent complètement de) la réalité climatologique d'un pays aussi vaste que le Canada. Ils fabriquent un seul modèle pour l'ensemble du pays, et s'attendent à ce qu'il fonctionne aussi bien à Vancouver qu'à Iqualuit. Tous les véhicules destinés à être utilisés dans les régions aux hivers rudes devraient être équipés de façon standard d'une batterie à haute capacité (elles existent, je pourrais tout de suite aller acheter chez Canadian Tire une batterie deux fois plus puissante que la mienne) et d'un chauffe-moteur. Ce petit bidule coûte à peine trente dollars, ce qui est insignifiant comparé à un véhicule qui en vaux souvent vingt-cinq ou trente mille.

Bordel que j'en ai marre de ce putain d'hiver de merde, de cet enfer de froid, de désolation, de ténèbre et de mort qui revient nous hanter année après année. Comment peut-on aimer, ou même endurer sans mot dire cette putain de saison intolérable ? Pourtant, je suis littéralement entouré de gens qui n'arrêtent pas de dire qu'ils aiment notre "bel hiver québécois". Mais est-ce qu'ils se sont fait lobotomiser pour réussir à affirmer une chose pareille ? Bordel de merde, est-ce qu'ils vivent sur la même planète que moi ?

- De toute façon Laqk, tu peux pas changer le climat alors si t'aimes pas l'hiver, déménage dans un autre pays, ou alors reste ici mais arrêtes de nous écoeurer avec tes sempiternelles récriminations. t'es rien qu'un maudit chialeux !

Un chialeux ? Moi ? Moi, un chialeux ?

Dites-vous bien ceci.

C'est un chialeux qui, écoeuré de geler au fond de sa grotte humide et malsaine et de perdre un à un ses doigts et ses orteils aux engelures année après année, a décidé d'apprendre à maîtriser le feu. C'est un chialeux qui, écoeuré de se faire transpercer par le rhinocéros dont il devait s'approcher jusqu'à lui voir le blanc des yeux pour le piquer de son petit pieux, a fini par inventer la lance, puis l'arc et la flèche. C'est un chialeux qui, écoeuré de voir vivre dans la souffrance et la misère des hommes et des femmes qu'il considérait comme ses frères et soeurs, mais à qui ses contemporains n'accordaient pas plus de valeur qu'à une bête de somme, a décidé de s'élever contre cette injustice et de monter une armée pour mettre fin à l'esclavage en Amérique. Et finalement, ce sont des chialeuses qui, écoeurées de vivre comme des sous-êtres au crochet de leur mari, écoeurés d'être obligés de servir d'esclaves et de machines à enfanter, avec la bénédiction d'un état et d'un clergé exclusivement masculin, ont choisi, malgré les railleries et les persécutions dont elles ont été victimes, de chialer haut et fort et de faire entendre leur voix, jusqu'à ce qu'elles réussissent finalement à vous gagner, vous mes lectrices, toutes ces choses que vous prenez aujourd'hui pour acquises: le droit de vote; le droit de conduire une voiture; le droit à l'éducation et aux études supérieures; le droit d'enfanter si et quand vous le désirez; le droit de vivre votre sexualité comme bon vous semble; le droit d'occuper n'importe quel emploi qu'un homme peut occuper, et au même salaire; le droit de vivre une vie autonome et de subvenir par vous-même à vos besoins. Et ces chialeuses chialent encore aujourd'hui, car la bataille est loin d'être terminée.

Chialeux, vous dites ? Oui, je suis un chialeux. Un chialeux de première classe. Et j'en suis fier. Car depuis l'aube des temps, ce sont les chialeux qui, par leur refus d'endurer encore davantage leurs misérables conditions d'existence, leur refus d'accepter l'inacceptable, ont extirpé lentement mais sûrement l'humanité toute entière hors de l'obscurantisme, et ce malgré le fait qu'ils devaient, en plus de subir les persécutions et le mépris de leurs semblables, traîner comme un boulet toute la masse de ces derniers, tous ces niais inertes et béats qui ne savaient dire que des âneries comme "arrête de te plaindre, tu ne peux rien y changer de toute façon", "si tu n'as pas ce que tu aimes, aimes ce que tu as", et autres inepties du même genre.

Je sais que les chialeux sont royalement emmerdants. Je sais que c'est exaspérant de les entendre se plaindre à coeur de journée et toujours souligner le côté négatif et imparfait des choses. Il y a un collègue de travail au bureau qui fait parti de notre petit groupe. Il travaille avec nous depuis longtemps, mais ces dernières années, il est devenu de plus en plus emmerdant. À un point que sa compagnie, autrefois très agréable, devient de plus en plus souffrante. Et je ne suis pas le seul à penser ainsi.

Mais ce qui me dérange dans tout ça, c'est qu'il est progressivement devenu ce que j'étais moi-même il y a quelques années. Et je sais maintenant que les gens pensaient de moi ce qu'ils pensent de lui aujourd'hui. Même si cela ne paraît peut-être pas de façon aussi évidente dans le ton de ce journal, quelque chose a changé en moi depuis deux ou trois ans, et pour le mieux. Je me sens maintenant sincèrement apprécié et recherché par mes collègues de travail. Je blague et mes propos sont beaucoup plus légers qu'à l'époque. Mes convictions et mes croyances face aux injustices du monde n'ont pas changé pourtant. Quelque chose d'autre a changé.

Et il en est de même pour ce collègue, mais malheureusement dans l'autre sens.

Et à chaque fois que je le vois maintenant, chaque fois que je l'entend commencer à se plaindre et à dénoncer ceci et cela, et que je vois les autres autour de la table commencer à regarder le plafond ou les murs, ou essayer le plus subtilement et diplomatiquement possible de changer le sujet de la conversation, je ne peux m'empêcher de me dire en moi-même: Bon sang, mais est-ce que c'est ça que je leur faisait tous subir il y a quelques années ?

Et je suis content, et même heureux, que ce ne soit plus le cas.

C'est bon de voir, de vraiment voir, d'en avoir la preuve concrète et réelle, que quelque chose a changé en nous pour le mieux.


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