1) Construction thématique par processus d'assimilation

Chez Sully Prudhomme, le sémème que le lecteur est amené à suppléer par catalyse pour faire le lien (établir la cohésion) entre

- 'chasse l'onde avec ses larges palmes',
- 'col : Le courbe gracieux comme un profil d'acanthe',
- 'serpente',
- 'laissant les herbages épais traîner... comme une chevelure'

est ONDULATION. Mais ce "mot-clé" définitoire de l'attitude de l'oiseau n'est en fait que la lexicalisation du groupement sémique /curviligne/ + /dynamisme/ + /itératif/ (/imperfectif/), inséparable en contexte de /douceur/ et /harmonie/. Groupement qui se trouve partiellement repris, et donc légitimé, par 'bec', 'vase', 'glisse', 'le plonge, le promène' (le col), voire 'duvet', 'flanc', 'épaule', 'aile', 'roseaux' ; sans oublier l'action lumineuse intermittente, intense et durable de telles surfaces immaculées, aussi bien nocturne : 'la splendeur d'une nuit lactée se reflète', 'deux firmaments', 'd'argent', 'diamants', 'clair de lune', 'luci-(ole)', 'luit', que diurne (par défaut, avant ce second temps du crépuscule) : 'la place éblouissante où le soleil se mire', 'miroir des lacs', 'neiges d'avril au soleil', 'fêter sa blancheur', 'gorge éclatante', 'blanc navire' (voilure).
Le corps de l'animal et l'espace liquide assurent la médiation entre le jour et la nuit, comme entre le bas et le haut, la nature et l'art.

Thème spécifique très perceptible, cette molécule sémique est l'une des entrées privilégiées dans le sémantisme du poème.

A.

On ne peut manquer de citer ici l'une des sources les plus connues des cygnes de Sully Prudhomme et Mallarmé, celle de cet autre parnassien que fut Th. Gautier, qui dans son recueil Emaux et Camées (1852), rédigeait ainsi le deuxième tableau de cette "Fantaisie d'hiver" :

Dans le bassin des Tuileries,
Le cygne s'est pris en nageant,
Et les arbres, comme aux féeries,
Sont en filigrane d'argent.

Les vases ont des fleurs de givre,
Sous la charmille aux blancs réseaux ;
Et sur la neige on voit se suivre
Les pas étoilés des oiseaux.

Au piédestal où, court-vêtue,
Vénus coudoyait Phocion, *
L'Hiver a posé pour statue
La Frileuse de Clodion. **
____________
* Phocion : général athénien, orateur célèbre pour son dédain de toute vaine rhétorique.
** Clodion : sculpteur français de la fin du XVIIIe s.

N'insistons pas sur la "prise" de l'oiseau royal ('Tuileries') dans la future glace mortifère, ici justifiée par le contexte de "givre" aux reflets "d'argent", et qui concorde avec l'implicite eau miroitante. En revanche il convient de remarquer que le cooccurrent "vase" (il y aura une hypallage génétique dans le futur syntagme "vase d'argent") fait la transition avec le dernier quatrain dominé par le domaine //sculpture// ('piédestal', 'statue', 'a posé', 'Clodion'), mais sans que cette isotopie générique n'ait comme chez Sully Prudhomme le statut de comparant (cf. le 'profil d'acanthe'), pas plus que le cooccurrent 'neige'. De façon similaire, l'évocation stellaire sert de façon terre-à-terre à décrire la forme des empreintes d'oiseaux non palmés, nullement à remonter au firmament d'une nuit lactée se reflétant sous le cygne. La fantaisie de Gautier consiste plutôt ici à mettre au premier plan
- une "féerie" avouée alors qu'elle ne sera pas lexicalisée chez Sully Prudhomme où le merveilleux est masqué par l'abondance des détails de la promenade réaliste ;
- la stérile saison, non le noble oiseau. Si une Vénus Frileuse réactualisée par le sculpteur contemporain est ainsi exhibée à la chute humoristique du poème (elle est aussi dépouillée que les discours de Phocion), cette incarnation mythologique de la Beauté, emblème de l'école parnassienne, sera gommée par les successeurs de Gautier.
Remarque

Poursuivons dans le
recueil Emaux et Camées. On y découvre une autre "Symphonie en blanc majeur" commençant ainsi (tableau à lire par colonnes - non par lignes) :

De leur col blanc courbant les lignes,
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes
Nager en chantant près du bord.
Dans ces grandes batailles blanches,
Satins et fleurs ont le dessous,
Et, sans demander leurs revanches,
Jaunissent comme des jaloux.
L'ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants;
Ou, suspendant à quelque branche
Le plumage qui les revêt,
Faire luire leur peau plus blanche
Que la neige de leur duvet.
Sur les blancheurs de son épaule,
Paros * au grain éblouissant,
Comme dans une nuit du pôle,
Un givre invisible descend.
L'hermine vierge de souillure,
Qui, pour abriter leurs frissons,
Ouate de sa blanche fourrure
Les épaules et les blasons;
De ces femmes il en est une,
Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers dans les cieux froids;
De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau ?
Le vif-argent aux fleurs fantasques
Dont les vitraux sont ramagés;
Les blanches dentelles des vasques,
Pleurs de l'ondine en l'air figés;
Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur
A des régals de chair nacrée,
A des débauches de blancheur !
A-t-on pris la goutte lactée
Tachant l'azur du ciel d'hiver,
Le lis à la pulpe argentée,
La blanche écume de la mer;
L'aubépine de mai qui plie
Sous les blancs frimas de ses fleurs;
L'albâtre où la mélancolie
Aime à retrouver ses pâleurs;
Son sein, neige moulée en globe,
Contre les camélias blancs,
Et le blanc satin de sa robe
Soutient des combats insolents.
Le marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités;
L'argent mat, la laiteuse opale
Qu'irisent de vagues clartés;
Le duvet blanc de la colombe,
Neigeant sur les toits du manoir,
Et la stalactite qui tombe,
Larme blanche de l'antre noir ? […]
* Paros : île des Cyclades célèbre pour ses marbres blancs.

Or dans ce poème le cygne n'est nullement individualisé, mais sert la mythologie de la Sirène ou de la Lorelei nordiques. Il leur fournit, outre la douce flexibilité des "lignes", "cette implacable blancheur" féminine - sans être l'oiseau exclusif comme le prouve la colombe - par l'éclat de son duvet neigeux réitéré, lequel cependant est dépourvu de cette chaleur solaire que lui confère Sully Prudhomme. Inversement sa proximité lexico-thématique avec Mallarmé est d'autant plus grande que l'auteur de la rime en "onyx", lui aussi tourné vers l'Azur, reprendra la diversité des matières choisies par Gautier, allant de la paire 'glacier' + 'givre' vers des minéraux aussi froids (nacre, mica, marbre, argent, vitre, albâtre, opale) et des matières indiquant une distance froide et/ou sacrale par la noblesse (lis, satin, dentelle, ivoire, hermine ; cf. aussi camélia, aubépine) ou la religion (cierge, hostie). Un dernier point de convergence touche à l'énonciation : le "on voit" liminaire, repris par "qui chez nous descend" atteste la présence d'observateurs impliqués dans le spectacle, en tant que témoins ; cela rappelle le "Va-t-il nous déchirer" mallarméen.

Il n'en demeure pas moins qu'en dépit du contraste avec "l'antre noir" qui clôt ce fragment, l'impersonnalité globale de la description et son absence de pessimisme foncier par l'humour dédramatisant, tel le trait de "débauches de blancheur !" rimant avec "la boréale fraîcheur" à antéposition artificielle (précisons que la cohésion de ce syntagme avec la voie "lactée" et l'oiseau au blanc du grand nord repose sur la phraséologie constellation du Cygne) ; le climat de sensualité que pouvait ressentir l'observateur devant ces "régals de chair", "sein, épaule, peau" est joliment refroidi par les matières comparantes immaculées, outre la prétendue froideur nordique. Tout cela éloigne du drame qui se joue dans Le vierge, le vivace... (en outre l'aubépine de mai succède de façon joviale à l'azur d'hiver). Quant aux cooccurrences multiples, signifiants de la lactescence étoilée du "clair de lune", au dynamisme descendant de la femme des glaces - le miroir d'un tel cygne se diffractant dans les multiples surfaces réfléchissantes -, de cette "madone des neiges", et de "l'avalanche" qu'évoque Gautier, elles déclenchent préférentiellement un processus d'assimilation avec le contenu du cygne de Sully Prudhomme.

Or ni ce dernier ni Mallarmé ne situeront l'animal dans une antiquité grecque ('Paros') ou romaine ('Vénus'), pas plus qu'ils ne l'orienteront vers la mythologie germanique, si affectionnée des Romantiques, comme le prouve le contexte suivant. Nous avons ainsi sélectionné un quatrain extrait de "l'Isolement", attitude sacrée depuis Lamartine, qui constitue l'une des Rhapsodies (1831) de son contemporain humoriste Pétrus Borel (alias le Lycanthrope), en raison des reprises lexicales vis-à-vis de la Symphonie précédente, de genre similaire. Cette strophe comporte en effet la cooccurrence cygne \ ondine, en tant que comparants au service d'un autre portrait féminin :

Sous le soleil torride au beau pays créole,
Où l'Africain se courbe au bambou de l'Anglais,
Encontre l'ouragan, le palmier qui s'étiole
Aux bras d'une liane unit son bois épais. [...]

Ce n'est point une brune aux cils noirs, l'air moresque ;
C'est un cygne indolent; une Ondine aux yeux bleus
Aussi grands qu'une amande, et mourants, soucieux ;
Ainsi qu'en réfléchit le rivage tudesque.

On décèle ici la même pointe ironique que chez Gautier avec l'archaïsme dépréciatif 'tudesque' qui inverse le portrait flatteur de la compagne idéale inauguré par 'moresque', dans une nette antithèse (/méridional/ : 'pays créole', 'Africain', 'bambou' vs /nordique/ : 'Anglais' et la germanité incluant aussi 'Werther', ibid.). Si l'indolence de l'oiseau annonce celle de l’Albatros baudelairien, ainsi que Leconte de Lisle (cf. infra), son miroir dysphorique ne saurait ici équivaloir à la peau, aussi foncée que le "bois épais" est sombre, dans ce Sud exotique où se situe la réelle beauté selon le poète (marginal et hostile à la société occidentale), mais bien aux yeux clairs, renouant ainsi avec un topos idéaliste (cf. Rastier, Rhétorique et interprétation - ou le Miroir et les Larmes, Sémantique et rhétorique, Champs du Signe, 1998, sur de telles 'mirettes', des néo-platoniciens à Breton), fût-il ici dévalorisé. Remarque

B.

Hérédia lui aussi ira de son sonnet (in Les trophées, 1893) pour célébrer "Le bain des nymphes", lesquelles, dans la chute au dernier tercet, se trouvent paradoxalement comparées à des cygnes (par "Tel"), selon une tradition qui remonte à tout le moins à Chénier, dont la Néære, "telle qu'à sa mort pour la dernière fois \ Un beau cygne soupire, et de sa douce voix, \ De sa voix qui bientôt lui doit être ravie, \ Chante, avant de partir, ses adieux à la vie", et s'adressait aux "Naïades vagabondes, \ Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes."

On remarquera que la norme poétique eût traditionnellement voulu que, comme chez Gautier ou Mallarmé avec "Fantôme", le domaine //mythologie// fût inversement un comparant de l'animal concret, ce qui n'est pas le cas ici :

C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin ; *
Au-dessus de la Source un noir laurier se penche,
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin.

Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
Dans l'onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche
Plongent, et de l'écume émergent une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d'un sein.

Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l'ombre.
Le satyre !... son rire épouvante leurs jeux ;

Elles s'élancent. Tel, lorsqu'un corbeau sinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux
S'effarouche le vol des cygnes du Caystre. **
____________
* Euxin : euphémisme pour désigner la mer Morte.
** Caystre : ce Küçük Menderes ou Petit Méandre se jette dans le golfe de Kusadasi, non loin d'Éphèse, cité prospère d'Asie Mineure.

Comme pour Gautier, l'eau mise en mouvement, associée euphoriquement à la chevelure ondoyante des nymphes, dont la claire blondeur brillante entre en antithèse avec le camp de "l'ombre" d'abord végétale ('noir laurier', 'bois sombre', puis 'corbeau'-'satyre'), impose le processus d'assimilation vis-à-vis du contenu du poème de Sully Prudhomme. Cela en dépit de différences (son cygne reste masculin, posé sur l'eau calme, et ne "s'effarouche" pas) qu'estompe l'identité thématique : la sacralité du "vase d'argent [...] entre deux firmaments" est reprise ici par "une gaîté divine" (les "jeux" sont sans réel danger, comme l'indique l'euphémisme emblématique initial) ; de même que "l'éperdument neigeux" est un comparant de l'écume du bassin-fleuve, comme l'étaient ces "neiges d'avril qui croulent au soleil" pour le duvet de l'oiseau sur le miroir.

De plus, c'est en brisant celui-ci par l'acte de plonger qu'est introduite l'antithèse centrale 'gaieté vs épouvante', de la même façon que la verticalité descendante était essentielle aussi bien chez Mallarmé que Gautier ; il n'est que de citer "Ce lac dur oublié que hante sous le givre" ou "sous le miroir des lacs profonds", "L'oiseau, dans le lac sombre où sous lui se reflète \ La splendeur d'une nuit lactée et violette" pour s'apercevoir que le reflet superficiel du miroir, trop doxal, est abandonné au profit d'une descente paradoxale, tant au niveau du repérage spatial (cf. par exemple l'avalanche du duvet, ou même la simple expression "sous le miroir" plus étrange encore à l'incipit), que de la quête de l'intériorité sentimentale ou métaphysique de l'identité que ce mouvement inaugure dans chacun des poèmes. Voilà comment est subverti le topos du cygne sur son miroir. Ajoutons que la verticalité montante n'est pas l'inverse mais le prolongement de cette descente, que ce soit ici par l'envol effarouché, là par la hantise des "vols qui n'ont pas fui", jusqu'au cygne de Lamartine (infra), qui, dans la même tonalité dysphorique, "prenant son vol", chute et brise son miroir dans une mort suscitant le "Regret".

C.

Enfin, et pour en rester à la même école, il n'est que d'opérer un rapprochement avec "Le sommeil du condor" de Leconte de Lisle (Poèmes barbares, 1862-1878), que justifient les normes édictées par le mouvement parnassien conjoignant ces auteurs, pour établir des similitudes entre des volatiles a priori sans rapport, ne serait-ce que par les sèmes /domestique/ vs /exotique/ ('escalier des roides Cordillères', 'pampas', 'Chili', 'Pacifique') ou la pose /aquatique/ vs /montagnard/ ('Sa grande aile l'entraîne ainsi qu'un blanc navire' sur un lac vs 'plus haut que les sommets… l'envergure pendante', 's'enlève en fouettant la neige', 'monte où n'atteint pas le vent', 'ailes toutes grandes' Remarque). Ajoutons que

  1. dans les deux poèmes le dernier alexandrin commence par "(il) dort" ; en cooccurrence avec 'constellé', qui, dans le contexte de 'astre', équivaut à la 'nuit lactée' du Cygne ;
  2. le condor est 'comme un spectre' au moment où la nuit 'déferle' ; de même le cygne a un aspect fantomatique 'A l'heure où toute forme est un spectre confus' (c'est-à-dire dès le crépuscule) ;
  3. en outre, si ce dernier est 'Superbe' et dominateur, avec ce ciel qui, in fine, mais dès l'incipit par le miroir, est 'sous lui', le condor est d'emblée au-dessus de tout, pareil à ce 'pic altier' ('vaste Oiseau' dont les 'par-delà' initiaux et la 'morne indolence' ne sont pas sans rappeler l'Elévation et l'Albatros baudelairiens). De plus, 'Il érige son cou' paraphrase 'Il dresse son col', le premier appartenant au grand vautour, fût-il 'musculeux et pelé', alors que le second est simplement 'beau' dans sa blancheur éclatante ; à ce sujet 'l'âpre neige des Andes' a une pureté identique à celle 'des neiges d'avril qui croulent au soleil' qualifiant le doux duvet immaculé. L'identité s'impose, au-delà des évaluatifs contraires (/rudesse dysphorique/ vs /douceur euphorique/) qui coïncident avec l'opposition zoologique entre le rapace et le palmipède. Autrement dit, la norme idiolectale, intégrant le registre du mythique, serait plus déterminante que la norme sociolectale ressortissant à une classification d'ordre pratique.

Bref, quelles que soient les différences indéniables (autre exemple chromatique : ici le 'rouge' du plumage se justifie par 'le flux sanglant des laves familières' du décor exotique ; là par le simple coucher de soleil : 'l'horizon brunit, rayé d'un long trait rouge'), les reprises lexicales décrivant dans des contextes comparables (Parnasse, vision nocturne, dense isotopie /ascendant/, etc.) des oiseaux que tout sépare a priori assurent le règne de l'analogie.

D.

Si le condor "monte où n'atteint pas le vent", de la même façon que l'on voit le cygne de Sully "vibrant sous le zéphire, Sa grande aile l'entraîne ainsi qu'un blanc navire", ou que Hérédia et Mallarmé évoquent respectivement, toujours sur une neige ou une glace comparantes, "le vol des cygnes du Caystre" et ces "vols qui n'ont pas fui", de même Leconte de Lisle dans un autre recueil (Poèmes antiques, 1852-1874) met l'accent sur cet aspect aérien de la nature dans "Les éolides" :

O brises flottantes des cieux,
Du beau Printemps douces haleines,
Qui de baisers capricieux
Caressez les monts et les plaines !

Vierges, filles d'Eole, amantes de la paix,
La Nature éternelle à vos chansons s'éveille ;
Et la Dryade * assise aux feuillages épais
Verse aux mousses les pleurs de l'Aurore vermeille.

Effleurant le cristal des eaux
Comme un vif essaim d'hirondelles,
De l'Eurotas ** aux verts roseaux
Revenez-vous, Vierges fidèles ?

Quand les cygnes sacrés y nageaient beaux et blancs,
Et qu'un Dieu palpitait sur les fleurs de la rive,
Vous gonfliez d'amour la neige de ses flancs
Sous le regard charmé de l'Epouse pensive.
____________
* Dryade : nymphe protectrice des forêts et des bois.
** Eurotas : petit fleuve grec du Péloponnèse qui coulait en Laconie et qui arrosait Sparte.

Soit de nouveau la mythologie hellène de la fluidité féminine, cette fois non hivernale (/cessatif/) mais printanière (/inchoatif/), où, comme précédemment, l'oiseau sert de comparant hyper-valorisé aux parents de ces Vierges divines, à la chute du poème, le dernier quatrain représentant son apogée. Un mot d'explication : c'est par assimilation intra-textuelle que l'on obtient les réécritures des "cygnes sacrés" en ce 'Dieu Eole' réincarné et accompagné de son 'Epouse' charmée par son plumage, celui que caressent ses filles les éolides, dans une douce harmonie familiale.
Inter-textuellement cette fois, la douceur curviligne de "gonfliez d'amour la neige de ses flancs" paraphrase le précédent duvet neigeux, voire l'aile du navire bombée par le vent, comme le "cristal des eaux" paraphrase le "miroir" aux "diamants" ; sans oublier les doux "pleurs" naturels et le verbe "effleurer" présents à la fois chez Leconte de Lisle et Sully Prudhomme ; ajoutons que la pensivité finale n'est pas étrangère au précédent cygne qui "sent" une vie intérieure et poétique.
Précisons que l'isotopie /itératif/ de telles 'brises' personnifiées introduit une dualité temporelle entre les présents ("Revenez-vous") et les imparfaits duratifs (dernier quatrain), mais à la différence de Mallarmé, pour qui le retour au passé est douloureux ("n'avoir pas chanté la région où vivre"), la remémoration de la blancheur idéale et ascendante - contrastant avec la verdure - reste attendrissante et euphorique chez Leconte de Liste, voire dans la dernière strophe du bain des nymphes de Hérédia : doux ressouvenir contre nostalgie amère.

E.

Si l'on en revient un instant à Gautier, souvent qualifié de dissident du Romantisme, c'est pour montrer comment cette appellation se justifie au travers du thème étudié. En effet ses poèmes d'Emaux et camées, et plus génériquement ceux des autres Parnassiens, ne sont pas sans rappeler l'extrait suivant des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine (1830) qui peut ainsi passer pour leur source. Ainsi les précédentes Vénus "court-vêtue" et Nymphes charnelles effarouchées s'inscrivent-elles dans ce climat Renaissance "d'innocence et de volupté" dont il va être question à travers ce blason de la vierge adolescente, biblique à la différence des païennes précédentes, qui, dans la chute du poème, anticipe la future mère de l'homme qu'elle deviendra :

a) "L'humanité - suite de Jehova" :

A de plus hauts degrés de l'échelle de l'être
En traits plus éclatants Jehova va paraître,
La nuit qui le voilait ici s'évanouit !
Voyez aux purs rayons de l'amour qui va naître
La vierge qui s'épanouit !

Elle n'éblouit pas encore
L'œil fasciné qu'elle suspend,
On voit qu'elle-même elle ignore
La volupté qu'elle répand ;
Pareille, en sa fleur virginale,
A l'heure pure et matinale
Qui suit l'ombre et que le jour suit,
Doublement belle à la paupière,
Et des splendeurs de la lumière
Et des mystères de la nuit !

Son front léger s'élève et plane
Sur un cou flexible, élancé,
Comme sur le flot diaphane
Un cygne mollement bercé ;
Sous la voûte à peine décrite
De ce temple où son âme habite,
On voit le sourcil s'ébaucher,
Arc onduleux d'or ou d'ébène
Que craint d'effacer une haleine,
Ou le pinceau de retoucher !

[...] Sa chevelure qui s'épanche
Au gré du vent prend son essor,
Glisse en ondes jusqu'à sa hanche,
Et là s'effile en franges d'or ;
Autour du cou blanc qu'elle embrasse,
Comme un collier elle s'enlace,
Descend, serpente, et vient rouler
Sur un sein où s'enflent à peine
Deux sources d'où la vie humaine
En ruisseaux d'amour doit couler!

[...] Sa taille en marchant se balance
Comme la nacelle, qui danse
Lorsque la voile s'arrondit
Sous son mât que berce l'aurore,
Balance son flanc vide encore
Sur la vague qui rebondit !

[...] Mais déjà sa beauté plus mûre
Fleurit à son quinzième été ;
A ses yeux toute la nature
N'est qu'innocence et volupté !
Aux feux des étoiles brillantes
Au doux bruit des eaux ruisselantes,
Sa pensée erre avec amour ;
Et toutes les fleurs des prairies
Viennent entre ses doigts flétries
Sur son cœur sécher tour à tour !

L'oiseau, pour tout autre sauvage,
Sous ses fenêtres vient nicher,
Ou, charmé de son esclavage,
Sur ses épaules se percher ;
Elle nourrit les tourterelles,
Sur le blanc satin de leurs ailes
Promène ses doigts caressants,
Ou, dans un amoureux caprice,
Elle aime que leur cou frémisse
Sous ses baisers retentissants !

[...] Et comme on voit l'humble poussière
Tourbillonner à la lumière
Qui la fascine à son insu !
Partout où ce beau front rayonne,
Un souffle d'amour environne
Celle par qui l'homme est conçu ! [...]

Comme les "étoiles" précédemment que l'on retrouve ici avant "l'aurore" (de là l'isotopie /inchoatif/ des débuts euphoriques omniprésents), cette "fleur virginale" (qui motive le futur "vierge, vivace, etc.") "illumine l'ombre", selon l'expression de Hérédia. Le cygne matutinal est confirmé par cette antithèse hugolienne : "Tu n'es pas furieux parce que tu souhaites \ Plus d'aube au cygne et moins de nuit pour les chouettes" (L'art d'être grand-père, 1877).
Il n'est pas le seul oiseau blanc du poème, mais contrairement aux tourterelles – ici symbole du sentiment pur de protection et d'affection –, il acquiert spécifiquement, comme chez Hérédia, le statut de comparant de la grâce féminine, ici en l'occurrence la légèreté du port de tête. Sa souplesse localisée dans le cou inaugure la récurrence du groupement sémique que l'on avait relevé chez Sully /curviligne/ + /dynamisme/ + /itératif/ + /douceur/ + /harmonie/, ici densément lexicalisé dans un corps fluide en harmonie avec son origine céleste : 'voûte' (repris par 'firmament'), 'mollement bercé', 'sourcil, arc onduleux' ; molécule sémique qui indexe de nouveau la chevelure : 'glisse en ondes', 's'épanche', 'couler', 'ruisseaux' (partant des 'sources' : sème /inchoatif/), 'autour du cou', 'sein', 'collier', 'enlace', 'serpente', 'rouler', 'la vague rebondit' ; cf. encore 'la voile s'arrondit', repris infra avec 'Voyez, dans son bassin, l'eau d'une source vive S'arrondir comme un lac'. Quant au syntagme 'sa taille se balance' dans un tel contexte de sacralité pur de toute trace de profanation, il suscite le rapprochement avec le poème ultérieur Le serpent qui danse où Baudelaire, au contraire, diabolisera la même attitude (pour une analyse sémique, cf. Rastier Sémantique interprétative, PUF, 1987: 200). Ce que confirme l'extrait suivant du poème "Les Bijoux", tiré du même recueil Les Fleurs du Mal :

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,

Là encore, si l'oiseau sert de comparant aux membres féminins c'est en relevant de la molécule sémique ci-dessus, laquelle annexe le sème /surface luisante/ (de 'polis' jusqu'à cet autre comparant curviligne que sont les raisins des 'grappes'). S’il est définitoire du corps nu, incarnant la Tentation, il indexe aussi les 'yeux' de l'observateur amoureux, lesquels retrouvent leur comparant ‘miroirs’ dans le poème "La Beauté", qui s’autodéfinit comme suit :

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
[…] Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!

Une telle célébration pléonastique de la pureté, cette fois aux antipodes de la perversion maléfique (‘cygne’ s’assimile à ‘blancheur’, ‘neige’, ‘azur’, ‘clartés éternelles’ par /éclat/, /intensité/, /durativité imperfective/, /réverbération/, /éblouissement/ qui caractérisent cette royauté du ‘trône’ surélevé – que reprendra Apollinaire sur une tonalité dysphorique). C’est cette définition de la beauté, allant de l’épistémique (/mystère/ du ‘sphinx incompris’) à l’affectivité dominatrice (« fasciner ces dociles amants » que sont « les poètes »), qui synthétise par le contenu les deux éléments du cygne, cœur de neige, et des « mirettes », syntaxiquement disjoints, mais sémantiquement associés par le mot « glace » absent, et pourtant si présent, ne serait-ce que par l’impassibilité d’origine parnassienne (« jamais je ne pleure et jamais je ne ris »).

Mais revenons à la jeune grâce dépeinte par Lamartine. Comme plus tard chez les Parnassiens, elle est indexée au domaine //arts// (pictural : 'pinceau', 'retoucher'). Et quand on voit cette "nacelle qui danse" dans une paisible navigation (voile, mât, vague), on ne pas manquer de songer à l'aile de l'oiseau qui "l'entraîne ainsi qu'un blanc navire" de Sully Prudhomme ; de même cette "fleur virginale" deviendra particulièrement "rose" chez Hérédia. Bref, ces remarques voulaient attester la permanence d'une thématique assurant une continuité génétique dans ces poèmes.

Il n'est que de se reporter à un second poème du même recueil de Lamartine pour s'apercevoir que ce portrait impersonnel, pré-parnassien, est de la même veine que le suivant, à subjectivité avouée de l'observateur (cf. "Moi seul, je", ainsi que les interpellations (in)vocatives ici des pensées, ailleurs du lac et des auditeurs du Lyrique), et qui ajoute simplement les interrogations aux exclamations :

b) "Le premier regret" :

[...] Quelquefois seulement le passant arrêté,
Lisant l'âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : Elle avait seize ans! c'est bien tôt pour mourir ! [...]
Dit : Elle avait seize ans ! - Oui, seize ans ! et cet âge
N'avait jamais brillé sur un front plus charmant !
Et jamais tout l'éclat de ce brûlant rivage
Ne s'était réfléchi dans un œil plus aimant !
Moi seul, je la revois, telle que la pensée
Dans l'âme où rien ne meurt, vivante l'a laissée ;
Vivante ! comme à l'heure où les yeux sur les miens,
Prolongeant sur la mer nos premiers entretiens,
Ses cheveux noirs livrés au vent qui les dénoue,
Et l'ombre de la voile errante sur sa joue,
Elle écoutait le chant du nocturne pêcheur,
De la brise embaumée aspirait la fraîcheur,
Me montrait dans le ciel la lune épanouie
Comme une fleur des nuits dont l'aube est réjouie,
Et l'écume argentée ; et me disait : Pourquoi
Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dans moi ?
Jamais ces champs d'azur semés de tant de flammes,
Jamais ces sables d'or où vont mourir les lames,
Ces monts dont les sommets tremblent au fond des cieux,
Ces golfes couronnés de bois silencieux,
Ces lueurs sur la côte, et ces champs sur les vagues,
N'avaient ému mes sens de voluptés si vagues !
Pourquoi comme ce soir n'ai-je jamais rêvé ?
Un astre dans mon cœur s'est-il aussi levé ?
Et toi, fils du matin ! dis, à ces nuits si belles
Les nuits de ton pays, sans moi, ressemblaient-elles ?
Puis regardant sa mère assise auprès de nous
Posait pour s'endormir son front sur ses genoux. [...]
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !

Voyez, dans son bassin, l'eau d'une source vive
S'arrondir comme un lac sous son étroite rive,
Bleue et claire, à l'abri du vent qui va courir
Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir !
Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide,
En y plongeant son cou qu'enveloppe la ride,
Orne sans le ternir le liquide miroir,
Et s'y berce au milieu des étoiles du soir ;
Mais si, prenant son vol vers des sources nouvelles,
Il bat le flot tremblant de ses humides ailes,
Le ciel s'efface au sein de l'onde qui brunit,
La plume à grands flocons y tombe, et la ternit,

Comme si le vautour, ennemi de sa race,
De sa mort sur les flots avait semé la trace ;
Et l'azur éclatant de ce lac enchanté
N'est plus qu'une onde obscure où le sable a monté !

Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s'éteignit ; et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n'en plus revenir ;
Elle n'attendit pas un second avenir,
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance ;
Elle but d'un seul trait le vase de douleur,
Dans sa première larme elle noya son cœur !
Et, semblable à l'oiseau, moins pur et moins beau qu'elle,
Qui le soir pour dormir met son cou sous son aile,
Elle s'enveloppa d'un muet désespoir,
Et s'endormit aussi; mais, hélas ! loin du soir !

Deux substitutions sont à relever pour cette nouvelle adolescente, dans ce second poème : non seulement elle perd sa sacralité religieuse, mais elle subit une mort précoce, dans un crépuscule où la noirceur de sa chevelure n'a d'égal que la tristesse et la nostalgie que son sort engendre chez l'amoureux. Mais, selon le régime romantique de l'antithèse, l'affirmation "je veux rêver" du couplet de cette chanson suscite le cadre naturel charmant où l'on reconnaît la brise, l'azur (reflété sur la surface liquide), l'éclat (du rivage-visage), l'or (du sable), "l'écume argentée" (il n'est pas superflu de préciser que l'héraldique sous-tend ce paysage avec le blason, illustre depuis Racine, D'azur au cygne d'argent) ; et que ce soit l'aurore qui précédemment berçait le mât ou ici des "étoiles du soir" qui bercent aussi maternellement "Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide", la continuité thématique est flagrante avec le poème de Sully, comme le confirme la série de cooccurrences lexicales (cf. encore : plonger, cou, miroir, source, onde, etc.), jusqu'à la paraphrase de 'bois sombre' par 'bois silencieux', ou à ces "flocons" de plume que reprendra la comparaison du duvet avec les neiges d'avril.

N. B. : Mallarmé synthétisera cette vision euphorique dans ce quatrain extrait des Fleurs (paru en 1864 dans Le Parnasse Contemporain), où l'interpellation directe de la Nature confirme des traces de Romantisme, mais dont la gravité lamartinienne est combattue par l'humour et l'autodérision (cf. la dislocation de la syntaxe par la versification et la chute désastreuse) :

Des avalanches d'or du vieil azur, au jour
Premier et de la neige éternelle des astres
Jadis tu détachas les grands calices pour
La terre jeune encore et vierge de désastre.

Néanmoins, pour nuancer le rapprochement avec l'école parnassienne, il apparaît qu'ici "le vase de douleur" n'est plus une image de l'animal, et inverse l'évaluation, de même que le syntagme final "(l'oiseau) le soir pour dormir met son cou sous son aile", totalement différent de la position identique "Dort, la tête sous l'aile, entre deux firmaments" (supra), du fait que la jeune fille, "semblable à l'oiseau", lui confère son "désespoir". Si bien que cette isotopie /dysphorie/ génère la lexicalisation d'un oiseau antonyme du 'cygne' : "le vautour, ennemi de sa race", dont la prédation confirme la mort blanche - le condor, qui est une variété de vautour, n'héritera pas d'une telle péjoration chez Leconte de Lisle. Par sa féminisation métaphorique, le cygne active dans ce contexte les isotopies /fragilité/ et /pathétique/, lesquelles seront étrangères au cygne parnassien, auréolé d'une "gaîté divine".

Poursuivons sur cette ambivalence sémantique. Dans d'autres poèmes de Lamartine, tels les quatre extraits supplémentaires que nous donnons ci-dessous - où la mythologie anticipe les développements de Leconte de Lisle, ne serait-ce qu'avec l'Eurotas en cooccurrence avec le "cristal des eaux", précisions lexicales indiquant la forte unité thématique avec les éolides supra -, l'animal acquiert à l'inverse une immortalité par son chant ultime. Il traduit une conciliation mystique des contraires, par les sèmes /cessatif/ d'ici-bas et /inchoatif/ dû à la reconduction de l'Esthétique au divin (don des Muses ; au niveau du signifiant, on observe que le Y de 'cygne' et 'lyre' favorise l'assimilation entre les deux sémèmes, ainsi que la personnification avec le poète), si bien que la mort en un hiver blanc devient euphorique :

* Premières Méditations poétiques :
- "La mort de Socrate" (1860) :
Les poètes ont dit qu'avant sa dernière heure
En sons harmonieux le doux cygne se pleure;
Amis, n'en croyez rien! l'oiseau mélodieux
D'un plus sublime instinct fut doué par les dieux!
Du riant Eurotas près de quitter la rive,
L'âme, de ce beau corps à demi fugitive,
S'avançant pas à pas vers un monde enchanté,
Voit poindre le jour pur de l'immortalité,
Et, dans la douce extase où ce regard la noie,
Sur la terre en mourant elle exhale sa joie.
Vous qui près du tombeau venez pour m'écouter,
Je suis un cygne aussi: je meurs, je puis chanter !
- "Ressouvenir du Lac Léman" (1842) :
Pour moi, cygne d'hiver égaré sur tes plages,
Qui retourne affronter son ciel chargé d'orages,
Puissé-je quelquefois, dans ton cristal mouillé,
Retremper, ô Léman, mon plumage souillé!
Puissé-je, comme hier, couché sur le pré sombre
Où les grands châtaigniers d'Évian penchent l'ombre,
Regarder sur ton sein la voile de pêcheur,
Triangle lumineux, découper sa blancheur;

Le miroir purifie le plumage de l'animal comme le fait le paysage remémoré vis-à-vis du poète qu'il inspire. Pareille au cygne, la voile sur le lac, blanche et bombée, intensifie l'unité sa relation métonymique (proximité spatiale). Leur navigation commune, agitée (cf. la tempête et l'échouage sur la plage) jusqu'à la noyade, équivaut alors à une fusion revivifiante. Selon la catégorie sémique /descendant/ vs /ascendant/ dont les contraires conciliés illustrent le thème de la continuité, ici verticale, la plongée est une remontée au ciel, en d'autres termes, s'abîmer permet ainsi de toucher la voûte céleste par la pointe du "triangle" de la voile, laquelle, par son sème /qui reflète/ l'associant au 'cristal' liquide, est une surface de reconduction.

* Nouvelles Méditations poétiques (1823) :
- "Le poète mourant" :
La coupe de mes jours s'est brisée encor pleine;
Ma vie hors de mon sein s'enfuit à chaque haleine;
Ni baisers ni soupirs ne peuvent l'arrêter;
Et l'aile de la mort, sur l'airain qui me pleure,
En sons entrecoupés frappe ma dernière heure;
Faut-il gémir? faut-il chanter?...
Chantons, puisque mes doigts sont encor sur la lyre;
Chantons, puisque la mort, comme au cygne, m'inspire
Aux bords d'un autre monde un cri mélodieux.
C'est un présage heureux donné par mon génie,
Si notre âme n'est rien qu'amour et harmonie,
Qu'un chant divin soit ses adieux! [...]
La lyre en se brisant jette un son plus sublime;
La lampe qui s'éteint tout à coup se ranime,
Et d'un éclat plus pur brille avant d'expirer;
Le cygne voit le ciel à son heure dernière,
L'homme seul, reportant ses regards en arrière,
Compte ses jours pour les pleurer.
- "Consolation" :
Ces cheveux dont la neige, hélas! argente à peine
Un front où la douleur a gravé le passé,
S'ombrageraient encor de leur touffe d'ébène,
Aussi pur que la vague où le cygne a passé !

L'amour ranimerait l'éclat de ces prunelles,
Et ce foyer du cœur, dans les yeux répété,
Lancerait de nouveau ces chastes étincelles
Qui d'un désir craintif font rougir la beauté !

Nostalgie pour l'homme, plus pessimiste que le cygne, tourné, lui, vers l'espérance. De sorte que son chant ultime représente une solution stoïque face à la mort, à laquelle il aspire. De façon moins romantiquement malsaine, la "jeunesse tarie" du poète voit la neige argentée de ses cheveux transmuée par le plumage et la fluidité de l'oiseau.
Lequel sert même d'exemplum au plaidoyer pro domo dans une poésie de circonstance ; en l'occurrence c'est cette réponse à un poète satirique ayant stigmatisé la candidature à une élection de Lamartine qui fait la saveur de l'une de ces Odes politiques (1831) :

Je n'ai rien demandé que des chants à sa lyre,
Des soupirs pour une ombre et des hymnes pour Dieu,
Puis, quand l'âge est venu m'enlever son délire,
J'ai dit à cette autre âme un trop précoce adieu :
"Quitte un cœur que le poids de la patrie accable !
Fuis nos villes de boue et notre âge de bruit !
Quand l'eau pure des lacs se mêle avec le sable,
Le cygne remonte et s'enfuit."
Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle,
S'il n'a l'âme et la lyre et les yeux de Néron,
Pendant que l'incendie en fleuve ardent circule
Des temples aux palais, du Cirque au Panthéon !

L'excuse de l'abandon du "luth d'Orphée", du dé-lyre, s'appuie non seulement sur la symbolique de pureté de l'oiseau, antinomique de la souillure, mais aussi sur son élément liquide dont la corruption par "le sable" ou la "boue", miroir lacustre terni, se réécrit en termes politiques et figure le milieu sordide dans lequel se débat le poète.

Pour poursuivre sur la topique romantique, on observe qu'Hugo utilise le couple de volatiles antonymes dans la création d'antithèses politiques et religieuses (cygne : ange et martyr vs vautour : bourreau divin), mais cette fois en le dissociant de son "liquide miroir", ce qui l'éloigne du motif étudié :

On doit la paix au cygne et la guerre au vautour.
Est-ce qu'on ne voit pas qu'il pleure sa patrie ?
(l'Année terrible, 1872)

Je veux que des lys morts et des roses flétries,
Du cygne sous le bec des vautours frémissant,
Des beautés, des vertus, de toutes parts, son sang,
Son propre sang divin sur lui coule et l'inonde.
Voyez, regardez, Cieux! L'échafaud, c'est le monde,
Je suis le bourreau sombre, et j'exécute Dieu.
[...] O Titan misérable, essaye enfin le jour!
Laisse planer le cygne à ta place, ô vautour!
Laisse un ange sorti de tes ailes répandre
Sur les fléaux un souffle irrésistible et tendre.
(La Fin de Satan, 1886)

Quand il ne contraste pas avec son ennemi, le cygne s'intègre aussi chez Hugo dans l'euphorie végétale et la douceur féminine, indépendamment des classes sociales et des genres littéraires puisqu'on retrouve ce sémantisme aussi bien dans

- La Légende des Siècles, "La rose de l'Infante", 1859 :
Ce qu'elle a devant elle ; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri ;

- Les Chansons des rues et des bois (1865) :
Je suis avec l'onde et le cygne,
Dans les jasmins, dans floréal,
Dans juin, dans le blé, dans la vigne,
Dans le grand sourire idéal.

- que dans Notre Dame de Paris (1831) :
La chanson de la bohémienne avait troublé là rêverie de Gringoire, mais comme le cygne trouble l'eau. Il l'écoutait avec une sorte de ravissement et d'oubli de toute chose. C'était depuis plusieurs heures le premier moment où il ne se sentît pas souffrir.

Dans ce passage du roman, la proportion (A fait à B ce que A’ fait à B’) s’inscrit dans un instant de répit au sein d’un univers tourmenté. Elle requiert l’isotopie /onirique/, de nouveau inséparable de la séduction auditive et de l’idéalisme, comme plus tard dans

- "L’Epopée du ver" (La Légende des Siècles) :
C'est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches!
Elle qui me chantait des chansons sous les branches,
Des chansons dans les bois,
Si douces qu'on voyait sur l'eau rêver le cygne,
Et que les dieux là-haut se faisaient entre eux signe
D'écouter cette voix!

Le mélange sensoriel, essentiellement auditif et visuel (dans la comparaison de la nature à l’humain, unis dans une sacralisation) permet à Hugo de s’identifier au plus célèbre des poètes latins, dans

- Les Contemplations (poème de 1855) :
Et Virgile écoutait comme j'écoute, et l'eau
Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l'écume, et le ciel sombre
L'homme… O nature! abîme! immensité de l'ombre!

Une poésie virgilienne, telle que l'avait déjà traduite Jacques Delille en termes pré-romantiques et moins lyriques :

[...] Près du beau lac où le cygne se joue,
Les prés alors si beaux de sa chère Mantoue.
Là, tranquille au milieu des vergers, des troupeaux,
sa bouche harmonieuse errait sur ses pipeaux,
Et, ranimant le goût des richesses rustiques,
Chantait aux fiers romains ses douces géorgiques.

La surprise est de constater une version non plus bucolique mais matérialiste de notre topos du cygne au miroir dans la lettre que cite Rica à Usbek (donc « en abyme ») dans l’une des Lettres Persanes (n° CXLII), introduite par la mise en garde du destinateur quant au contenu singulier de cette lettre qui commence ainsi :
« Monsieur,
Il y a six mois que j'ai recueilli la succession d'un oncle très riche, qui m'a laissé cinq ou six cent mille livres et une maison superbement meublée. Il y a plaisir d'avoir du bien, lorsqu'on en sait faire un bon usage. […] Il y a quelques jours que je vendis ma vaisselle d'argent pour acheter une lampe de terre qui avait servi à un philosophe stoïcien. Je me suis défait de toutes les glaces dont mon oncle avait couvert presque tous les murs de ses appartements, pour avoir un petit miroir, un peu fêlé, qui fut autrefois à l'usage de Virgile: je suis charmé d'y voir ma figure représentée au lieu de celle du Cygne de Mantoue. »

Ce refus de l’objet riche et pompeux dont le brillant évoque la froideur (vaisselle d’argent et glaces) s’effectue au profit de biens apparemment plus humbles mais symbolisant l’immensité de la spiritualité \ intellectualité (lampe de terre du philosophe stoïcien et petit miroir du Cygne de Mantoue). Ils favorisent la transmission de cette valeur au scripteur subjectif (miroir pour ‘ma figure’ succédant à celle de Virgile) et traduisent l’harmonie avec le moi, l’intimité.

Sans prétendre vouloir brosser un tableau exhaustif des Romantiques, il convient toutefois de citer un épisode de l'un des Poèmes antiques et modernes (1826) de Vigny, ne serait-ce que par sa novation qui, si l'on adopte un parcours interprétatif et non plus génétique, réside dans l'abandon de la référence mythologique (cf. Gautier, Hérédia, Leconte de Lisle) ou dans la disparition de l'isotopie religieuse, biblique ou du lyrisme divin d'origine païenne (cf. Lamartine) :

"La Frégate La Sérieuse ou La Plainte Du Capitaine"

XV - Le Repos
Une fois, par malheur, si vous avez pris terre,
Peut-être qu'un de vous, sur un lac solitaire,
Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi,
Qui se laissait au vent balancer à demi.
Sa tête nonchalante, en arrière appuyée,
Se cache dans la plume au soleil essuyée :
Son poitrail est lavé par le flot transparent,
Comme un écueil où l'eau se joue en expirant ;
Le duvet qu'en passant l'air dérobe à sa plume
Autour de lui s'envole et se mêle à l'écume ;
Une aile est son coussin, l'autre est son éventail ;
Il dort, et de son pied le large gouvernail
Trouble encore, en ramant, l'eau tournoyante et douce,
Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse,
De feuilles et de joncs, et d'herbages errants
Qu'apportent près de lui d'invisibles courants.

La proximité de la thématique et du pittoresque descriptif avec Sully Prudhomme est frappante. En effet, chez l'animal, nul symbole d'une intériorité humaine ou d'une incarnation divine ne vient troubler l'homogénéité de détails concrets et de menues actions duratives, très vraisemblables - quoique poétisés par la personnification. Les cooccurrences lexicales nombreuses quasi-identiques ('joncs', 'herbages', 'plume', 'sa tête', etc.; cf. 'large gouvernail' où l'on retrouve 'pousse au large [...] gouvernant', 'balancer' qui paraphrase 'serpente', 'flancs de mousse' qui reprend 'duvet se ses flancs', et surtout la mise en relief 'Il dort,' sur l'aile coussin que modifiera "Dort, la tête sous l'aile") ôtent l'idée que le poète parnassien ait pu ignorer le romantique. Il reviendra essentiellement à Sully d'avoir su insérer des comparants relevant de l'esthétique, ainsi que la paire d'isotopie /blancheur/ + /brillance/ ici non lexicalisées ; de même /curviligne/ + /dynamisme/ ne sont ici inhérentes qu'à 'l'eau tournoyante' ; soit quatre sèmes majeurs qui migreront dans (le contenu de) l'animal.
Néanmoins l'extrait de Vigny n'est pas exempt de traces de mélancolie : cet isolement "d'un lac solitaire" est très lamartinien, de même que l'adjectif "expirant" qualifiant ici l'eau et par hypallage le cygne lui-même dans le contexte de son intense passivité. Autre indice : les temps variés du récit : alors que le présent itératif à valeur de vérité générale est exclusif chez Sully (Hérédia lui adjoint simplement le passé composé d'action accomplie), il est ancré dans la vision rétrospective de Vigny utilisant le futur antérieur (aura vu) et l'imparfait (laissait) dont la subjectivité s'appuie sur le Moi lexicalisé du voyageur.
Remarque

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En conclusion à cette première partie, on insistera sur le fait que les rapprochements intertextuels ne dénoncent ni la propension au pastiche ni le manque d'originalité du poète, mais soulignent l'existence d'un topos littéraire – voire plus largement artistique – identifié grâce au processus d'assimilation. Cela n'est nullement antinomique du constat selon lequel chaque contexte construit un sens distinct. Qu'il soit orienté vers l'euphorie avec Sully Prudhomme (mais aussi Hérédia, Leconte de Lisle, etc.) ou vers la dysphorie avec Mallarmé, ces versions du cygne pris dans sa glace ressortissent à la "queue du Romantisme", selon l'expression adoptée par les Surréalistes.

Apollinaire n’y échappe pas lui non plus, comme en témoigne cet extrait de « La Chanson du Mal-Aimé » (Alcools) :

Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean
Près d'un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l'haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène
Un jour le roi dans l'eau d'argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s'en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte

L’argent du miroir liquide, le sommeil et la luciole sont autant d’indices lexicaux convergents, vers le poème de Sully, alors que la mythologie du roi et de la sirène renoue avec le légendaire romantique. L’oiseau paraît quasi-fantomatique, comme la survivance flottante d’un humain supérieur noyé (l’absence féminine de la châtelaine pose ce thème du château hanté). Le régime est bien celui de l’Antithèse : le cygne au miroir, en faisant la transition de la beauté à la calme tranquillité masquant l’élément tragique, sert de connecteur ne serait-ce qu’aspectuellement entre les contraires /duratif-continuité : présent d’habitude/ vs /ponctuel-discontinuité : passé simple/. En outre sa blancheur spectrale fondue dans celle de la surface lacustre contraste avec la dorure enchantée, festive et printanière du début de strophe à tonalité merveilleuse. Le sens auditif sollicité par cette ‘barque aux barcarols’ (gondole vénitienne ?) n’est d’ailleurs pas sans rappeler la douce chanson hugolienne (supra).