Quant à l’identification du vaisseau à l’animal, elle sera reformulée plus tard, en prose, par le même auteur, dans Servitude et grandeur militaires (1835) :

Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle courait des bordées avec une majestueuse lenteur, elle allait, elle venait, elle virait, elle se penchait, elle se relevait, elle se mirait, elle glissait, elle s'arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se baigne.

Comparaison dont semblent s’inspirer ces deux extraits du Comte de Monte-Cristo (1844) :

(a) Sur cet immense lac qui s'étend de Gibraltar aux Dardanelles et de Tunis à Venise, un léger yacht, pur et élégant de forme, glissait dans les premières vapeurs du soir. Son mouvement était celui du cygne qui ouvre ses ailes au vent et qui semble glisser sur l'eau. Il s'avançait, rapide et gracieux à la fois, et laissant derrière lui un sillon phosphorescent.

(b) l'air d'une de ces belles Anglaises qu'on a comparées assez poétiquement dans leurs allures à des cygnes qui se mirent.

Dumas réunit pour qualifier l’animal, comparant privilégié, toutes ces qualités du paysage : grandeur, expansion, dynamisme harmonieux et fluide, beauté et éclat, ajoutant en outre une touche d’exotisme méridionaliste-orientaliste à l’anglicité (Anglaises, yacht). Les romanciers ont problématisé l’intégration de tels éclats descriptifs dans la caractérisation des protagonistes.

Ainsi mademoiselle Rouault, bien avant de devenir Madame Bovary, extériorise son point de vue idéaliste, naïf et fasciné par un paysage qu’elle croit original :

Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces. Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.

Animaux, besoin d'exotisme et de décor rare trouvent précisément ce topos comme point d'orgue, à la chute de cette description. Quelques lignes plus bas dans ce même chapitre (I, 6), le narrateur flaubertien donne à comprendre que ce topos poétique relève du cliché romantique, du stéréotype fallacieux par rapport au « réalisme » amer de la vie future d’Emma :

Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l'Eternel discourant dans les vallons.

Une telle continuité entre la mort lyrique et la résurrection divine a pour effet de propager la dévaluation du cliché à tout l’univers religieux dans lequel baigne la jeune Emma, du fait qu’il entretient ses illusions.

Quant à Maupassant, l’utilisation qu’il fait du topos dans Bel Ami (1885) est différente. Soit il sert à opérer un net contraste par une pause dans l’orage introduisant un calme idéaliste, au cours de la promenade amoureuse agitée entre Duroy et sa maîtresse :

(II, 2) : Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues nageaient très lentement, à peine visibles dans l'ombre. Le regain de violence immédiatement consécutif à cette brève rêverie montre son côté illusoire.

Soit il sert de confirmation à la discussion financière entre journalistes, en développant l’isotopie /luxe/ qui caractérise l’univers de l’hôte :

(II, 7) : On marchait sur des tapis tout pareils à de la mousse entre deux épais massifs d'arbustes. Soudain Du Roy aperçut à sa gauche, sous un large dôme de palmiers, un vaste bassin de marbre blanc où l'on aurait pu se baigner et sur les bords duquel quatre grands cygnes en faïence de Delft laissaient tomber l'eau de leurs becs entr'ouverts.

Objets d’art et de décoration, ces cygnes miroitants s’inscrivent dans le monde matérialiste auquel aspire le protagoniste arriviste. On constate alors la façon dont un topos, a priori mélioratif, reçoit du contexte où il s’intègre une péjoration systématique, laquelle provient sans nul doute du genre même du roman réaliste. Au sein de celui-ci, l’évaluation cependant est moins nette dans l’extrait suivant de La Curée (1871), où l’héroïne zolienne, Renée, jeune femme du spéculateur Saccard, hérite des traits mélioratifs de la description de la salle de bains où elle s’insère. Cygne et glace y sont encore des objets de valeur (indexés à /brillant intense/ : ‘argent’, ‘cristal’) ; mais si le décor est de nouveau indexé à l’isotopie dominante /luxe/, laquelle peut être rapportée au matérialisme ambiant et du roman axé sur la finance et l’affairisme, en revanche la longueur et finesse du passage descriptif insistent sur la fusion, tout en douceur, de la jeune femme dans son décor comme Vénus (Renée est d’ailleurs blonde comme Nana) dans sa « coquille rose » :

Mais le cabinet avait un coin délicieux, et ce coin-là surtout le rendait célèbre. En face de la fenêtre, les pans de la tente s'ouvraient et découvraient, au fond d'une sorte d'alcôve longue et peu profonde, une baignoire, une vasque de marbre rose, enfoncée dans le plancher, et dont les bords cannelés comme ceux d'une grande coquille arrivaient au ras du tapis. On descendait dans la baignoire par des marches de marbre. Au-dessus des robinets d'argent, au col de cygne, une glace de Venise, découpée, sans cadre, avec des dessins dépolis dans le cristal, occupait le fond de l'alcôve. Chaque matin, Renée prenait un bain de quelques minutes. Ce bain emplissait pour la journée le cabinet d'une moiteur, d'une odeur de chair fraîche et mouillée. Parfois, un flacon débouché, un savon resté hors de sa boîte, mettaient une pointe plus violente dans cette langueur un peu fade. La jeune femme aimait à rester là, jusqu'à midi, presque nue. La tente ronde, elle aussi, était nue. Cette baignoire rose, ces tables et ces cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, sous laquelle on croyait voir couler un sang rose, prenaient des rondeurs de chair, des rondeurs d'épaules et de seins; et, selon l'heure de la journée, on eût dit la peau neigeuse d'une enfant ou la peau chaude d'une femme. C'était une grande nudité.

L’interprétant mythologique permet d’identifier ce bain érotique à celui du cygne par la douceur curviligne de son corps et sa blancheur ‘neigeuse’ qui forme une bichromie avec le rose chair, lequel, comme la nudité, et le raffinement, sont fréquemment associés à l’oiseau dans la topique littéraire du XIXe s. Citons pour preuve ces quatre extraits, dont le premier induit une forte similarité par les cooccurrences lexicales, et le dernier renoue avec une autre féminité mythologique :

- L’Education sentimentale : Ces élégances, qui seraient aujourd'hui des misères pour les pareilles de Rosanette, l'éblouirent; et il admira tout: les volubilis artificiels ornant le contour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un renfoncement de la muraille, une manière de tente tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par-dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur une estrade couverte d'une peau de cygne, le grand lit à baldaquin et à plumes d’autruche.

- Madame Bovary : C'étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne.

- Jettatura (Gautier) : L'ovale allongé de sa tête, son teint d'une incomparable pureté, son nez fin, mince, transparent, ses yeux d'un bleu sombre frangés de longs cils qui palpitaient sur ses joues rosées comme des papillons noirs lorsqu'elle abaissait ses paupières, ses lèvres colorées d'une pourpre éclatante, ses cheveux tombant en volutes brillantes comme des rubans de satin de chaque côté de ses joues et de son col de cygne […] Jamais ce nid de cygnes balancé sur les eaux, qu'on nomme l'Angleterre, n'avait produit une enfant plus blanche et plus rose!

- Soleil & chair (Rimbaud) : Entre le laurier rose et le lotus jaseur Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur Embrassant la Léda des blancheurs de son aile;