7 binômes : groupe 1 - groupe 2 - groupe 3 - groupe 4 - groupe 5 - groupe 6 - groupe 7


PREMIER GROUPE : les enjeux de l'incipit : espace, mission, itinéraire global

RUSSES ET TARTARES (chap. 2). Si le czar avait si inopinément quitté les salons du Palais-Neuf, au moment où la fête qu'il donnait aux autorités civiles et militaires et aux principaux notables de Moscou était dans tout son éclat, c'est que de graves événements s'accomplissaient alors au-delà des frontières de l'Oural. On ne pouvait plus en douter, une redoutable invasion menaçait de soustraire à l'autonomie russe les provinces sibériennes.
La Russie asiatique ou Sibérie couvre une aire superficielle de 560.000 lieues et compte environ deux millions d'habitants. Elle s'étend depuis les monts Ourals, qui la séparent de la Russie d'Europe, jusqu'au littoral de l'océan Pacifique. Au sud, c'est le Turkestan et l'Empire chinois qui la délimitent suivant une frontière assez indéterminée ; au nord, c'est l'océan Glacial depuis la mer de Kara jusqu'au détroit de Behring. [...] Cette immense étendue de steppes, qui renferme plus de cent dix degrés de l'ouest à l'est, est à la fois une terre de déportation pour les criminels, une terre d'exil pour ceux qu'un ukase a frappés d'expulsion. [...] Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines, dont quelques-unes sont véritablement d'une extrême fertilité. Aucune voie ferrée ne dessert les mines précieuses qui font, sur de vastes étendues, le sol sibérien plus riche au-dessous qu'au-dessus de sa surface. [...] Une seule communication, électrique, joint les deux frontières ouest et est de la Sibérie au moyen d'un fil [...] C'est ce fil, tendu d'Ekaterinbourg à Nikolaevsk, qui avait été coupé, d'abord en avant de Tomsk, et, quelques heures plus tard, entre Tomsk et Kolyvan. C'est pourquoi le czar, après la communication que venait de lui faire pour la seconde fois le général Kissoff, n'avait-il répondu que par ces seuls mots : "Un courrier à l'instant !" [...]

Le seul agent qui ne craint ni le froid ni le chaud, celui que ni les rigueurs de l'hiver ni les chaleurs de l'été ne peuvent arrêter, qui vole avec la rapidité de la foudre, le courant électrique, ne pouvait plus se propager à travers la steppe, et il n'était plus possible de prévenir le grand-duc, enfermé dans Irkoutsk, du danger dont le menaçait la trahison d'Ivan Ogareff. Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. Il faudrait à cet homme un certain temps pour franchir les 5.200 verstes (5.323 kilomètres) qui séparent Moscou d'Irkoutsk. Il devrait, pour traverser les rangs des rebelles et des envahisseurs, déployer à la fois un courage et une intelligence pour ainsi dire surhumains. Mais, avec de la tête et du coeur, on va loin ! [...]

* Anticipation du parcours par la toponymie : Quand au chap. 1 il est ordonné à propos "du traître Ivan Ogareff" : "Que son signalement soit immédiatement envoyé à Nijni-Novgorod, à Perm, à Ekaterinbourg, à Tioumen, à Ichim, à Omsk, à Elamsk, à Kolyvan, à Tomsk, à tous les postes télégraphiques avec lesquels le fil correspond encore !", voilà énumérées autant de villes étapes, de repères sur la carte, qui jalonnent le voyage.

* En fin de roman, "le faux Michel Strogoff" alias "Ivan Ogareff venait donc, soutenu par une volonté de fer, précipiter par la trahison et par l'assassinat le dénouement du drame de l'invasion. [...] Un soir, le 2 octobre, un conseil de guerre fut tenu dans le grand salon du palais du gouverneur général. C'est là que résidait le grand-duc. [...] - As-tu donc été prisonnier des Tartares ? - Oui, Altesse, pendant quelques jours, répondit Ivan Ogareff. De là vient que, parti le l5 juillet de Moscou, comme l'indique la date de cette
lettre, je ne suis arrivé à Irkoutsk que le 2 octobre, après 79 jours de voyage." Le grand-duc prit la lettre. (chap. 30)
Or, "personne ne pouvait deviner que le prétendu courrier du czar ne fût qu'un traître" (chap. 31, où domine ce mot), tant la vue rétrospective qu'il donne est crédible.

(chap. 3) Michel Strogoff appartenait au corps spécial des courriers du czar, et il avait rang d'officier parmi ces hommes d'élite. Ce qui se sentait particulièrement dans sa démarche, dans sa physionomie, dans toute sa personne, et ce que le czar reconnut sans peine, c'est qu'il était "un exécuteur d'ordres" [- Prends donc cette lettre, de laquelle dépend le salut de toute la Sibérie [...] Va donc, Michel Strogoff, dit-il, va pour Dieu, pour la Russie, pour mon frère et pour moi !]. Il possédait donc l'une des qualités les plus recommandables en Russie, suivant l'observation du célèbre romancier Tourgueniev, qualité qui conduit aux plus hautes positions de l'empire moscovite.
En vérité, si un homme pouvait mener à bien ce voyage de Moscou à Irkoutsk, à travers une contrée envahie, surmonter les obstacles et braver les périls de toutes sortes, c'était, entre tous, Michel Strogoff. Circonstance très favorable à la réussite de ses projets, Michel Strogoff connaissait admirablement le pays qu'il allait traverser, et il en comprenait les divers idiomes, non seulement pour l'avoir déjà parcouru, mais parce qu'il était d'origine sibérienne. [...] - Tu es né ? - À Omsk. - Passeras-tu par Omsk ? - C'est mon chemin, Sire. - Si tu vois ta mère, tu risques d'être reconnu. Il ne faut pas que tu voies ta mère ! Michel Strogoff eut une seconde d'hésitation. - Je ne la verrai pas, dit-il. - Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni où tu vas ! - Je le jure. Mais désobéissance à l'ordre initial du czar que MS continuera à se reprocher chap. 15 : Évidemment, le déplorable hasard qui l'avait mis en présence de sa mère avait trahi son incognito ; chap. 26 : - J'ai manqué à mon serment, Nadia. J'avais juré de ne pas voir ma mère ! J'avais juré, quoi qu'il arrivât, de ne point me trahir !


DEUXIEME GROUPE : en train et en bateau à vapeur, jusqu'à la frontière russe

(chap. 4) Matin du 16 juillet, gare de Moscou : le train dans lequel Michel Strogoff prit place devait le déposer à Nijni-Novgorod. Là s'arrêtait, à cette époque, la voie ferrée [...]. C'était un trajet de 400 verstes environ, et le train allait les franchir en une dizaine d'heures. Michel Strogoff, une fois arrivé à Nijni-Novgorod, prendrait, suivant les circonstances, soit la route de terre, soit les bateaux à vapeur du Volga, afin d'atteindre au plus tôt les montagnes de l'Oural. [...] Les 1.400 premières verstes, mesurant la distance comprise entre Moscou et la frontière russe, ne devaient offrir aucune difficulté.

À la gare de Wladimir, de nouveaux voyageurs montèrent dans le train. Entre autres, une jeune fille se présenta à la portière du compartiment occupé par Michel Strogoff.
* (chap. 6, le pacte :) Il s'approcha alors de la jeune livonienne, et, lui tendant la main : - Soeur… dit-il. Elle comprit ! Elle se leva, comme si quelque soudaine inspiration ne lui eût pas permis d'hésiter ! - Soeur, répéta Michel Strogoff, nous sommes autorisés à continuer notre voyage à Irkoutsk. Viens-tu ? - Je te suis, frère, répondit la jeune fille, en mettant sa main dans la main de Michel Strogoff.
* (chap. 7, le secret :) - Demain, frère, tu sauras pourquoi j'ai quitté les rives de la Baltique pour aller au-delà des monts Ourals. Uni par paraphrase avec :
* (chap. 8, l'aveu :) Je me nomme Nadia Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son
exil.

(chap. 5) Nijni-Novgorod, Novgorod-la-Basse, située au confluent du Volga et de l'Oka, est le chef-lieu du gouvernement de ce nom. C'était là que Michel Strogoff devait abandonner la voie ferrée, qui, à cette époque, ne se prolongeait pas au-delà de cette ville. Ainsi donc, à mesure qu'il avançait, les moyens de communication devenaient d'abord moins rapides, ensuite moins sûrs. Nijni-Novgorod, qui en temps ordinaire ne compte que 30.000 habitants, en renfermait alors plus de 300.000. Cet accroissement était dû à la célèbre foire qui se tient dans ses murs pendant une période de trois semaines. La ville, assez morne d'habitude, présentait donc une animation extraordinaire. [...] Il lui sembla alors, en l'observant bien, qu'il avait affaire à une sorte de bohémien, tel qu'il s'en rencontre dans toutes les foires, et dont il n'est pas agréable de subir le contact ni physique ni moral.

* Moyen de transport contrefactuel, chap. 4 : En homme qui ne craint ni le froid ni la neige, Michel Strogoff eût préféré voyager par la rude saison d'hiver [L'hiver est l'ami du Russe. chap. 9], qui permet d'organiser le traînage sur toute l'étendue du parcours. Alors les difficultés inhérentes aux divers genres de locomotion sont en partie diminuées sur ces immenses steppes nivelées par la neige. Plus de cours d'eau à franchir. Partout la nappe glacée sur laquelle le traîneau glisse facilement et rapidement.
* Et chap. 5 : il apprit que le Caucase - nom du steam-boat et non de la région, chap. 2 : "Les Tartares, qui menaçaient alors l'empire russe, étaient de race caucasique et occupaient plus particulièrement le Turkestan" - ne partait pour Perm que le lendemain [le 17 juillet], à midi. Dix-sept heures à attendre ! c'était fâcheux pour un homme aussi pressé, et, cependant, il lui fallut se résigner. Ce qu'il fit, car il ne récriminait jamais inutilement. D'ailleurs, dans les circonstances actuelles, aucune voiture, télègue ou tarentass, berline ou cabriolet de poste, ni aucun cheval ne l'eût conduit plus vite, soit à Perm, soit à Kazan.

(chap. 7) Le Volga, le Rha des anciens, est considéré comme le fleuve le plus considérable de toute l'Europe, et son cours n'est pas inférieur à 4.000 verstes. [...] On a assez justement comparé l'ensemble des canaux et fleuves russes à un arbre gigantesque dont les branches se ramifient sur toutes les parties de l'empire. C'est le Volga qui forme le tronc de cet arbre, et il a pour racines 70 embouchures qui s'épanouissent sur le littoral de la mer Caspienne. [...] Il est vrai que ces steam-boats n'ont qu'à descendre le Volga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitesse propre. Mais, lorsqu'ils sont arrivés au confluent de la Kama, un peu au-dessous de Kazan, ils sont forcés d'abandonner le fleuve pour la rivière, dont ils doivent alors remonter le cours jusqu'à Perm. Donc, tout compte établi, et bien que sa machine fût puissante, le Caucase ne devait pas faire plus de 16 verstes à l'heure. En réservant une heure d'arrêt à Kazan [atteint le 18 au matin], le voyage de Nijni-Novgorod à Perm devait donc durer 60 à 62 heures environ. [vraisemblable recherché par le texte réaliste]


TROISIEME GROUPE : franchissement de la barrière naturelle en voiture de poste

(chap. 9) Le lendemain, 19 juillet, le Caucase s'arrêtait au débarcadère de Perm, dernière station qu'il desservît sur la Kama. Ce gouvernement, dont Perm est la capitale, est l'un des plus vastes de l'empire russe, et, franchissant les monts Ourals, il empiète sur le territoire de la Sibérie. Carrières de marbre, salines, gisements de platine et d'or, mines de charbon y sont exploités sur une grande échelle. En attendant que Perm, par sa situation, devienne une ville de premier ordre, elle est fort peu attrayante, très sale, très boueuse et n'offre aucune ressource.

Fiche descriptive de l'hippomobile utilisé : Michel Strogoff, voulant aller rapidement, sans dépendre de personne, n'aurait pas pris la malle-poste. Il préférait, avec raison, acheter une voiture et courir de relais en relais [...] Quant aux chevaux, tant que le courrier du czar ne serait pas en Sibérie, il pourrait sans danger exhiber son podaroshna [au nom du négociant Korpanoff], et les maîtres de poste attelleraient pour lui de préférence. Mais à quel genre de véhicule atteler ces chevaux ? À une télègue ou à un tarentass ? La télègue n'est qu'un véritable chariot découvert, à quatre roues, dans la confection duquel il n'entre absolument que du bois. Roues, essieux, chevilles, caisse, brancards, les arbres du voisinage ont tout fourni, et l'ajustement des diverses pièces dont la télègue se compose n'est obtenu qu'au moyen de cordes grossières. Rien de plus primitif, rien de moins confortable, mais aussi rien de plus facile à réparer, si quelque accident se produit en route. [...] Michel Strogoff aurait bien été forcé d'employer la télègue, s'il n'eût été assez heureux pour découvrir un tarentass. Ce n'est pas que ce dernier véhicule soit le dernier mot du progrès de l'industrie carrossière. Les ressorts lui manquent aussi bien qu'à la télègue ; le bois, à défaut du fer, n'y est pas épargné ; mais ses quatre roues, écartées de huit à neuf pieds à l'extrémité de chaque essieu, lui assurent un certain équilibre sur des routes cahoteuses et trop souvent dénivelées. Un garde-crotte protège ses voyageurs contre les boues du chemin, et une forte capote de cuir, pouvant se rabaisser et le fermer presque hermétiquement, en rend l'occupation moins désagréable par les grandes chaleurs et les violentes bourrasques de l'été.

- Non ! des aigles, répondit Michel Strogoff, qui comprenait parfaitement l'argot des iemschiks, des aigles, entends-tu, à neuf kopeks par verste, le pourboire en sus ! Un joyeux claquement de
fouet lui répondit. Le ”corbeau”, dans la langue des postillons russes, c'est le voyageur avare ou indigent, qui, aux relais de paysans, ne paye les chevaux qu'à deux ou trois kopeks par verste. L'”aigle”, c'est le voyageur qui ne recule pas devant les hauts prix, sans compter les généreux pourboires. Aussi le corbeau ne peut-il avoir la prétention de voler aussi rapidement que l'oiseau impérial. (soit : 'aigle' /rapidité/ => CAUSE : /libéralité/ vs 'corbeau' /lenteur/ => CAUSE : /avarice/) [...] - Allez, mes colombes ! répétait l'iemschik. Allez, gentilles hirondelles ! Volez, mes petits pigeons ! (vs - Va donc, escargot du diable ! Malheur à toi, limace ! Je t'écorcherai vive, tortue !) [...] Quoi qu'il en soit de ces façons de conduire, qui exigent plus de solidité au gosier que de vigueur au bras des iemschiks, le tarentass volait sur la route et dévorait de 12 à 14 verstes à l'heure. Michel Strogoff était habitué à ce genre de véhicule et à ce mode de transport. Ni les soubresauts, ni les cahots ne pouvaient l'incommoder. [...] Michel Strogoff veilla toute la nuit. [...] Le lendemain, 20 juillet, vers huit heures du matin, les premiers profils des monts Ourals se dessinèrent dans l'est. [distribution différente des connexes iemschik - fouet - knout]

(chap. 10). Qu'on les appelle de ce nom d'Ourals, qui est d'origine tartare, ou de celui de Poyas, suivant la dénomination russe, ils sont justement nommés, puisque ces deux noms signifient ”ceinture” dans les deux langues. Nés sur le littoral de la mer Arctique, ils vont mourir sur les bords de la Caspienne. Telle était la frontière que Michel Strogoff devait franchir pour passer de Russie en Sibérie, et, on l'a dit, en prenant la route qui va de Perm à Ekaterinbourg [300 verstes], située sur le versant oriental des monts Ourals, il avait agi sagement. C'était la voie la plus facile et la plus sûre, celle qui sert au transit de tout le commerce de l'Asie centrale.


QUATRIEME GROUPE : d'Ekaterinbourg à la noyade dans l'Irtyche

(chap. 12) Ekaterinbourg [le 21 juillet], géographiquement, est une ville d'Asie, car elle est située au-delà des monts Ourals, sur les dernières pentes orientales de la chaîne. Néanmoins, elle dépend du gouvernement de Perm, et, par conséquent, elle est comprise dans une des grandes divisions de la Russie d'Europe. Cet empiétement administratif doit avoir sa raison d'être. C'est comme un morceau de la Sibérie qui reste entre les mâchoires russes. Ni Michel Strogoff ni les deux correspondants ne pouvaient être embarrassés de trouver des moyens de locomotion dans une ville aussi considérable, fondée depuis 1723. À Ekaterinbourg, s'élève le premier Hôtel des monnaies de tout l'empire ; là est concentrée la direction générale des mines. Cette ville est donc un centre industriel important, dans un pays où abondent les usines métallurgiques et autres exploitations où se lavent le platine et l'or.

Jusqu'à Tioumen [bourg atteint le 22 juillet à une heure] et même jusqu'à Novo-Saimsk [atteint à minuit], cette route devait être assez accidentée, car elle se développait encore sur ces capricieuses ondulations du sol qui donnent naissance aux premières pentes de l'Oural. Mais, après l'étape de Novo-Saimsk, commençait l'immense steppe, qui s'étend jusqu'aux approches de Krasnoiarsk, sur un espace de 1.700 verstes environ. [...] Tioumen, dont la population normale est de dix mille habitants, en comptait alors le double. Cette ville, premier centre industriel que les Russes créèrent en Sibérie, dont on remarque les belles usines métallurgiques et la fonderie de cloches, n'avait jamais présenté une telle animation.

Après le "fouet de la bourrasque" de l'Oural, le titre du chap. 12 une provocation s'explique par rapport à un voyageur anonyme et violent, au relais d'Ichim [le 23 juillet] : "- Qu'on dételle ce tarentass, s'écria-t-il avec un geste de menace, et que les chevaux soient mis à ma berline ! Le maître de poste, très embarrassé, ne savait à qui obéir, et il regardait Michel Strogoff, dont c'était évidemment le droit de résister aux injustes exigences du voyageur. Michel Strogoff hésita un instant. Il ne voulait pas faire usage de son podaroshna, qui eût attiré l'attention sur lui [...] Le voyageur s'avança alors vers Michel Strogoff, [...] et, avant qu'on eût pu le retenir, le manche de son fouet frappa l'épaule de Michel Strogoff. À cette insulte, Michel Strogoff pâlit affreusement. Ses mains se levèrent toutes ouvertes, comme si elles allaient broyer ce brutal personnage. Mais, par un suprême effort, il parvint à se maîtriser. Un duel, c'était plus qu'un retard, c'était peut-être sa mission manquée ! - Te battras-tu, maintenant, lâche ? répéta le voyageur, en ajoutant la grossièreté à la brutalité. - Non !"

(chap. 13) Le lendemain, 24 juillet, à huit heures du matin, le tarentass était attelé de trois vigoureux chevaux. [...] Aux divers relais où il s'arrêta pendant cette journée, Michel Strogoff put constater que la berline le précédait toujours sur la route d'Irkoutsk, et que le voyageur, aussi pressé que lui, ne perdait pas un instant en traversant la steppe. À quatre heures du soir, 75 verstes plus loin, à la station d'Abatskaia, la rivière d'Ichim, l'un des principaux affluents de l'Irtyche, dut être franchie. [par bac, comme le Tobol, le 22, et comme l'Irtyche le 25] [...] En effet, deux heures furent employées - ce qui exaspéra Michel Strogoff, d'autant plus que les bateliers lui donnèrent d'inquiétantes nouvelles de l'invasion tartare.

Le lendemain, 25 juillet, à trois heures du matin, le tarentass arrivait au relais de poste de Tioukalinsk, après avoir franchi une distance de 120 verstes depuis le passage de l'Ichim. On relaya rapidement. Cependant, et pour la première fois, l'iemschik fit quelques difficultés pour partir, affirmant que des détachements tartares battaient la steppe, et que voyageurs, chevaux et voitures seraient de bonne prise pour ces pillards. [...] Enfin, le tarentass partit, et fit si bien diligence qu'à trois heures du soir, 80 verstes plus loin, il atteignait Koulatsinskoë. Puis, une heure après, il se trouvait sur les bords de l'Irtyche. Omsk n'était plus qu'à une vingtaine de verstes. C'est un large fleuve que l'Irtyche, et l'une des principales artères sibériennes qui roulent leurs eaux vers le nord de l'Asie. Né sur les monts Altaï, il se dirige obliquement du sud-est au nord-ouest et va se jeter dans l'Obi, après un parcours de près de 7.000 verstes. À cette époque de l'année, qui est celle de la crue des rivières de tout le bassin sibérien, le niveau des eaux de l'Irtyche était excessivement élevé. Par suite, le courant, violemment établi, presque torrentiel, rendait assez difficile le passage du fleuve. Un nageur, si bon qu'il fût, n'aurait pu le franchir, et, même au moyen d'un bac, cette traversée de l'Irtyche n'était pas sans offrir quelque danger.

(précédant l'épisode dramatique de la piraterie tartare : "- Viens, Nadia ! s'écria Michel Strogoff, prêt à se jeter par-dessus le bord. La jeune fille allait le suivre, quand Michel Strogoff, frappé d'un coup de lance, fut précipité dans le fleuve. Le courant l'entraîna, sa main s'agita un instant au-dessus des eaux, et il disparut. Nadia avait poussé un cri, mais, avant qu'elle eût le temps de se jeter à la suite de Michel Strogoff, elle était saisie, enlevée, et déposée dans une des barques." Le général Kissoff au chap. 1 avait prévenu, en associant la première occ. de "tartar-", menace latente, aux deux fleuves : "nous avons la certitude, à l'heure qu'il est, que les Tartares ne se sont pas avancés au-delà de l'Irtyche et de l'Obi.")


CINQUIEME GROUPE : dangers d'Omsk, de la Baraba, de l'Obi et de Kolyvan

MÈRE ET FILS (chap. 14). Omsk est la capitale officielle de la Sibérie occidentale. [...] Omsk, à proprement parler, se compose de deux villes distinctes, l'une qui est uniquement habitée par les autorités et les fonctionnaires, l'autre où demeurent plus spécialement les marchands sibériens, bien qu'elle soit peu commerçante cependant. Cette ville compte environ douze à treize mille habitants. Elle est défendue par une enceinte flanquée de bastions, mais ces fortifications sont en terre, et elles ne pouvaient la protéger que très insuffisamment. Aussi les Tartares, qui le savaient bien, tentèrent-ils à cette époque de l'enlever de vive force, et ils y réussirent après quelques jours d'investissement. [...] Or, quand Michel Strogoff arriva sur les bords de l'Irtyche, Ivan Ogareff était déjà maître d'Omsk.

* Transition (dilatoire) de cette description hors chronologie avec le sort du héros : Michel Strogoff recueilli durant 3 jours sur les bords de l'Irtyche par "le généreux moujik", cet informateur qui permet cette révélation a posteriori : - Quel est cet officier ? demanda Michel Strogoff en se retournant vers le moujik. - C'est Ivan Ogareff [...] - Lui ! s'écria Michel Strogoff, auquel ce mot échappa avec un accent de rage qu'il ne put maîtriser.
* Relayé par le narrateur omniscient qui fournit cette explication rétrospective : Il venait de reconnaître dans
cet officier le voyageur qui l'avait frappé au relais d'Ichim ! Et, fût-ce une illumination de son esprit, ce voyageur, bien qu'il n'eût fait que l'entrevoir, lui rappela en même temps le vieux tsigane, dont il avait surpris les paroles au marché de Nijni-Novgorod. Michel Strogoff ne se trompait pas. Ces deux hommes n'en faisaient qu'un. C'était sous le vêtement d'un tsigane qu'Ivan Ogareff avait pu quitter la province de Nijni-Novgorod, où il était allé chercher, parmi les étrangers si nombreux que la foire avait amenés de l'Asie centrale, les affidés qu'il voulait associer à l'accomplissement de son oeuvre maudite. [...] C'était lui qui voyageait à bord du Caucase avec toute la bande bohémienne, c'était lui qui, par cette autre route de Kazan à Ichim à travers l'Oural, avait gagné Omsk, où maintenant il commandait en maître. (Cette reconnaissance - pic de "reconn-" en ce chap. 14 - s'explique d'autant mieux qu'elle succède à la rétrospection au chap. 13 sur l'événement ayant une répercussion mentale : Toutefois, il éprouva alors un insurmontable besoin de savoir quel était cet homme qui l'avait frappé, d'où il venait, où il allait. Quant à sa figure, les traits en étaient si bien gravés dans sa mémoire, qu'il ne pouvait craindre de les oublier jamais.)

(chap. 15) - C'était le 29 juillet, à huit heures du soir, que Michel Strogoff avait quitté Omsk [à cheval]. Cette ville se trouve à peu près à mi-route de Moscou à Irkoutsk, où il lui fallait arriver sous dix jours, s'il voulait devancer les colonnes tartares.
- À minuit, il avait franchi 70 verstes et s'arrêtait à la station de Koulikovo. Mais là, ainsi qu'il le craignait, il ne trouva ni chevaux, ni voitures. Quelques détachements tartares avaient dépassé la grande route de la steppe. Tout avait été volé ou réquisitionné, soit dans les villages, soit dans les maisons de poste. [...] Ah ! si toute cette contrée sibérienne eût été envahie par la nuit polaire, cette nuit permanente de plusieurs mois ! Il en était à le désirer, pour la franchir plus sûrement.
- Le 30 juillet, à neuf heures du matin, Michel Strogoff dépassait la station de Touroumoff et se jetait dans la contrée marécageuse de la Baraba. [...] Le sol de cette vaste dépression est entièrement argileux, par conséquent imperméable, de telle sorte que les eaux y séjournent et en font une région très difficile à traverser pendant la saison chaude [...], le marais redevient fangeux, pestilentiel, impraticable même, lorsque le niveau des eaux est trop élevé.
(Michel Strogoff, galopant entre ces taillis de joncs, n'était plus visible des marais qui bordaient la route. Les grandes herbes montaient plus haut que lui, et son passage n'était marqué que par le vol d'innombrables
oiseaux aquatiques, qui se levaient sur la lisière du chemin et s'éparpillaient par groupes criards dans les profondeurs du ciel. [...] Les voyageurs obligés de traverser la Baraba, pendant l'été, ont le soin de se munir de masques de crins, auxquels se rattache une cotte de mailles en fil de fer très ténu, qui leur couvre les épaules. Malgré ces précautions, il en est peu qui ne ressortent de ces marais sans avoir la figure, le cou, les mains, criblés de points rouges. L'atmosphère semble y être hérissée de fines aiguilles, et on serait fondé à croire qu'une armure de chevalier ne suffirait pas à protéger contre le dard de ces insectes diptères. [...] Le cheval de Michel Strogoff, talonné par ces venimeux diptères, bondissait comme si les molettes de mille éperons lui fussent entrées dans le flanc. Pris d'une rage folle, il s'emportait, il s'emballait, il franchissait verste sur verste, avec la vitesse d'un express, se battant les flancs de sa queue, cherchant dans la rapidité de sa course un adoucissement à son supplice.)
- 90 verstes furent ainsi franchies depuis Touroumoff, et le 30 juillet, à quatre heures du soir, Michel Strogoff, insensible à toute fatigue, arrivait à Elamsk.
- Le surlendemain, 1er août, 120 verstes plus loin, à midi, Michel Strogoff arrivait au bourg de Spaskoë, et, à deux heures, il faisait halte à celui de Pokrowskoë.
- Toujours courant à travers le sol à demi inondé, le 2 août, à quatre heures du soir, après une étape de 75 verstes, il atteignit Kamsk. Le pays avait changé. Cette petite bourgade de Kamsk est comme une île, habitable et saine, située au milieu de l'inhabitable contrée. Elle occupe le centre même de la Baraba. Là, grâce aux assainissements obtenus par la canalisation du Tom, affluent de l'Irtyche qui passe à Kamsk, les marécages pestilentiels se sont transformés en pâturages de la plus grande richesse.
- Le lendemain matin, à six heures, Michel Strogoff repartit avec l'intention de faire dans cette journée les 80 verstes qui séparent Kamsk du hameau d'Oubinsk. [...] laissa son cheval reposer pendant toute la nuit, car il voulait, dans la journée suivante, enlever sans débrider les 100 verstes qui se développent entre Oubinsk et Ikoulskoë.
- Le soir, à neuf heures, Michel Strogoff, arrivé à Ikoulskoë, s'y arrêta pendant toute la nuit. [...] Karguinsk, qu'il dépassa le lendemain [5 août] [...] Enfin, vers trois heures et demie du soir, après avoir dépassé la station de Kargatsk, il quittait les dernières dépressions de la Baraba, et le sol dur et sec du territoire sibérien sonnait de nouveau sous le pied de son cheval. [vraisemblable]

(chap. 16, le 6 août) Une assez profonde obscurité, à minuit, enveloppa la steppe. [...] Michel Strogoff, ayant mis pied à terre, cherchait à reconnaître exactement la direction de la route, lorsqu'il lui sembla entendre un murmure confus qui venait de l'ouest. [...] La conversation continua entre les deux officiers, et Michel Strogoff crut comprendre qu'aux environs de Kolyvan un engagement était imminent entre les troupes moscovites venant du nord et les troupes tartares. Un petit corps russe de deux mille hommes, signalé sur le cours inférieur de l'Obi, venait à marche forcée vers Tomsk. Si cela était, ce corps, qui allait se trouver aux prises avec le gros des troupes de Féofar-Khan, serait inévitablement anéanti, et la route d'Irkoutsk appartiendrait tout entière aux envahisseurs. Quant à lui-même, Michel Strogoff apprit que sa tête était mise à prix, et qu'ordre était donné de le prendre mort ou vif.

(précédant l'épisode dramatique de la traversée : Il était une heure du matin. Il fallait profiter de l'obscurité que l'aube allait chasser bientôt [...] Le jour commençait à se faire alors, et les objets devenaient visibles dans un plus large rayon. [...] - Courage, mon brave cheval ! s'écria Michel Strogoff. Allons ! Un dernier effort ! Et il se précipita dans le fleuve, qui mesurait en cet endroit une demi-verste de largeur. [...] Mais, à ce moment, le pendja-baschi, saisissant son fusil, visa avec soin le fugitif, qui se trouvait déjà au milieu du courant. Le coup partit, et le cheval de Michel Strogoff, frappé au flanc, s'engloutit sous son maître. Celui-ci se débarrassa vivement de ses étriers, au moment où l'animal disparaissait sous les eaux du fleuve. Puis, plongeant à propos au milieu d'une grêle de balles, il parvint à atteindre la rive droite du fleuve et disparut dans les roseaux qui hérissaient la berge de l'Obi.)

(chap. 17) Une fois sur un terrain plus solide, Michel Strogoff arrêta ce qu'il convenait de faire. Ce qu'il voulait avant tout, c'était éviter Tomsk, occupée par les troupes tartares. Néanmoins, il lui fallait gagner quelque bourgade, et au besoin quelque relais de poste, où il pût se procurer un cheval. Ce cheval trouvé, il se jetterait en dehors des chemins battus, et il ne reprendrait la route d'Irkoutsk qu'aux environs de Krasnoiarsk. À partir de ce point, s'il se hâtait, il espérait trouver la voie libre encore, et il pourrait descendre au sud-est les provinces du lac Baïkal. Tout d'abord, Michel Strogoff commença par s'orienter. À deux verstes en avant, en suivant le cours de l'Obi, une petite ville, pittoresquement étagée, s'élevait sur une légère intumescence du sol. Quelques églises, à coupoles byzantines, coloriées de vert et d'or, se profilaient sur le fond gris du ciel. C'était Kolyvan...

(Il se précipita donc vers cette maison, distante d'une demi-verste au plus. En s'en approchant, il reconnut que cette maison était un poste télégraphique. [...] Michel Strogoff, surpris à l'improviste au moment où il allait s'élancer par la fenêtre, tombait entre les mains des Tartares ! - Fin de la première partie.)


SIXIEME GROUPE : de Tomsk au Dinka via Krasnoiarsk : tortures et errance

(chap. 18) À une journée de marche de Kolyvan, quelques verstes en avant du bourg de Diachinsk, s'étend une vaste plaine que dominent quelques grands arbres, principalement des pins et des cèdres. Cette portion de la steppe est ordinairement occupée, pendant la saison chaude, par des Sibériens pasteurs, et elle suffit à la nourriture de leurs nombreux troupeaux. Mais, à cette époque, on y eût vainement cherché un seul de ces nomades habitants. Non pas que cette plaine fût déserte. Elle présentait, au contraire, une extraordinaire animation. Là, en effet, se dressaient les tentes tartares, là campait Féofar-Khan, le farouche émir de Boukhara, et c'est là que le lendemain, 7 août, furent amenés les prisonniers faits à Kolyvan, après l'anéantissement du petit corps russe. [...] Quatre jours se passèrent, pendant lesquels l'état de choses ne fut aucunement modifié. [...] Dans la matinée du 12 août, Ivan Ogareff, suivi de plusieurs milliers d'hommes, faisait son entrée au camp tartare.

(chap. 19 : Au moment où Ivan Ogareff parut, les grands dignitaires demeurèrent assis sur leurs coussins festonnés d'or ; mais Féofar se leva d'un riche divan qui occupait le fond de la tente, dont le sol disparaissait sous l'épaisse moquette d'un tapis boukharien. [...] s'adressant à Ivan Ogareff : - Je n'ai point à t'interroger, dit-il, parle, Ivan. Tu ne trouveras ici que des oreilles bien disposées à t'entendre. - Takhsir, répondit Ivan Ogareff, le temps n'est pas aux inutiles paroles. Ce que j'ai fait, à la tête de tes troupes, tu le sais. Les lignes de l'Ichim et de l'Irtyche sont maintenant en notre pouvoir, et les cavaliers turcomans peuvent baigner leurs chevaux dans leurs eaux devenues tartares. Les hordes kirghises se sont soulevées à la voix de Féofar-Khan, et la principale route sibérienne t'appartient depuis Ichim jusqu'à Tomsk. Tu peux donc pousser tes colonnes aussi bien vers l'orient où le soleil se lève, que vers l'occident où il se couche.)

(chap. 20) Michel Strogoff ne pouvait donc soupçonner dans ce convoi la présence de sa mère et de Nadia, pas plus que celles-ci ne pouvaient soupçonner la sienne. Ce voyage, du camp à Tomsk, fait dans ces conditions,
sous le fouet des soldats, fut mortel pour un grand nombre, terrible pour tous. On allait à travers la steppe, sur une route rendue plus poussiéreuse encore par le passage de l'émir et de son avant-garde. Ordre avait été donné de marcher vite. Les haltes, très courtes, étaient rares. Ces 150 verstes à franchir sous un soleil ardent, si rapidement qu'elles fussent parcourues, devaient sembler interminables ! C'est une contrée stérile que celle qui s'étend sur la droite de l'Obi jusqu'à la base de ce contrefort, détaché des monts Sayansk, dont l'orientation est nord et sud. À peine quelques buissons maigres et brûlés rompent-ils çà et là la monotonie de l'immense plaine. Il n'y a pas de culture, parce qu'il n'y a pas d'eau, et c'est l'eau qui manqua le plus aux prisonniers, altérés par une marche pénible. [...] Enfin, le 15 août, à la tombée du jour, le convoi atteignit la petite bourgade de Zabédiero, à une trentaine de verstes de Tomsk.

(chap. 21) Tomsk est la plus considérable ville de ce territoire qui confine aux monts Altaï, c'est-à-dire à la frontière chinoise du pays des Khalkas. Sur les pentes de ces montagnes roulent incessamment, jusque dans la vallée du Tom,
le platine, l'or, l'argent, le cuivre, le plomb aurifère. Le pays étant riche, la ville l'est aussi, car elle est au centre d'exploitations fructueuses. Aussi, le luxe de ses maisons, de ses ameublements, de ses équipages, peut-il rivaliser avec celui des grandes capitales de l'Europe. [...] Tomsk, qui compte 25.000 habitants, est pittoresquement étagée sur une longue colline dont l'escarpement est assez raide. Mais la plus jolie ville du monde en devient la plus laide, lorsque les envahisseurs l'occupent. Qui eût voulu l'admirer à cette époque ? Défendue par quelques bataillons de Cosaques à pied qui y résident en permanence, elle n'avait pu résister à l'attaque des colonnes de l'émir. [...] C'était à Tomsk que l'émir allait recevoir ses troupes victorieuses. Une fête avec chants, danses et fantasias, et suivie de quelque bruyante orgie, devait être donnée en leur honneur. [...] Mais une pénible cérémonie allait précéder les divertissements.

(chap. 22) L'exécuteur parut. Cette fois, il tenait son sabre nu à la main, et ce sabre, chauffé à blanc, il venait de le retirer du réchaud où brûlaient les charbons parfumés. Michel Strogoff allait être aveuglé suivant la coutume tartare, avec une lame ardente, passée devant ses yeux ! Plus rien n'existait à ses yeux que sa mère, qu'il dévorait alors du regard ! Toute sa vie était dans cette dernière vision ! [...] - Nadia ! - Viens ! frère, répondit Nadia. Mes yeux seront tes yeux désormais, et c'est moi qui te conduirai à Irkoutsk !
Cf. la densité du champ lexical de l'oeil au chap. 23 : Je serai le chien de l'aveugle ! se dit-elle. [...] Si Michel Strogoff avait pu la voir, il aurait lu dans ce beau regard désolé l'expression d'un dévouement et d'une tendresse infinis. Les paupières de l'aveugle, rougies par la lame incandescente, recouvraient à demi ses yeux, absolument secs. La sclérotique en était légèrement plissée et comme racornie, la pupille singulièrement agrandie ; l'iris semblait d'un bleu plus foncé qu'il n'était auparavant ; les cils et les sourcils étaient en partie brûlés ; mais, en apparence du moins, le regard si pénétrant du jeune homme ne semblait avoir subi aucun changement. S'il n'y voyait plus, si sa cécité était complète, c'est que la sensibilité de la rétine et du nerf optique avait été radicalement détruite par l'ardente chaleur de l'acier.

* Soit un "épouvantable supplice, familier aux barbares de l'Asie centrale" (chap. 21) qui préfigure celui de Nicolas Pigassof, conducteur russe dévoué, victime du "
supplice horrible" de "l'atroce coutume tartare" (fin chap. 26). Lié aussi à MS par sa mission en lui avouant "J'étais l'employé chargé des transmissions du poste télégraphique de Kolyvan" (chap. 23), l'ayant frappé par "tant de placidité au milieu de ces terribles conjonctures" (chap. 17).
* Dans la série, cf. encore celui des diptères (qui donnent lieu à la comparaison chap. 20 : "Les cavaliers tartares pullulaient, et, parfois, il semblait qu'ils sortissent de terre, comme ces insectes nuisibles qu'une pluie d'orage fait fourmiller à la surface du sol"), mais aussi le "supplice" du knout pour la mère Strogoff qui a conduit son fils à se dénoncer, chap. 20, le 16 août : Michel Strogoff était là ! Il avait bondi devant cette horrible scène ! Si, au relais d'Ichim, il s'était contenu lorsque le fouet d'Ivan Ogareff l'avait atteint, ici, devant sa mère qui allait être frappée, il n'avait pu se maîtriser. [...] - Ah ! fit-il, l'homme d'Ichim ? - Lui-même ! dit Michel Strogoff. Et, levant le knout, il en déchira la figure d'Ivan Ogareff. - Coup pour coup ! dit-il. C'est donc la vengeance, retardée depuis Ichim, au chap. 12

Suite à l'épreuve du knout : La
lettre aux armes impériales fut trouvée sur la poitrine de Michel Strogoff, qui n'avait pas eu le temps de la détruire, et on la remit à Ivan Ogareff.
Celle-là même qu'il conservait intacte après sa noyade dans l'Irtyche (chap. 14 : portant la main à son vêtement, il sentit la lettre impériale, toujours serrée sur sa poitrine. Il respira), ou qui lui donnait son énergie pour sa mission, chap. 15 : Et, quand ses regards tombaient sur la lettre revêtue du cachet impérial - cette lettre, qui sans doute contenait le remède à tant de maux, le salut de tout ce pays déchiré par la guerre -, Michel Strogoff sentait en lui comme un désir farouche de s'élancer à travers la steppe, de franchir à vol d'oiseau la distance qui le séparait d'Irkoutsk, d'être aigle pour s'élever au-dessus des obstacles, d'être ouragan pour passer à travers les airs avec une rapidité de 100 verstes à l'heure, d'arriver enfin en face du grand-duc et de lui crier : ”Altesse, de la part de Sa Majesté le czar !”

(chap. 23) Comment Nadia put-elle supporter les fatigues de cette nuit du 16 au 17 août ? [...] Mais il n'en est pas moins vrai que le lendemain matin, douze heures après leur départ de Tomsk, Michel Strogoff et elle atteignaient le bourg de Sémilowskoë.
Fiche technique sur un nouvel hippomobile : La charrette arriva bientôt au tournant de la route. C'était un
véhicule fort délabré, pouvant à la rigueur contenir trois personnes, ce qu'on appelle dans le pays une kibitka. Ordinairement, la kibitka est attelée de trois chevaux, mais celle-ci n'était traînée que par un seul cheval à long poil, à longue queue, et auquel son sang mongol assurait vigueur et courage. [...]
Peut-être alors, en regardant bien, eût-on vu la main de Michel Strogoff chercher les guides du cheval et lui faire prendre une allure plus rapide. [...] C'est ainsi que l'on traversa la rivière d'Ichimsk, les bourgades d'Ichimskoë, Berikylskoë, Kuskoë, Mariinsk, Bogotowlskoë. La route se développait tantôt à travers d'immenses landes, qui laissaient un champ vaste aux regards, tantôt sous d'épaisses et interminables forêts de sapins, dont on croyait ne jamais sortir. Tout était désert. Les bourgades étaient presque entièrement abandonnées. Les paysans avaient fui au-delà de l'Yeniseï, estimant que ce large fleuve arrêterait peut-être les Tartares. Le 22 août, la kibitka atteignit le bourg d'Atchinsk, à 380 verstes de Tomsk. 120 verstes la séparaient encore de Krasnoiarsk.

(chap. 24) - Le 23 août, à là tombée du jour, la kibitka arrivait
en vue de Krasnoiarsk... déserte. Il n'y avait plus un être vivant dans cette ville, naguère si vivante !
- Le 26 août, avant l'aube, la kibitka, réattelée, traversait le parc de bouleaux pour atteindre la berge de l'Yeniseï. [...] Ces grands cours d'eau du territoire sibérien, sur lesquels aucun pont n'est jeté encore, sont de sérieux obstacles à la facilité des communications. [...] - Et le radeau ? - Ce sera la kibitka elle-même, qui est assez légère pour flotter. D'ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval, avec ces outres. - Bien imaginé, petit père, s'écria Nicolas, et, Dieu aidant, nous arriverons à bon port… peut-être pas en droite ligne, car le courant est rapide ! - Qu'importe ! répondit Michel Strogoff. Passons d'abord, et nous saurons bien retrouver la route d'Irkoutsk au-delà du fleuve. [...] Tant que la kibitka suivit le fil des eaux, cela alla bien, et, au bout de quelques minutes, elle avait dépassé les quais de Krasnoiarsk. Elle dérivait vers le nord, et il était déjà évident qu'elle n'accosterait l'autre rive que bien en aval de la ville.

(chap. 25) Michel Strogoff pouvait enfin croire que la route était libre jusqu'à Irkoutsk. Il avait devancé les Tartares, retenus à Tomsk, et lorsque les soldats de l'émir arriveraient à Krasnoiarsk, ils ne trouveraient plus qu'une ville abandonnée. Là, aucun moyen de communication immédiat entre les deux rives de l'Yeniseï. Donc, retard de quelques jours, jusqu'au moment où un pont de bateaux, difficile à établir, leur livrerait passage.
- Le 28 août, les voyageurs dépassaient le bourg de Balaisk, à 80 verstes de Krasnoiarsk, et le 29, celui de Ribinsk, à 40 verstes de Balaisk.
- Après avoir franchi la petite rivière de Biriousa, la kibitka atteignit Biriousinsk dans la matinée du 4 septembre.
- Le 6 septembre, à midi, la kibitka fit halte au bourg d'Alsalevsk, aussi désert que l'était toute la contrée environnante.
- Enfin, dans la journée du 8 septembre, la kibitka reprit sa marche. D'ailleurs, si Nicolas eût voulu rendre les derniers devoirs à tous les morts qu'il allait maintenant rencontrer sur la grande route sibérienne, il n'aurait pu y suffire ! Aux approches de Nijni-Oudinsk, ce fut par vingtaines que l'on trouva de ces corps, étendus sur le sol. [...] un coup de feu retentit, une douzaine de cavaliers se jetaient sur la route, et la kibitka était entourée. Michel Strogoff, Nadia et Nicolas étaient prisonniers et entraînés rapidement vers Nijni-Oudinsk.
- Bientôt, ces soldats, par un raffinement de barbarie, eurent l'idée d'échanger ce cheval que montait Michel Strogoff pour un autre qui était aveugle. [...] À un certain moment, dans la journée du 10 septembre,
le cheval aveugle s'emporta et courut droit à une fondrière, profonde de trente à quarante pieds, qui bordait la route. [...] Lorsqu'on alla le relever, Michel Strogoff, ayant pu se jeter hors de selle, n'avait aucune blessure, mais le malheureux cheval était rompu de deux jambes et hors de service.
(à comparer avec chap. 10 : "Les chevaux, repoussés par les rafales, se cabraient, et leur conducteur ne pouvait parvenir à les calmer. Les malheureuses bêtes, aveuglées par les décharges électriques, épouvantées par les éclats incessants de la foudre").
- Le lendemain, 11 septembre, le détachement franchissait la bourgade de Chibarlinskoë. [...] La corde qui attachait Michel Strogoff, rongée par lui, se brisa dans l'élan inattendu du cheval, et son cavalier, à demi ivre, emporté dans une course rapide, ne s'en aperçut même pas. Michel Strogoff et Nadia se trouvèrent seuls sur la route. [invraisemblable]

(chap. 26) Le 12 septembre, au bourg de Toulounovskoë, tous deux faisaient une courte halte. Le bourg était incendié et désert. [...] Mais, contrairement à ce qu'avait peut-être espéré Michel Strogoff, il n'y avait plus une seule bête de somme dans la contrée. Cheval, chameau, tout avait été massacré ou pris. C'était donc à pied qu'il lui fallait continuer à travers cette interminable steppe.
- Le 15 septembre, trois jours plus tard, tous deux atteignaient la bourgade de Kouitounskoë, à 70 verstes de Toulounovskoë. La jeune fille ne marchait plus sans d'extrêmes souffrances.
- 60 verstes séparent Kouitounskoë de Kimilteiskoë, petite bourgade située à peu de distance du Dinka, tributaire de l'Angara. Michel Strogoff ne songeait pas sans appréhension à l'obstacle que cet affluent d'une certaine importance plaçait sur sa route. De bacs ou de barques, il ne pouvait être question d'en trouver, et il se souvenait, pour l'avoir déjà traversé en des temps plus heureux, qu'il était difficilement guéable. Mais, ce cours d'eau une fois franchi, aucun fleuve, aucune rivière n'interromprait plus la route qui rejoignait Irkoutsk à 230 verstes de là.
- Le 18 septembre, à dix heures du soir, tous deux atteignirent enfin Kimilteiskoë. Du haut d'une colline, Nadia aperçut une ligne un peu moins sombre à l'horizon. C'était le Dinka. [Episode du
supplicié Nicolas, "enterré jusqu'au cou" dans son "moule d'argile" et proie des vautours, "ces féroces oiseaux"] [...] Michel Strogoff ne pouvait plus suivre le chemin, maintenant occupé par les Tartares. Il lui fallait se jeter à travers la steppe et tourner Irkoutsk. Il n'avait donc pas à se préoccuper de franchir le Dinka.
- Plus de 200 verstes lui restaient à parcourir. Comment les fit-il ? Comment ne succomba-t-il pas à tant de fatigues ? Comment put-il se nourrir en route ? Par quelle surhumaine énergie arriva-t-il à passer les premières rampes des monts Sayansk ? Ni Nadia ni lui n'auraient pu le dire ! Et cependant, douze jours après, le 2 octobre, à six heures du soir, une immense nappe d'eau se déroulait aux pieds de Michel Strogoff. C'était le lac Baïkal.


SEPTIEME GROUPE : de l'Angara à Irkoutsk

(chap. 27) Que restait-il à faire de ce long parcours pour que le courrier du czar eût atteint son but ? Rien que 60 verstes sur le littoral du lac jusqu'à l'embouchure de l'Angara, et 80 verstes de l'embouchure de l'Angara jusqu'à Irkoutsk : en tout, 140, soit trois jours de voyage pour un homme valide, vigoureux, même à pied. [...]
Le plan des fugitifs était très simple. Un courant du Baïkal longe la rive supérieure du lac jusqu'à l'embouchure de l'Angara. C'est ce courant qu'ils comptaient utiliser pour atteindre tout d'abord le déversoir du Baïkal. De ce point à Irkoutsk, les eaux rapides du fleuve les entraîneraient avec une vitesse de 10 à 12 verstes à l'heure. [...] Ce vieillard taciturne, assis à l'arrière, commandait du geste [...] Une demi-heure plus tard, le radeau, après avoir quitté le petit port de Livenitchnaia, s'engageait dans le fleuve. Il était cinq heures du soir. La nuit allait venir. [...] Au milieu des glaçons qu'entraînait le courant de l'Angara, le radeau filait avec rapidité. Un panorama mouvant se déployait latéralement sur les deux rives du fleuve, et, par une illusion d'optique, il semblait que ce fût l'appareil flottant qui restât immobile devant cette succession de points de vue pittoresques. Ici, c'étaient de hautes falaises granitiques, étrangement profilées ; là, des gorges sauvages d'où s'échappait quelque torrentueuse rivière ; quelquefois, une large coupée avec un village fumant encore, puis, d'épaisses forêts de pins qui projetaient d'éclatantes flammes. [exemple de description dynamique et intégrée en foc. interne ; d'ailleurs non sans ironie : "Ce curieux spectacle eût certainement émerveillé le regard d'un touriste"]
* Symbolique de cet exil du groupe de fugitifs en Sibérie constitué de "Russes de conditions diverses", dont "quelques moines et un pope" ("Ces divers religieux, groupés à l'avant du radeau, priaient à intervalles réguliers, élevant la voix au milieu de cette silencieuse nuit"), pourchassés par les Tartares, en guerre pour des motifs aussi bien religieux que politiques ; cf. les coalitions, chap. 2 : "il était à craindre que les ”grands sultans” qui gouvernent les districts kirghis n'eussent accepté volontairement ou subi involontairement la domination des Tartares, musulmans comme eux, et qu'à la haine provoquée par l'asservissement ne se fût jointe la haine due à l'antagonisme des religions grecque et musulmane."

(chap. 28) Le radeau flottait-il donc réellement sur cette substance qui est si éminemment combustible ? D'où venait ce naphte ? Était-ce un phénomène naturel qui l'avait projeté à la surface de l'Angara, ou devait-il servir comme un engin destructeur, mis en oeuvre par les Tartares ? Ceux-ci voulaient-ils porter l'incendie jusque dans Irkoutsk par des moyens que les droits de la guerre ne justifient jamais entre nations civilisées ? On sait que le sol de l'Asie centrale est comme une éponge imprégnée de carbures d'hydrogène liquides. Au port de Bakou, sur la frontière persane, à la presqu'île d'Abchéron, sur la Caspienne, dans l'Asie Mineure, en Chine, dans le Youg-Hyan, dans le Birman, les sources d'huiles minérales sourdent par milliers à la surface des terrains. Durant certaines fêtes religieuses, principalement au port de Bakou, les indigènes, adorateurs du feu, lancent à la surface de la mer le naphte liquide, qui surnage, grâce à sa densité inférieure à celle de l'eau. Puis, la nuit venue, lorsqu'une couche d'huile minérale s'est ainsi répandue sur la Caspienne, ils l'enflamment et se donnent l'incomparable spectacle d'un océan de feu qui ondule et déferle sous la brise. [...] La bourgade de Poshkavsk brûlait tout entière. Cette fois, les Tartares étaient là, accomplissant leur oeuvre. [...] En effet, des gerbes d'étincelles s'échappaient des maisons qui formaient autant de fournaises ardentes. Au milieu des volutes de fumée, ces étincelles montaient dans l'air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Sur la rive droite, exposée de face à cette conflagration, les arbres et les falaises apparaissaient comme enflammés. Or, il suffisait d'une étincelle, tombant à la surface de l'Angara, pour que l'incendie se propageât au fil des eaux et portât le désastre d'une rive à l'autre. C'était, à bref délai, la destruction du radeau et de tous ceux qu'il entraînait.

* Cf. l'explication rétrospective donnée au chap. 31 : Ivan Ogareff tira une amorce de sa poche, il l'enflamma, et il alluma un peu d'étoupe, imprégnée de pulvérin, qu'il lança dans le fleuve… C'était par ordre d'Ivan Ogareff que des torrents d'huile minérale avaient été lancés à la surface de l'Angara ! Des sources de naphte étaient exploitées au-dessus d'Irkoutsk, sur la rive droite, entre la bourgade de Poshkavsk et la ville. Ivan Ogareff avait résolu d'employer ce moyen terrible de porter l'incendie dans Irkoutsk. Il s'empara donc des immenses réservoirs qui renfermaient le liquide combustible. Il suffisait de démolir un pan de mur pour en provoquer l'écoulement à grands flots. C'est ce qui avait été fait dans cette nuit [fatidique, du 5 au 6 octobre - titre du chap. 31], quelques heures auparavant, et c'est pourquoi le radeau qui portait
le vrai courrier du czar, Nadia et les fugitifs, flottait sur un courant d'huile minérale.

(chap. 28 suite) Si les fugitifs n'atteignaient pas Irkoutsk avant cinq heures du matin [cette même nuit du 5 au 6], ils devaient perdre tout espoir d'y entrer jamais. Or, à une heure et demie, malgré tous les efforts qui furent tentés, le radeau vint buter contre un épais barrage et s'arrêta définitivement. Les glaçons, qui dérivaient en amont, se jetèrent sur lui, le pressèrent contre l'obstacle et l'immobilisèrent, comme s'il eût été échoué sur un récif. [...] Dix minutes plus tard, le bord inférieur du barrage était atteint. Là, les eaux de l'Angara redevenaient libres. Quelques glaçons, détachés peu à peu du champ, reprenaient le courant et descendaient vers la ville. Nadia comprit ce que voulait tenter Michel Strogoff. Elle vit un de ces glaçons qui ne tenait plus que par une étroite langue. - Viens, dit Nadia. Et tous deux se couchèrent sur ce morceau de glace, qu'un léger balancement dégagea du barrage.

* épisode expliqué au chap. 31 (où le lemme VOIR atteint son pic, comme le radical aveugl-, vs le lemme oeil et regard- au chap. 22) : Au moment où, réfugiée sur le glaçon, la jeune fille avait jeté un cri en voyant l'incendie se propager avec le courant de l'Angara, Michel Strogoff l'avait saisie dans ses bras, et il avait plongé avec elle pour chercher dans les profondeurs mêmes du fleuve un abri contre les flammes. On sait que le glaçon qui les portait ne se trouvait plus alors qu'à une trentaine de brasses du premier quai, en amont d'Irkoutsk. Après avoir nagé sous les eaux, Michel Strogoff était parvenu à prendre pied sur le quai avec Nadia.

Nota : Si le récit réaliste aime la focalisation interne, c'est Nadia qui
voit par procuration ("Michel Strogoff ne voyait plus que par les yeux de Nadia", chap. 26 ; cf. aussi les concordances du p. simple "vit", dont le sujet "elle" remplace le masculin "il"), avec d'autres protagonistes (voire le narrateur, inclus dans les 11 occ. de l'indéfini "on voyait"), comme par exemple au chap. 25 : "Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient à Michel Strogoff le résultat de leurs observations." Ou encore au chap. 24 : "En amont et en aval, l'Yeniseï s'enfuyait à perte de vue. Tout cet admirable panorama s'arrondissait pour le regard sur un périmètre de cinquante verstes. [...] Les hautes collines de la rive droite montrent déjà leurs rangées d'arbres ! Tout s'en va ! Tout s'envole ! Les bons rayons du soleil ont condensé cet amas de brumes ! Ah ! que c'est beau, mon pauvre aveugle, et quel malheur pour toi de ne pas pouvoir contempler un tel spectacle ! Le champ offert à leurs regards était immense alors." La privation de vue du héros explique que les descriptions soient moins développées depuis le spectacle festif au fatidique chap. 22, dont le titre est l'injonction ”Regarde de tous tes yeux ! regarde !” avait dit Féofar-Khan [...] Michel Strogoff avait ordre de regarder. Il regarda. Une nuée de danseuses fit alors irruption sur la place. [...] Les spectateurs, restés aux abords de la place, ainsi que l'état-major de Féofar-Khan, pour lesquels ce supplice n'était qu'un attrait de plus, attendaient que l'exécution fût accomplie. Puis, sa curiosité assouvie, toute cette horde sauvage irait se plonger dans l'ivresse.

* De même le combat final (Ogareff meurt par le couteau de MS, mais déjà "se sentit perdu" en prenant conscience qu'IL VOIT! OUI, JE VOIS! : révélation de la vue mortelle anticipée par la comparaison au relais d'Ichim "Le regard de Michel Strogoff entra comme un poignard dans le coeur du Sibérien") requiert l'explication rétrospective au chap. 32 de la fausse cécité : Michel Strogoff n'était pas, n'avait jamais été aveugle. Un phénomène purement humain, à la fois moral et physique, avait neutralisé l'action de la lame incandescente que l'exécuteur de Féofar avait fait passer devant ses yeux. [...] Michel Strogoff la regardait comme un fils peut regarder sa mère, quand c'est pour la dernière fois. Remontant à flots de son coeur à ses yeux, des larmes, que sa fierté essayait en vain de retenir, s'étaient amassées sous ses paupières et, en se volatilisant sur la cornée, lui avaient sauvé la vue. La couche de vapeur formée par ses larmes, s'interposant entre le sabre ardent et ses prunelles, avait suffi à annihiler l'action de la chaleur. [...] C'est parce qu'on le croirait aveugle, qu'on le laisserait libre. [...] On comprend, dès lors, que lorsqu'Ivan Ogareff avait, par une cruelle ironie, placé la lettre impériale devant ses yeux qu'il croyait éteints, Michel Strogoff avait pu lire [...]
* Cela renvoie a posteriori, par reprise de mots rarement employés, donc typiques, au chap. 22 : il ouvrit la lettre impériale, et, par une suprême ironie, il la plaça devant les yeux éteints du courrier du czar, disant : - Lis, maintenant, Michel Strogoff, lis, et va redire à Irkoutsk ce que tu auras lu ! Le vrai courrier du czar, c'est Ivan Ogareff !
* Cela renvoie a posteriori aussi à la sensibilité du héros, soit devant Nadia exténuée, chap. 23 : Le compatissant jeune homme était tout ému, et si pas une larme ne s'échappa des yeux de Michel Strogoff, en vérité, c'est parce que le fer incandescent avait brûlé la dernière ! (La cohérence se fonde ici sur une explication omnisciente.)
Soit lors de l'épisode du relais d'Ichim, à la fin du chap. 12 : le doigt de Nadia, par un geste quasi-maternel, essuya une larme qui allait jaillir de l'oeil de son compagnon. (épanchement affectif qui acquiert ainsi une valeur anticipatrice de l'explication finale)

(chap. 29) Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale, est une ville peuplée, en temps ordinaire, de trente mille habitants. Une berge assez élevée, qui se dresse sur la rive droite de l'Angara, sert d'assise à ses églises, que domine une haute cathédrale, et à ses maisons, disposées dans un pittoresque désordre. Vue d'une certaine distance, du haut de la montagne qui se dresse à une vingtaine de verstes sur la grande route sibérienne, avec ses coupoles, ses clochetons, ses flèches élancées comme des minarets, ses dômes ventrus comme des potiches japonaises, elle prend un aspect quelque peu oriental. Mais cette physionomie disparaît aux yeux du voyageur, dès qu'il y a fait son entrée. La ville, moitié byzantine, moitié chinoise, redevient européenne par ses rues macadamisées, bordées de trottoirs, traversées de canaux, plantées de bouleaux gigantesques, par ses maisons de briques et de bois, dont quelques-unes ont plusieurs étages, par les équipages nombreux qui la sillonnent, non seulement tarentass et télègues, mais coupés et calèches, enfin par toute une catégorie d'habitants très avancés dans les progrès de la civilisation et auxquels les modes les plus nouvelles de Paris ne sont point étrangères. [description ethnographique, hors chronologie, du terminus]

(chap. 32 : avec la bénédiction du grand-duc, Wassili Fédor déclare le 7 octobre à sa fille et à son gendre : "- Nadia,
ma joie sera de vous appeler tous les deux mes enfants ! La cérémonie du mariage se fit à la cathédrale d'Irkoutsk. [...] La fille du commandant Fédor, dit le grand-duc, a cessé d'être la fille d'un exilé. Il n'y a plus d'exilés à Irkoutsk !"
Rétroactivement, cette conjonction finale dissipe aussi l'aveuglement de la jeune femme aux paysages traversés, sa nostalgie n'ayant plus lieu d'être, comme au départ d'Ekaterinbourg, en tarentass, chap. 12 : Quelles devaient être alors les pensées de la jeune Livonienne ? Trois rapides chevaux l'emportaient à travers cette terre de l'exil, où son père était condamné à vivre, longtemps peut-être, et si loin de son pays natal ! Mais c'était à peine si elle voyait se dérouler devant ses yeux ces longues steppes, qui, un instant, lui avaient été fermées, car son regard allait plus loin que l'horizon, derrière lequel il cherchait le visage de l'exilé ! Elle n'observait rien du pays qu'elle traversait avec cette vitesse de quinze verstes à l'heure [...]
Ou encore en allant vers Perm en bateau, chap. 8 : La Kama s'ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaient charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de trembles, d'aunes et parfois de grands chênes, fermaient l'horizon par une ligne harmonieuse, que l'éclatante lumière de midi confondait en certains points avec le fond du ciel. Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner, même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu'une chose, le but à atteindre, et la Kama n'était pour elle qu'un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en regardant vers l'est, comme si elle eût voulu percer de son regard cet impénétrable horizon.)

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