2) Construction thématique par processus de dissimilation

Du cygne au contact de l'onde à l'oiseau final générique, via ses multiples reprises par l'anaphorique IL, ou ses métonymes (son aile, son col, etc.), chacune de ses actions itératives, qui aboutit à la description de l'animal en mouvement, apporte son lot de nouveauté. Voire de surprise, telle l'antithèse des vers 4 et 5, où le syntagme 'ferme et d'un blanc mat' contredit 'neiges d'avril qui croulent au soleil' en neutralisant ses sèmes inhérents /friabilité/, /brillant intense/.

De là l'évolution dialectique du contenu de l'animal, qui, par exemple, ancre sa première évocation froidement (cf. les glaciers) parnassienne dans une seconde, romantique, signifiée notamment par le distique central : 'La grotte où le poète écoute ce qu'il sent, Et la source qui pleure un éternel absent' (soit une allusion à Nerval : "J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène", à la confidence intimiste touchant au lyrisme pathétique, ou à la mythologie de l'isotopie /origine/ indexant aussi bien 'grotte' que 'source'). Impression aussitôt dissipée par la reprise du second mouvement de la promenade ("Tantôt… Tantôt il pousse au large..."), vue de l'extérieur.

A.

Le sentiment d'hétérogénéité résiste au rapprochement du Cygne de Sully Prudhomme avec le Cygne mallarméen (1885). La volonté qui préside à cette mise en parallèle relève d'un artifice ne serait-ce que par le changement d'école (Symbolisme hermétique vs Parnasse "clair" voire "réaliste" par l'abondance des détails et celle des topoï qui illustre une conformité à la doxa). Cela est confirmé dans l'analyse détaillé des deux poèmes par

B.

Baudelaire aussi est l'auteur d'un Cygne (Les Fleurs du Mal, 1857) dont on citera essentiellement la première partie (l'animal s'absentant de la seconde) :

Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs * menteur qui par vos pleurs grandit,

[...] je vis, un matin, [...]

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
"Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !

[...] Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! [...] Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,
Andromaque [...]

___________
* Simoïs : petite rivière homérique.

Le processus assimilateur joue plutôt ici en faveur de ces Albatros, qui comme le cygne "exilé", lequel "Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage", "Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches / Comme des avirons traîner à côté d'eux", "sur les planches" des cruels matelots. En outre la même péjoration affecte aussi bien ce "ciel ironique et cruellement bleu" que "ces rois de l'azur", déchus et salis par leur contact sur la terre ferme ("Ses ailes de géant l'empêchent de marcher" paraphrase ici les "pieds palmés frottant le pavé sec" regrettant ce "ruisseau sans eau") ; une "majesté" perdue leur est commune.

N. B. : L'assimilation jouera avec ce quatrain extrait de l'Azur mallarméen (où l'on reconnaît des reprises lexicales, de l'ironie à l'indolence), plutôt qu'avec Le vierge, le vivace :

De l'éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
A travers un désert stérile de Douleurs.

Inversement, le processus dissimilateur s'exerce à partir du cygne de Sully Prudhomme : s'il comporte un miroir resplendissant, il est romantiquement associé au "cœur plein de son beau lac natal" dont le cygne de Baudelaire est séparé par le regret nostalgique. De là sa tristesse, redoublée par celle d'Andromaque, "veuve d'Hector", dont les "pleurs" sont censés remplir "ce petit fleuve" ; en revanche le cygne parnassien, bien que romantiquement charmé par "la source qui pleure un éternel absent", reste conjoint à l'euphorie intense de la surface calme des eaux.
Une autre substitution confirme l'inversion évaluative : s'il "Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre", on est cependant ici loin de celle des "neiges d'avril", douces et brillantes ; car chez Baudelaire, il ne s'agit que d'une poussière péjorative.
De là ces "reproches à Dieu", pathétiques et grotesques ; à ce manque d'eau venue du ciel, vacuité donnant lieu à un spectacle pitoyable et disgracieux, dont témoignent les "gestes fous" de l'animal personnifié (toujours comme l'alb'atroce, réécriture du blanc dysphorique), le poème de Sully Prudhomme oppose les isotopies /plénitude/ et /harmonie/ (par la conjonction des couleurs, des éléments, des règnes). Si bien que le syntagme "son cou convulsif tendant sa tête avide" n'a plus rien à voir avec "Il dresse son beau col au-dessus des roseaux", apaisé de ce "désir sans trêve" qui le "ronge" ; son calme sommeil le montre satisfait, d'abord de lui-même.
Enfin, par son bec largement ouvert, d'où émanent des interrogations au style direct - qui déclenchent les commentaires ironiques du poète subjectif - sa personnification paraît excessive si on la compare à celle, feutrée, du cygne parnassien glissant, sculpturalement et impersonnellement.
Sully Prudhomme crée un mythe (bestiaire esthétique), alors que Baudelaire s'en distancie en le dénonçant ("mythe étrange et fatal") par allusion à l'une des Métamorphoses à la manière "d'Ovide" (Zeus séduisant Léda), ou, encore chez les Grecs, par cette identification du cygne à Andromaque, réclamant comme elle à corps et à cri.

C.

Les Parnassiens eux-mêmes ne sont pas exempts de cette distanciation ironique. Tel Banville qui, dans le poème "Les torts du Cygne" (décembre 1861, in Les Exilés, 1867, titre qui fait ouvertement écho à la thématique de Baudelaire) que nous citons in extenso, s'amuse de la dépréciation du blanc volatile émise par ses noirs ennemis.

voici donc la troisième occurrence du miroir argenté, laquelle, au contraire des précédentes, appartient à la situation initiale et paisible d'un récit dialogué et violent. Un élément de métrique converge vers cette opposition : alors que la description de la noblesse calme concordait avec le rythme ample et posé de l'alexandrin (cf. aussi le miroir de Baudelaire ci-dessus), la narration mouvementée requiert en revanche l'usage de l'octosyllabe plus nerveux :

Comme le Cygne allait nageant
Sur le lac au miroir d'argent,
Plein de fraîcheur et de silence,
Les Corbeaux noirs, d'un ton guerrier,
Se mirent à l'injurier
En volant avec turbulence.

"Va te cacher, vilain oiseau!
S'écriaient-ils. Ce damoiseau
Est vêtu de lys et d'ivoire!
Il a de la neige à son flanc!
Il se montre couvert de blanc
Comme un paillasse de la foire!

Il va sur les eaux de saphir,
Laid comme une perle d'Ophir *
Blanc comme le marbre des tombes
Et comme l'aubépine en fleur!
Le fat arbore la couleur
Des boulangers et des colombes!

Pour briller sur ce promenoir,
Que n'a-t-il adopté le noir!
Un fait des plus élémentaires,
C'est que le noir est distingué.
C'est propre, c'est joli, c'est gai;
C'est l'uniforme des notaires.

Cuisinier, garde ton couteau
Pour ce Gille, cher à Wateau!
Accours! et moi-même que n'ai-je
Le bec aigu comme un ciseau
Pour percer le vilain oiseau
Barbouillé de lys et de neige!"

Tel fut leur langage. A son tour
Dans les cieux parut un Vautour
Qui s'en vint déchirer le Cygne
Ivre de joie et de soleil;
Et sur l'onde son sang vermeil
Coula comme une pourpre insigne.

Alors, plus brillant que l'Oeta **
Ceint de neige, l'oiseau chanta,
L'oiseau que sa blancheur décore;
Il chanta la splendeur du jour,
Et tous les antres d'alentour
S'emplirent de sa voix sonore.

Et l'Alouette dans son vol,
Et la Rose et le Rossignol
Pleuraient le Cygne. Mais les Anes
S'écrièrent avec lenteur :
"Que nous veut ce mauvais chanteur ?
Nous avons des airs bien plus crânes."

Il chantait toujours. Et les bois
Frissonnants écoutaient la voix
Pleine d'hymnes et de louanges.
Alors, d'autres êtres ailés
Traversèrent les cieux voilés
D'azur. Ceux-là, c'étaient des Anges.

Ces beaux voyageurs, sans pleurer,
Regardaient le Cygne expirer
Parmi sa pourpre funéraire,
Et, vers l'oiseau du flot obscur
Tournant leur prunelle d'azur,
Ils lui disaient : "Bonsoir, mon frère."
_____________
* Ophir : contrée de l'Orient, passant pour l'Eldorado de l'antiquité.
** Oeta : lieu grec où monta Hercule sur son bûcher.

Ce bestiaire, dont chaque animal est invité à la personnification par la majuscule systématique, apparaît comme la synthèse de diverses sources :

Au-dessus de mon nom on sonne le tocsin.
- Brigand ! incendiaire ! assassin ! assassin ! -
Et nous restons, après cette bataille insigne,
Eux, blancs comme un corbeau, moi, noir comme le cygne.

Sans doute cette figure est-elle à rapporter elle aussi à l'amère ironie du poète victime se voyant, tel le cygne agressé par les corbeaux, injustement volé de sa pureté et sali par eux. La contradiction s'explique dans les deux cas par un décalage d'ordre dialogique entre le narrateur et les médisants, dont il ne reprend évidemment pas les termes dévalorisants.

Dans la même veine romantique, ce cygne blessé n'est pas sans rappeler cet autre oiseau célèbre - avant le condor et l'albatros - que chanta Musset : "La mort du pélican" dans Nuit de Mai (1835), il est vrai dans un cadre familial plutôt rare pour les volatiles poétiques (sauf dans "Les éolides") :

Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux. [...]
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il des mers fouillé la profondeur ;
L'océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur. [...]
Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur. [...]

Néanmoins on observera que, si le pélican est divinisé par son sacrifice paternel, faisant de sa mort ici-bas une reviviscence là-haut, le cygne lui, ne devient in fine un "ange voyageur" que par la médiation du "flot obscur" de "sa pourpre funéraire" : comme chez le Lamartine de "La mort de Socrate" ou du "Poète mourant" (supra), la paire sémique /cessatif/ + /terrestre/ (lieu où l'oiseau immaculé n'a été qu'un innocent martyr) s'inverse en /inchoatif/ + /céleste/ (parmi ces anges qui, contrastivement, le reconnaissent comme un de leurs "frères"). Si bien que le sème /dynamisme/ - corrélé à la paire euphorique précédente - du cygne (dû à son cantique : cf. "hymne, louange") fait-il ressortir a contrario le sème /statisme/ de sa nage initiale dans le miroir qu'exploitera Mallarmé dans l'emprisonnement par la glace.