Cette dé-linéarisation implique une présentation organisée des extraits littéraires, pour que les relations mutuelles qu'ils entretiennent - notamment aux niveaux lexical et sémantique - échappent au confusionnisme que ne manquerait pas d'entraîner les listing fournis par l'outil informatique (telles les concordances fournies par les logiciels statistiques, auxquels nous substituons le simple navigateur - nous recommandons Netscape plutôt qu'Internet Explorer pour le gain de rapidité dans les liens).

On a ici opté pour les trois possibilités qu'offre la textualité [trois "interfaces de l'écriture", qui conditionnent les relations sémantiques] :
(a) la simple juxtaposition d'extraits similaires se succédant dans l'ordre chronologique des romans du corpus,
(b) le renvoi par des notes de bas de page à de brèves citations, ou à des éclaircissements d'ordre global (résumés et enjeux de romans),
(c) enfin l'utilisation de l'hypertexte, c'est-à-dire d'hyperliens qui ouvrent de vastes contextes, lesquels n'auraient pu contenir dans l'espace des notes de bas de page ; précisément, cette technologie offerte par la numérisation ôte à ces pages hyperliées tout caractère secondaire, par le simple effet visuel de ne pas se situer "en marge" d'un texte qui deviendrait "central" du fait qu'il serait présenté avec une forme de priorité. L'hypertexte n'est donc pas ici un effet de mode, mais une manière de donner accès à diverses zones de localité d'un corpus, sans hiérarchisation des passages.



Pour Pierre Lévy (Les technologies de l'intelligence, "Points", 1990, p. 80), cette technique de spatialisation textuelle est particulièrement adaptée à une sémantique-herméneutique : "en quoi consiste l'acte de donner du sens ? L'opération élémentaire de l'activité interprétative est l'association; donner du sens à un texte quelconque revient à le relier, à le connecter à d'autres textes et donc à construire un hypertexte." Avec néanmoins le danger d'excès d'information, quantitativement, que ne soulève pas l'auteur, mais que connaissent les utilisateurs de logiciels interrogeant des banques de données et qui sont souvent submergés par la vague de contextes qu'il récoltent; "ce qui compte c'est le réseau de relations dans lequel sera pris le message : vous reliez de chaque page à dix références, à cent commentaires. J'y connecte à peine quelques propositions. On dira que ce texte reste pour moi lettre morte, tandis qu'il fourmille de sens pour vous." (ibid., p. 81) Certes, mais précisément pour compenser la déferlante quantitative par une transformation qualitative, ce sont les parcours thématiques hypertextuels qui permettront de cerner des faisceaux d'isotopies (lesquels reposent sur des molécules sémiques, récurrentes), qui sont autant de vecteurs d'orientation. Cela, dans un écheveau sans fin : "Naviguer dans un hypertexte, c'est dessiner un parcours dans un réseau qui peut être aussi compliqué que possible. Car chaque noeud [auquel conduisent des liens] peut contenir à son tour tout un réseau." Telle est la nouveauté d'une technique où "les items d'information ne sont pas reliés linéairement, mais sur un mode réticulaire" (ibid., p. 38)

Retenons que "la métaphore de l'hypertexte rend compte de la structure indéfiniment récursive du sens, car puisqu'il connecte des mots et des phrases dont les significations se répondent et se font écho par-delà la linéarité du discours, un texte est toujours déjà un hypertexte, un réseau d'associations." (ibid.)

L'auteur est par ailleurs conscient que pareille adéquation entre les possibilités qu'ouvre un navigateur (avec le gain inestimable de l'accès immédiat aux zones de localité d'un texte) et la nature du sens linguistique contextualisé "ne nous conduira nullement à une version quelconque du déterminisme technologique, mais à l'idée que des techniques de traitement des représentations conditionnent certaines évolutions culturelles tout en laissant une grande marge d'initiative et d'interprétation aux protagonistes de l'histoire." (ibid., p. 11)

Retenons enfin que la matérialisation d'une relation sémantique textuelle par un hyperlien, qui connecte des occurrences lexicales identiques mais recontextualisées, i.e. resémantisées, avec le gain de spatialisation immédiate qu'elle comporte, rend obsolète la dénonciation "d'une prétendue essence des ordinateurs", technicisme qui serait antinomique de son objet d'étude, en l'occurrence le contenu littéraire, lequel s'érige volontiers en une essence anti-techniciste (notamment dans la poésie symboliste). La querelle sur la binarité s'efface alors devant la réalité du mode réticulaire : "En quoi un logiciel d'hypertexte est-il binaire ?" conclut l'auteur (ibid., p. 115)



Dans l'application concrète au corpus zolien, il serait facile de dénoncer la multiplication apparemment anarchique des hyperliens que nous avons créés. Or, outre que chaque mot ne saurait pointer un hyperlien, par souci d'exhaustivité (comme le fait par exemple une base littéraire), ce sont les parcours interprétatifs d'un lecteur parmi d'autres qui ont sélectionné des pistes lexicales. La subjectivité apparente de tels choix n'empêche cependant pas un tel support à l'analyse thématique de demeurer de type empirique rationnel. Il est en effet régi par trois phases : (1) en amont, observation des régularités lexicales et/ou de paraphrase dans le corpus, puis réalisation technique des liens; (2) en aval, navigation mettant en relation sémantique des passages ainsi qualifiables de "parallèles", où le lecteur a confirmation de la récurrence sémique (les isotopies) et du bien-fondé des pistes lexicales; les liens ainsi pointés et suivis ont pour but de susciter les commentaires du lecteur - nous n'avons pas fourni les nôtres pour ne pas alourdir la sélection des extraits; (3) in fine, ces renvois intra-textuels incitent au repérage et à l'isolement d'une molécule sémique.
Il s'agit bien là d'un plaidoyer pour le sens contextuel comme accident essentiel; cela va à l'encontre de "notre tradition épistémologique, d'ascendance aristotélicienne, qui lie étroitement description scientifique et positivité ontologique par des procédures comme l'élimination des accidents, la catégorisation, l'abstraction" (F. Rastier).