Synopsis (Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française, CD-Rom © Bordas, 1994) :

Aldo, jeune héritier d'une noble famille de la vieille Seigneurie d'Orsenna, s'ennuie dans cette ville moribonde et obtient un poste d'"Observateur" dans la province éloignée et côtière des Syrtes. De l'autre côté de la mer se trouve le Farghestan, ennemi héréditaire contre lequel la guerre effective s'est éteinte depuis trois siècles. La garnison, réduite, est commandée par le capitaine Marino. (1) Celui-ci apparaîtra jusqu'à la fin des événements comme une incarnation de la volonté de maintenir l'état de stagnation régnant dans le pays depuis tant d'années. Le jeune homme mène à l'"Amirauté" une vie retranchée et goûte le charme de ce dépouillement. Ses déambulations dans la forteresse le ramènent souvent vers une salle (la "chambre des cartes") où la "ligne rouge", précisément tracée sur le papier, des frontières maritimes du territoire, lui donne à songer. (2) La princesse Vanessa Aldobrandi, jeune femme qu'il a rencontrée auparavant à Orsenna, l'invite dans sa résidence de Maremma (3), ville à demi-abandonnée de la province, la "Venise des Syrtes", où peu à peu se fait jour et circule une rumeur concernant une éventuelle reprise des hostilités avec le Farghestan (5). À cette fièvre montante la belle Vanessa, belle "de la beauté souveraine de la catastrophe", semble prendre une part mystérieuse. Comme si elle était chargée, en le prenant au piège du désir qu'il éprouve pour elle, de mener Aldo à jouer un rôle, déterminé par l'invisible auteur de la tragédie qui se noue, dans ce besoin impérieux qui se répand dans tout Orsenna de sortir de l'enlisement: "Le désir que les jours de la fin se lèvent et que monte l'heure du dernier combat douteux." Aussi inéluctablement qu'il a eu accès à la chair somptueuse de la princesse (8), le jeune officier sera poussé à franchir, lors d'une patrouille en mer, la ligne fatidique qui va rouvrir les hostilités. (9) Il est convaincu de répondre en cela, en s'en faisant l'instrument, à un puissant souhait de réveil qui parcourt le pays, même si cette sortie de l'anesthésie doit le mener à sa perte. (10) Dès lors Aldo ne cessera de s'interroger sur sa propre responsabilité dans un processus qui, au moment où il fait ce récit, a effectivement conduit Orsenna à sa ruine. (11) Ayant mesuré la gravité de son acte, il n'en comprendra le caractère inévitable qu'au moment où le véritable instigateur du mécanisme fatal, le vieux Danielo, maintenant maître de la Seigneurie, lui révélera qu'il n'en fut qu'un rouage, trop docile au désir d'en finir manifesté par les quelques forces encore vives d'une civilisation exsangue. (12)



Synopsis (Notice sur Gracq, par M. Murat, en ligne au site du Ministère des Affaires Etrangères) :

Le Rivage des Syrtes transpose dans un monde inventé le processus qui conduit au déclenchement d'une guerre, tel que Gracq avait pu le vivre entre 1936 et 1939; la fiction isole un "esprit-de-l'Histoire" tout en tenant l'actualité à distance. La Seigneurie d'Orsenna, où l'action se déroule, est à l'instar de Venise une république marchande tombée dans le déclin. Aldo, héros et narrateur du roman, se fait envoyer dans le Sud, "sur le front des Syrtes", pour fuir une vie de patricien oisive et vide. Il y découvre une guerre oubliée avec le Farghestan, Orient fabuleux qui s'étend au-delà de la mer. L'attente fascinée suscite des signes puis des actes: la contemplation des cartes, une voile aperçue puis retrouvée dans les ruines de Sagra. Aldo lutte contre le capitaine Marino, qui commande la "forteresse ruineuse" de l'Amirauté et maintient le statu quo au prix d'une tension continuelle. Dans la capitale de la province des Syrtes, Maremma - "Venise des Syrtes" charriant les clichés du symbolisme dans ses eaux décomposées -, Aldo retrouve Vanessa Aldobrandi, princesse héritière d'une faction d'aventuriers et de traîtres. Elle l'emmène dans l'île de Vezzano, d'où l'on aperçoit un volcan qui domine le Farghestan; et dans des termes obscurs qui consonent avec le sermon gnostique qu'Aldo va entendre dans la nuit de Noël, elle l'investit d'une mission. Le destin d'Aldo s'accomplit: une "croisière" de reconnaissance le mène de l'autre côté de la mer, dans une exaltation calme qui semble recomposer le monde et lui restituer un sens perdu. Mais au moment de "toucher" le Farghestan retentissent trois coups de canon, et le navire fait demi-tour. Le mouvement qui portait le livre en est entravé, comme si l'auteur lui-même avait été touché par la contradiction entre l'élan du désir et les puissances de mort qu'il déchaîne. Il continue cependant sur sa lancée, montrant comment l'opinion s'empare du médiateur qui a "objectivé en volonté" des velléités éparses: par le jeu des versions qui circulent et des fictions de la politique, le processus enclenché conduira de lui-même à des actes de guerre, et à la destruction incidemment annoncée d'Orsenna. Marino est chassé, et, accident ou suicide, disparaît dans la lagune; Aldo va commander aux Syrtes. Nous n'en saurons pas davantage. Bien plus tard, Gracq nous confiera que le livre "jusqu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée". Mais c'est dès le repli d'Aldo que le récit était entré dans une phase réflexive, qui comprend deux étapes. La première passe par un dialogue entre Aldo et l'"envoyé" du Farghestan; l'Histoire y est interprétée en termes de "rapports passionnels", comme un jeu mortel de séduction et de défi. La seconde correspond au dernier chapitre, que Gracq rédige après un arrêt de dix-huit mois. Une sorte d'épilogue ramène Aldo à Orsenna. Il revoit son père, politicien caricatural, et décrit longuement l'état des esprits, alors qu'une agitation burlesque, dans le genre de la Troisième République finissante, se mêle à des attentes mystiques du Grand Jour. Il rencontre enfin le vieux Danielo, instigateur caché de son acte, symboliquement son père et son double: mais Danielo est encore un médiateur, le catalyseur d'un devenir dont la raison échappe, et dont ni les analogies organiques, ni les exemples historiques, ni les mythes qui se superposent et s'enchevêtrent dans le texte, ne fournissent la clé. La poésie des lieux et des instants forme la substance précieuse du texte. Les descriptions sont maintenues au fil du récit: tout paysage est parcouru, ou contemplé dans la posture du guet. Celui même du rivage des Syrtes, à la fois concret et symbolique, est une lande rase et couverte de joncs, "glissant vers le dépouillement absolu". Les villes, Orsenna, Maremma, Sagra en ruine, donnent au récit sa couleur italienne. On y chercherait en vain la trace d'une activité économique. Le négoce est relégué dans le passé; la ville se résume aux masses humaines dans les rues, aux demeures patriciennes et aux casemates du pouvoir: c'est la perspective marginale d'un promeneur, doublé d'un poète de l'Histoire. Le style accentue l'atmosphère de déclin de l'Occident qui imprègne le roman. Bien des pages sont empreintes d'un décorum légèrement archaïsant, sans autre équivalent chez Gracq. L'ampleur de la phrase, les variations modales ("il me semblait"), les glacis d'épithètes, les hyperboles, confèrent à l'écriture une dignité théâtrale, que traverse parfois l'ombre d'une ironie. Joint au retour en leitmotiv des images de la veille, du sommeil, de la vacuité, de l'attente, de l'élan, ce style tendu et chatoyant comme une soierie accroît l'autonomie de la fiction, et donne au livre une cohérence plus intime, parce qu'il est lui-même l'emblème d'une culture composite, fragile, mais capable de ruser avec son propre déclin.


On n'aura pas de mal, dans la transposition des lieux peu respectueuse des distances, à faire coïncider la toponymie : Orsenna remplace Tripoli, comme Vezzano l'île des Syrtes, à laquelle fait face la côte cyrénaïque représentant l'ennemi du Farghestan.

Carte de la côte africaine - Schéma de la géographie du roman

Par exemple, au dernier chapitre, le toponyme Engaddi justifie sa position géopgraphique par ce passage : "La pièce était un rapport de police en provenance d'Engaddi, une misérable bourgade de l'intérieur des Syrtes qui ravitaillait les caravaniers de l'extrême Sud. Le rapport était bref et précis. Il signalait qu'une caravane venant d'arriver à Engaddi avait eu contact au point d'eau de Sarepta avec un rezzou démonté de nomades ghazanides, qui ne s'aventurent qu'exceptionnellement dans ces parages - où sinue une frontière toute théorique - avant le retour de la belle saison. Des détachements farghiens armés venaient de chasser leur bétail de ses pâturages d'hiver situés loin dans l'est, en réquisitionnant les chevaux pour la remonte de la cavalerie, et des recoupements, des renseignements nombreux fournis par des témoins oculaires indiquaient qu'une armée farghienne d'un effectif mal déterminé, mais ” nombreuse ”, les suivait à quelques étapes, contournant la mer des Syrtes par l'est en direction de la frontière. Questionné sur la date à laquelle les Ghazanides pourraient réoccuper leurs pâturages, le chef du détachement précurseur avait répondu en souriant que le bétail sur pied et les chevaux des charrois n'y séjourneraient que très peu, et que ” chacun savait que les bons pâturages d'hiver se trouvaient de l'autre côté de la frontière ”. À la diffusion de ces nouvelles, la panique s'était emparée de la population d'Engaddi ; la police, pour calmer l'effervescence, avait dû évacuer en hâte les femmes et les enfants vers Maremma et distribuer des armes aux hommes valides."



Résumé analytique de chacun des douze chapitres :

I. UNE PRISE DE COMMANDEMENT
Vieillesse d'Orsenna capitale des Syrtes, et ennui supérieur de JE alias Aldo ; romantisme, ambiance de secret ; volonté de voyager dans une province éloignée. Historique du gouvernement d'Orsenna (corps politique momifié ; fonction d'espionnage recherchée et envoi de jeunes yeux en qualité d'observateurs : Aldo est nommé) et de la province des Syrtes (sables stériles en tant que purgatoire et lieu d'exil, si bien qu'Aldo devient étranger à ses amis dont Orlando), pour laquelle il part, recevant des ordres secrets écrits. Autre ambiance de mystère, celle du souvenir de cette guerre de 300 ans contre le Farghestan, de l'autre côté de la mer des Syrtes (mer morte par l'ensablement et la désertification). Enlisement du conflit dont la bouffonnerie plaisante est contredite par le ravivement de ses braises, en sorte que l'événement historique n'est pas achevé. Le départ s'effectue en allant des vignes opulentes d'Orsenna (civilisation et plénitude) à la forteresse de Mercanza, première frontière du désert (steppes, vasières, sauvagerie et vacuité). Les Syrtes sont ensommeillées mais lourdes d'un réveil potentiel (eau initiatique et révélation pour Aldo), dans une impression de suspens insolite, de flou et de secret. Même opacité dans le brouillard dans lequel s'effectue l'arrivée à l'Amirauté, avec ses fantômes de bâtiments. Accueil courtois et scabreux par le capitaine Marino, réputé ennuyeux. Aldo est envoûté par la forteresse ruineuse, cyclope et colosse perclus. Présentation de s 3 officiers et dîner à la casemate à odeur froide de cave et de pavé moisi. Aldo regagne son logement et s'endort.

II. LA CHAMBRE DES CARTES
A l'Amirauté, minuscule observatoire avec vue sur le port rongé de vasières, mesquine politique d'espionnage. Marino occupe son temps davantage à l'économie d'élevage avec les fermes fortifiées des Syrtes que dans le Redoutable ; en sorte que le marin le cède à une garnison pastorale dont l'entreprise relève du génie mercantile d'Orsenna. L'ennui qui découle de cette vie dans ce double paysage est combattu par les virées à Maremma, la bourgade la plus proche, notamment pour les 3 officiers Fabrizio, Giovanni et Roberto, en quête de divertissements (pêche et chasse), qui dissipent la vie monacale de leur capitaine. En revanche Aldo aime cette vie retranchée dans les remparts au bord du désert (charme des ruines secrètes), lourde d'une inquiétude, d'une fascination d'étrangeté. Aldo entre dans la chambre des cartes : symbolique de sa désorientation en ces lieux où règne le refus hautain de l'enlisement (extérieur) et de la déchéance. Les cartes de la mer des Syrtes donnent lieu à un explication dur les limites et interdictions, notamment celle de la terre sainte du Farghestan à l'ombre du volcan Tängri. Marino sort Aldo de son hypnose, réveil du sommeil, logique pour un veilleur de nuit, qui désapprouve secrètement les visites nocturnes d'Aldo dans la chambre des cartes. La vacuité à l'Amirauté est une plénitude pour Aldo qui lui aussi devient veilleur. L'Observateur qu'il est un rêveur, en particulier à l'arrivée d'une voile sur la mer. Ses occupations l'isolent de ses compagnons qui sentent son éloignement et sa quête secrète. Ils ont peur de lui, y compris Marino devant qui pourtant Aldo se sent en faute. Calme soirée de contemplation de l'horizon désert, jusqu'à ce qu'y apparaisse un petit bâtiment qui outrepasse les frontières... Tel est l'événement tant attendu.

III. UNE CONVERSATION
Le lendemain de l'apparition suspecte Aldo anticipe et redoute sa discussion avec le capitaine, monacal, lequel est dans son bureau, au physique de laboureur, et a la divination de ce que va lui annoncer Aldo. Dialogue houleux devant l'air détaché qu'il prend devant le sérieux et l'insistance belliqueuse d'Aldo, par contraste avec le pacifisme conservateur de Marino, ferme mais moqueur, et selon qui il n'arrive rien. Marino avoue se méfier de l'imaginaire des poètes et pose la règle d'or qui consiste à s'adapter à la monotonie sécurisante, au fragile équilibre grâce auquel rien ne bouge depuis 3 siècles. Symbole des pierres bien assises de la forteresse et de l'inertie du sommeil épais, sans rêves dangereux : il n'arrive rien aux gens raisonnables. Il transmet à Aldo l'invitation pour le lendemain soir de la princesse Aldobrandi, ainsi que l'invitation à venir patrouiller avec lui le soir même. Aldo quitte Marino en se remémorant sa rencontre avec Vanessa (Aldobrandi) dans les jardins Selvaggi abandonnés d'Orsenna, de cloître : elle fut sa reine du jardin qui l'éblouit dans la réverbération d'un champ de neige floral. Elle possède et happe de façon redoutable. Flash-back aussi sur la vie houleuse et aventureuse du vieil Aldobrandi et de sa famille, avec lequel compose Orsenna. Elle est maîtresse de songes d'Aldo. Elle est l'Etrangère d'Orsenna et à ce titre potentiellement dangereuse. Elle ouvre aussi à des déserts lépreux et elle est la fleur des marécages car Orsenna est bâtie sur des eaux croupies, rongées de fièvres, dont se délecte Aldo. Retour à l'actualité des Syrtes : la vieillesse conservatrice de cette capitale contraste avec le goût nomade de Maremma. Retour à la patrouille nocturne : sensation de danger à bord du Redoutable, bête réveillée vers un horizon aventureux, celui de l'action. Aldo s'agrippe au bras de Marino : il était fortifiant d'être en mer avec lui, dans l'inconnu de cette nuit tiède.

IV. LES RUINES DE SAGRA
Réveil d'Aldo par Fabrizio, dialogue conflictuel et rappel de la cérémonie de l'après-midi à l'Amirauté, pour les morts d'Orsenna, à laquelle l'Observateur ne peut se soustraire. Fabrizio rappelle son erreur passée : avoir outrepassée la frontière marine avec le Redoutable, cédant ainsi à la tentation de quitter les vasières pour le large. Il démythifie la crainte du conflit avec le Farghestan, et accuse d'obsession à ce sujet Aldo et Marino. Le cimetière est une nécropole administrée de corps bus par les sables (nécrose et ossements). Dérision du peloton de paysans en uniforme devant cette continuité pourrissante, dont la gloire guerrière passée est entretenue par l'air musical héroïque d'Orsenna à rougeur sanguine, comme son drapeau. Puis déjeuner avec les riches éleveurs à qui Marino fait ensuite visiter la forteresse : Aldo est scandalisé de cette profanation. Fabrizio lui rappelle le RDV du soir même chez Aldobrandi. Entre temps, Aldo effectue une visite aux ruines éloignées de Sagra, ville morte dédiée aujourd'hui à la chasse (Giovanni). Il y part à cheval et armé. Il traverse les Syrtes et leur spécificité botanique, l'Ilve bleue lugubres par leur bruit d'os entrechoqués et jaunes comme le sable stérile. Il découvre des traces fraîches de voiture faisant l'aller-retour à Maremma, et arrive aux ruines, mélange baroque merveilleux de végétal et minéral à l'état brut, jungle pavée et forteresse de broussailles. Aldo y éprouve l'envie de réveiller une âme ; il surprend ainsi une silhouette insolite amarrée, celle du petit bâtiment qu'il reconnaît être celui de la veille, gibier clandestin. Le mystère est accru par la silhouette onduleuse d'un gardien armé. Prise de conscience d'un trafic qui donne de l'importance au Farghestan, dont le rêve devient maintenant réalité aux yeux d'Aldo, lequel décide cette fois de n'en rien dire au capitaine, mais de rétablir la chaîne de ce maillon d'événement. Le souvenir de Vanessa entraîne son retour imminent à l'Amirauté, la nuit tombante, mais en retard.

V. UNE VISITE
Aldo est contrarié à l'idée de la connaissance mutuelle de Vanessa et Marino, et se sent manipulé dans cette collusion suspecte. S'ennuyant dans sa chambre, il traverse la caverne humide et glacée pour se rendre de nouveau à la chambres de cartes, dont la fresque magique témoigne d'un éveil dans cette forteresse endormie. Surprise d'une présence féminine : Vanessa est venue chercher celui qui la délaisse ainsi, abandonnant ses invités de Maremma. Faite d'une matière précieuse, radiante, séduisante, elle provoque Aldo et annonce la nouvelle mode à Maremma : les Syrtes. Après un contact charnel, elle le questionne sur sa visite aux ruines, puis décide de le ramener au palais festif. Après un voyage nocturne en voiture (éclat coupant des yeux des bêtes, symboliques d'un danger latent), le véhicule est la barque pour la traversée de cette Venise des Syrtes qu'est Maremma, dont la forme est celle d'une main de delta, ridée et lépreuse, mangée et morte (cadavre puant, vision finale d'Orsenna), dans l'eau gluante et fiévreuse de cette autre nécropole. Ce repaire insalubre de vases moisies est le fief de Vanessa dont le palais est une massive dent enrochée sur les vases d'un doigt de cette main. La fête est une profusion pour les sens d'Aldo, dépaysé par la sensualité d'un visage féminin identique au décor (happement, coquillage enroché, méduse ; bref, la fête s'enlève sur fond de cauchemar). Puis par le visage masculin de Belsenza, sec et glabre, l'agent secret attitré d'Orsenna qui vient ici contacter l'Observateur pour l'entretenir des bruits qui courent au sujet du Farghestan, allusion au feu qui couve impressions incertaines d'un pouvoir occulte, d'une société secrète dominant là-bas. Aldo n'y voit que du romanesque ; Belsenza ne croit pas à la relation entre Maremma et le Farghestan. Retour à la foule festive, où Aldo se sent comme un intrus, dans cette ambiance d'Orient et de délabrement. Scène dans l'appartemnt de Vanessa que rejoint Aldo : s'inquiétant du bateau de Sagra, un de ces enfantillages qui n'échappent pas à la Seigneurie, elle voudrait davantage de permissivité en mer et avoue l'avoir utilisé pour quitter Orsenna pour les ruines, où elle attend, car elle a le pressentiment que quelque chose doit arriver. Elle hait Orsenna, sa complaisance, sa sagesse, son confort, son sommeil. Parabole du calme qui précède la tempête ; elle explique en outre pourquoi le capitaine Marino est attiré le réveil larvé de Maremma (identique à l'attrait d'Aldo pour la casemate). Le contact fiévreux de Vanessa n'a d'égal que celui d'Aldo avec le portrait caché dans son dos de Piero Aldobrandi, espion, traître de Rhages et transfuge d'Orsenna, aux yeux fascinants. Portrait original, non plus la copie que connaissait déjà le cultivé Aldo. Description de l'arrière plan : la montagne Tängri, patte écrasante sur la ville massacrée cruellement ; foule d'insectes, Aldobrandi étant lui-même cet insecte à cuirasse, impitoyable, dans son surnaturel détachement. Aldo est fasciné par cette hydre dont Vanessa atteste de sa présence actuelle à Maremma, vivifiante (ambiguïté : l'homme même ou bien simplement le tableau qui le représente ?)

VI. UNE POUSSEE DE FIEVRE
Aldo se réveille le lendemain à Maremma, comme la fièvre dans cette ville, avec le pressentiment d'un état d'alerte sans cause tangible. Vanessa lui fixe RDV pour une expédition. Retour encore en retard d'Aldo à l'Amirauté qui s'y rendort. Il est réveillé par la discussion entendue entre Marino et Fabrizio concernant le refus du domaine d'Ortello concernant les contrats de fermage. Beppo un des maîtres d'équipage engagé explique son licenciement vu les circonstances qui demeurent secrètes. Marino coupe court en décidant d'aller lui-même à Ortello (à cheval) régler le problème. Son inquiétude est contrebalancée par la certitude d'Aldo, lequel se met à accoucher de son rapport écrit aux autorités, presque malgré lui. Retour du capitaine en soirée, avouant son impuissance à changer la situation officielle et définitive. Alors Roberto le chasseur propose d'affecter ce contingent de 80 hommes, qui ne satisfait plus, à la réfection de l'Amirauté, en faisant des maçons au lieu des laboureurs. Approbation générale, y compris d'Aldo, et de Marino qui se résigne aux changements, dût-il en coûter à son conservatisme. Lui-même change : de momie il revit de l'éveil qui affecte la forteresse endormie ; comparé à une femme épiant sa grossesse. Le campement militaire autour de l'Amirauté constitue une montée de sève dans ces steppes désertiques, un végétal qui s'agrippe, un navire remis à flot, en partance ; telle est la poussée de fièvre qui fait revivre la forteresse, cette dent cuirassée coupante qui mord l'horizon et aiguillonne l'équipage. Aldo s'avoue que cet activisme raréfie ses visites à la chambre des cartes. Le débordement de vie provient de Fabrizio qui le communique aux autres. Cette agitation d'insectes permet de comparer la forteresse à une bête monstrueuse jaillie de sa coque rongée. Naissance sur fond d'inertie. La métamorphose de la pierre noire désormais blanchie utilise la métaphore de la neige irréelle, à évaluation ambiguë : soit un suaire de fantôme pour les uns, soit une robe de noces pour les autres. Mais la neige confère une dernière touche de froideur.

VII. L'ILE DE VEZZANO
Marino transmet à Aldo le courrier du Conseil de Surveillance d'Orsenna (en réponse à son rapport du chapitre précédent), dont le style, comme l'espion Belsenza, procède par allusion et demeure énigmatique. Cela entraîne le souvenir d'Aldo qui se remémore les propos d'Orlando concernant la stagnation marécageuse de la vie d'Orsenna, qui est devenue incompréhensible au peuple (parabole des racines cachées vs feuillage ostentatoire). Mais aussi dangereuse avec ce clan d'esprits aventureux qui ont la mainmise depuis le retour en grâce d'Aldobrandi. Aldo tente de décrypter cette prose bourbeuse, sableuse à travers laquelle percent la volonté d'éclaircissement et de vérification de la situation maritime, ainsi que le reproche de manque d'information du Conseil concernant la remise en état de la forteresse (pièce jointe de Belsenza), attribué à de la légèreté. Rappel en outre de l'hostilité de la Seigneurie envers une puissance étrangère, et du devoir de conscience du péril d'Orsenna. Si bien qu'Aldo est désorienté par tout ce dossier, et a l'impression que quelque chose d'imperceptible a bougé. Il est convoqué le lendemain par Vanessa pour l'expédition déjà évoquée ; cette influence de plus énerve davantage Aldo, car il sent qu'elle profite pour ce faire de l'absence de Marino, qui fait ainsi figure de mari trompé. Il part cependant pour Maremma au petit matin, dont il éprouve le charme de la monotonie des Syrtes, et arrive au palais endormi pour y surprendre Vanessa en tant que fleur carnassière dans le seul geste aveugle de happer et de retenir ; mais aussi en tant que caractère d'animalité pure. Elle décide aussitôt le départ pour l'île de Vezzano, minuscule, aux criques abritées et recherchées par les pirates de jadis. Aujourd'hui, c'est le point (sur la carte) le plus proche de la capitale ennemie, Rhages. Complicité du couple sur la petite barque avant de prendre le bateau de contrebande de Sagra sur lequel Aldo se résigne à monter. Les plumes font le lien métaphorique entre les oiseaux innombrables et les vagues écumeuses. Apparaît en outre le spectacle des falaises très blanches, rongées, cuirassées, à réflexion neigeuse, au donjon ébréché et ébouleux, à coupure de rasoir, bref, hostilité de cette nouvelle forteresse. S'opère alors un voyage en barque à cette Cythère morne au blanc gris d'ossements. L'accostage s'effectue dans une calanque secrète et piégeuse ; le couple reste évanoui dans un contact charnel au sein de cette crypte. Le but secret de Vanessa est d'explorer le royaume de l'île, à son sommet que constitue une table rase, belvédère sur l'horizon désert, seulement interrompu par le cône neigeux du Tängri, menace lointaine. Vanessa refuse de partir pour profiter de la vision de ce phare diamanté. Elle contemple en oubliant Aldo. Retour périlleux à la nuit tombante dans un climat de pureté mortelle.

VIII. NOEL
Visites fréquentes d'Aldo à Maremma. L'un des changements est que la voiture de l'Amirauté ne passe plus inaperçue. Belsenza dans son bureau lépreux est plus soucieux devant la fièvre qu'il sent monter de ce décombre de ville momifiée dans son immobilité ruineuse. Ses interrogatoires policiers sont vains, telle la cartomancienne (thème de la divination) au regard morsure. Autre indice d'inquiétude, la sédentarisation des nomades étrangers, ainsi que leurs rencontres au palais Aldobrandi. Aldo a l'impression qu'Orsenna se lassait de sa santé endormie, au profit du malaise croissant, et il quitte Belsenza pour Vanessa via les quartiers pauvres eux aussi croulants et lépreux, pourtant très vivants, puisqu'il lui semble y sentir la vie battre plus sauvagement à ses tempes et quelque chose se lever derrière l'ensevelissement. Le palais a le pouvoir de neutraliser cette vivacité perceptible, cette dangereuse électricité. Habitudes de journées monotones dont l'attente et l'éveil les fait ressembler à l'alanguissement nauséeux d'une femme grosse. La pièce quasi-marécageuse et les yeux de Vanessa qui engluent son amant le noient, comme dans cette lagune dont l'eau gluante, les rats, le charnier, la moiteur suffocante traduisent l'intense malaise. Si bien que Vanessa apparaît comme un ensevelissement vivace (oxymore ; cf. aussi chap. 1 la broussaille pluvieuse). Malgré sa dureté chaste et cuirassée, elle est comme digérée et assimilée par le milieu ambiant de Maremma, floraison de pourriture gluante et marécageuse. Puis Aldo retrouve le moisi dans sa forteresse Aldobrandi ; il s'y sent comme dans un navire mal ancré. Vanessa et Aldo se sentent regardés, comme attendus par une présence étrangère, nouvelle. Après cette nuit, Vanessa quelques jours Aldo pour Orsenna où elle se rend avec Marino. Aldo se retrouve seul maître à bord de l'Amirauté, après Dieu, ironise-t-elle.
La veille de Noël à Maremma, Aldo prend un bain de foule ; il perçoit un pouls fiévreux là où règne la tradition folklorique des costumes pour la Nativité en Orient, dans un savant mélange où les Farghiens profitent des déguisements carnavalesques pour s'immiscer dans la population syrte. D'ailleurs Belsenza dénonce à Aldo l'envahissement des bédouins. Il l'invite le soir même à Saint-Damase, église officielle ayant composé avec les hérésies du christianisme oriental. Historique des légendes locales. Saint-Damase est aussi le point nodal des alarmistes et propagateurs de rumeurs, des tendances illuministes. Erigée dans un quartier populaire de pêcheurs, sa nativité se transpose naturellement en une naissance au péril de la mer (inverse de la transposition paysanne de Marino). Heureux qui abordera sur l'autre rive... La ferveur mystique se traduit dans le prêche par les images du dégel, du printemps, de l'oeuf. L'officiant, ombre carnassière de prophète, évoque les visionnaires qu'Orsenna avait vus surgir du désert. La signification cachée de l'Espérance est que dans le désert a fleuri la rose du salut. Il maudit en revanche l'enlisement, la sommeil, la sécurité (définitoires d'Orsenna la vieille). Cette ferveur est trop agressive pour Aldo, qui fuit en barque sur la lagune. Morsure du fourmillement d'astres, des clous de feu ; ainsi s'opère le retour rêveur à l'Amirauté, le matin, où le Redoutable est prêt à appareiller. Fabrizio organise un cérémonial pour " le capitaine " Aldo, à qui sont transmis les ordres de Marino. Le bateau est comparé à un gros insecte de mauvais augure, rongeant. Quant à la cabine de Marino, momie, son sens est celui d'un hypogée d'Egypte et un sarcophage (qui renvoie aux précédents hiéroglyphes de la chambres des cartes) ; en outre y domine le fané, le jauni, qui l'ancre à la terre. Jusqu'à midi est préparé l'appareillage prévu pour le soir même ; entre temps, Aldo effectue un déplacement à Ortello à cheval, au prétexte d'aller récupérer une somme due aux équipages. On note le crissement d'insectes sur l'ilve sèche. Arrivée respectueuse et accueil d'Aldo par le vieux chef Carlo, très affaibli, qui sent son heure arriver. Il semble surveillé par un intendant. Carlo explique le renvoi par la fin du conservatisme. Aldo revient à l'Amirauté, assombri. Il dîne avec les 3 officiers et passe à la chambre des cartes pour les documents de mer ; il y éprouve un malaise dans ce froid de grotte, honteux comme un pilleur de tombeau. Départ du Redoutable sous un panache de fumée, dans une mauvaise nuit.

IX. UNE CROISIERE
Ambiance dysphorique sur la mer agitée où le Redoutable progresse ; mes manoeuvres sont effectuées par Fabrizio (alerte à la passe). Froid et humidité encore dans la cabine de Marino (absent) elle aussi gagnée par le vide et l'ennui des steppes immobiles. Aldo et son sentiment d'irréalité face aux symboles armés qui semblent vouloir être mis à l'épreuve, dans une mission secrète dont il ressent l'appel. Quiétude et normalité de ce début de croisière, avec la mer labour d'encre et la poussière d'étoiles où Fabrizio voit le destin d'Orsenna. Les distances de la carte sont désormais à échelle réelle pour Aldo qui sait l'au-delà fabuleux à portée de deux jours de mer. Rétrospection depuis la conscience de sa patrie détruite : le souvenir engage la réflexion sur la comparaison avec le malade qui éprouve la morsure qui mange son sang, le besoin de se délivrer du mal. Réflexion existentielle sur certains hommes porteurs d'une énergie que leur communique tout un univers extérieur. Retour à l'accalmie présente de la mer et du vent, où les volutes d'oiseaux signalent la proximité de Vezzano, cette dentelure aiguë limitrophe pour les patrouilles. A l'aube Fabrizio tendu propose de virer de bord, mais Aldo, à la passerelle, affirme que rien ne presse. Illusion d'une porte venant de s'ouvrir. Fabrizio approuve cette bêtise. A dix heurs, les abords du Tängri sont prévus pour la soirée. Bonne humeur de l'équipage et Fabrizio excité par les conséquences possibles ; électricité à bord du navire, crépitement d'énergie électrique, fièvre bourdonnante. Aldo, toujours calme, s'en tient à distance avec le sentiment de la bonne route promise vers le désert aventureux. L'après-midi offre une accalmie enchantée. Méfiance de Fabrizio qui, pour passer inaperçu met fin au panache de fumée, différent de celui du volcan au loin, pourtant éteint, mais dont la fumée engluée, vivace, maléfique de champignon vénéneux est signe apocalyptique. Colère d'Aldo qui refuse de changer de cap (à l'Est, toujours), contre la crainte de Fabrizio, lequel se résigne à l'effet de surprise. L'équipage silencieux et aux aguets se met aux postes de combat : perplexité pour ces paysans pacifiques. En dépit du problème des brisants et du vent froid de neige et d'étoile, Aldo qui suit les symboles nocturnes se sent en une ineffable sécurité. A une heure du matin, la brusque accalmie signale la proximité de la côte du Farghestan, qui, avec le risque d'éclaircie, est suicidaire selon Fabrizio. Spectacle soudain du volcan, constellé, obscène et vorace. Droit dessus lance Aldo, aimanté à la montagne ; à toute vitesse rajoute Fabrizio, lorsque 3 coups de canons sont tirés de Rhages...

X. L'ENVOYE
Retour dégrisé sur la côte des Syrtes, sains et saufs, grâce à la manoeuvre de Fabrizio et le sang-froid de l'équipage. Aldo s'interroge sur la veille des ennemis, si efficace, alors que les tirs furent eux inefficaces. Il avoue être allé là-bas devant les questions pressantes de Giovanni et Roberto, lequel se méfie d'une visite de l'ennemi ; un petit conseil de guerre décide d'un dispositif d'alerte. Complicité de la bande des 4 (absence de Marino), et excitation déçue par 4 jours consécutifs de calme plat. Aldo prend conscience du cauchemar de son acte ; son dilemme (l'avouer ou non) se résout par une décision de demande d'audience au Conseil de Surveillance. La rédaction nocturne de sa lettre est interrompue par une autre demande d'audience, celle de l'Envoyé de Rhages, qui n'est autres que le gardien du bateau de Sagra (chapitre 4). Devant ce parlementaire de guerre, qui évite l'emprisonnement, Aldo est heureux du signe de vie de l'ennemi. Avec un ton diplomate, que récuse pour sa part Aldo, il revient sue le casus belli de la semaine passée et sur le réveil des hostilités entre les deux pays, ce que ne nie pas Aldo en reconnaissant sa croisière. En sorte que l'Envoyé le rassure sur la volonté de continuité pacifique de Rhages qui demande à ce que l'on atteste l'insignifiance du fait, ce pourquoi il laisse un délai d'un mois à Aldo, lequel objecte que la fièvre de l'opinion a mis le feu aux poudres. Ils s'accusent mutuellement d'espion et de provocateur, mots officiels qui contrastent avec leur conversation officieuse. Le ton bienveillant de l'apaisement réitéré par cette apparition ensorcelée lui sert à expliquer que l'Amirauté, ostensiblement sur la défensive, ainsi que les bruits courant à Maremma ont pu prêter à confusion, et que Rhages attend une déclaration, certes embarrassante pour Aldo. Puis il prend congé en affirmant, par une voix tranchante qui se répercute en Aldo, sa certitude qu'il n'y aura pas de réponse (i.e. que la guerre est inévitable).
Le lendemain, la fièvre de rejoindre Vanessa se retrouve au marché de Maremma, où sa voiture ne passe plus inaperçue. Il y est informé que les prières à Saint-Damase depuis une semaine visent à exorciser le malheur prédit. Pâleur de Vanessa au palais, reine qui exprime sa fierté de son héros d'être allé là-bas, et lionne qui affirme son impuissance aujourd'hui à modifier le cours des choses, affirmant que celui-ci transcende l'acte d'Aldo. Fatalisme de celle qui sait la naissance imminente. Elle revient sur le naufrage passé de Marino (flash-back) pour montrer que franchir le pas implique de savoir quitter une chose condamnée. La différence majeure avec son champion Aldo est qu'elle n'a aucun remords ; ce regard impitoyable sur Orsenna lui vient de l'engagement de sa famille. Le dialogue avec Aldo s'envenime et en vient au porte-parole de là-bas, un des membres de l'équipage de Vanessa dont elle réalise la trahison ; mais elle s'emporte contre ce ton inquisiteur d'Aldo et dans une exaltation illuminée, elle exprime longuement son appartenance à la race des dominateurs, transfuges et traîtres, poètes de l'événement. Elle informe Aldo de la métamorphose d'Orsenna, réveillée, comme Maremma qui sait tout depuis le lendemain du fait, et déjà ailleurs, ne pouvant plus reculer. Seul Aldo, enfant naïf, croit encore au secret et découvre l'horreur des yeux braqués sur lui. Il comprend, mais Vanessa le rassure en avouant l'avoir protégé, notamment par une version de légitime défense en cours de croisière. Le conflit se termine par les pluers de lâche du jeune homme face à la détermination de la femme qui a le courage d'accoucher de quelque chose. Fin du chapitre sur le thème de la pollinisation (après le ronronnement malsain de la rumeur de palais comparé à une celui d'une nuée de sauterelles), par un rongement d'insectes qui aboutit à la mise au monde, toujours positive selon Vanessa.

XI. DERNIERE INSPECTION
Mort du vieux Carlo, prophète de son ignorance de la nouvelle qu'il attendait. Ce dernier des soldats laboureurs de haute race est enterré l'après-midi dans le cimetière de l'Amirauté, comme tous les grands des domaines alliés. Marino toujours absent lors de la cérémonie, qui se compose d'un étrange cortège de nomades barbares du désert. La vie agrippée du vieillard est remise en mouvement par le sable (symbolique) qui l'ensevelit. Son fils aîné prête allégeance à Aldo. Marino enfin arrive, en tenue de circonstance avec sa couleur jaune emblématique : le jauni de la grève-glèbe, du sable, de végétal fané, d'ilve qui s'agrippe elle aussi). La résignation du capitaine à la fatalité de l'événement décidé par Aldo (j'irai là-bas) se traduit par la lourdeur de son bras angoissante et oppressante sur Aldo. Lequel veut le décharger par écrit quand il apprend que le capitaine est démis de ses fonctions. Aldo qui prétend avoir agi en connaissance de cause a à rendre ces comptes à la Seigneurie, mais aussi à Marino qui incarne la Terre d'Orsenna. L'opposition des deux idéologies est nette : conservatisme aveugle et vie d'un côté vs progressisme lucide et mort de l'autre ; terre et usure vs mer et nouveauté. Marino effectue la passation de pouvoir à Aldo ; son pessimisme se traduit par les ossements et l'ensablement d'Orsenna. Il apporte la convocation au Conseil de Surveillance à Aldo, qui lui annonce ce qu'il dira, à savoir qu'on s'est servi de lui, que les choses le dépassent. Fin de journée d'hiver glaciale, surtout dans la forteresse où Marino fait une exégèse de la devise équivoque d'Orsenna (in sanguine vivo...) ; en se dirigeant vers la plate-forme à canon de la casemate moisie, jaunie (aussi par la même lueur de lampe), vénéneuse, nauséeuse, tous deux reviennent au point de départ de leur rencontre (chap. 1), où Marino conclut qu'il n'y avait pas de place pour eux deux, avant de faire une chute mortelle suspecte. Officiellement, Aldo en fait un accident par glissade. Capitaine disparu à jamais et cadavre introuvable dans les vases gluantes de la lagune. Sommeil.

XII. LES INSTANCES SECRETES DE LA VILLE
Dans la même grisaille pluvieuse Aldo arrive le soir à Orsenna, capitale vulnérable qui lâche prise : ses griffes ne sont plus agrippées pour l'éternité ; fin de l'immobilité, du conservatisme. Sur la route, un symptôme : l'attente des bergers des steppes qui voient des signes de mort. Arrivée tard dans la soirée chez son père qui, exceptionnellement, l'accueille lui-même, tel un héros de retour, avec Orlando son ami. Flash-back sur l'engagement politique de ce père en faveur de l'inertie ; de là la crainte d'Aldo de se voir reprocher son initiative ; mais c'est une mauvaise anticipation car le père est excité par la popularité de son fils, à qui il réserve un discours de sa voix augurale, dédramatisant le fait nouveau, qu'il déclare tant attendu et inéluctable. Aldo l'interrompt et Orlando confirme la convocation au Conseil de Surveillance pour le lendemain. Le discours du père s'achève sur la tentative de se placer en faisant part de son amitié au chef suprême Danielo; il est une girouette au vent, selon Orlando qui confirme sa sénilité et son opportunisme, ainsi que le mode d'Aldo, en osmose avec le mauvais climat actuel, passionnel et belliciste.
Aldo passe deux jours en ville pour y vérifier la concentration d'énergie dont parle Orlando. Il est reçu par les ex-clans ennemis, curieux de son expédition. Les plus enthousiastes à cette idée d'accouchement historique dont il est porteur sont précisément des auditrices. Il comprend a posteriori le rôle de guide de Vanessa. Aldo est frappé par l'absence d'esprit critique relativement aux événements des Syrtes. Il analyse les changements physiologiques intervenus à Maremma; quant à Orsenna, la capitale s'inspire du vieil Aldobrandi, figure de proue mondaine; elle vit sur l'illusion de décider du sort de son ennemi, alors qu'Aldo est persuadé du contraire, de même qu'il sait le décalage entre la prétention de la Flotte des Syrtes et l'indigence des pinasses envasées. Il dénonce le nombrilisme d'Orsenna, ainsi que son inconscience du tragique. Elle n'est plus le coeur glacé de la Seigneurie, austère et froide, mais est régie par l'animation, l'aimantation, l'électricité active. Aussi le noyau primitif autour de Saint-Jude est-il envahi par une foule qui l'avait déserté, menée par le vieil Aldobrandi qui fomente des émeutes. La pègre est aux abords du palais du Conseil de Surveillance, en toute impunité. Aldo prend ce symptôme au sérieux, contrairement à la Sécurité. Le nouveau préjugé pro-Aldobrandi remplace les idées reçues, par altération mystérieuse. La population est comparée à un équipage avant le naufrage. Ces réflexions assaillent Aldo au moment où il se rend au palais. Il éprouve la puissance austère de marcher dans une ville proche du cloître et de la forteresse (arêtes coupantes, places cuirassées, minéralité, observatoire).
Flash-back sur une conversation de la veille avec Orlando quant au rôle majeur de Danielo au Conseil, a posteriori reconnu comme le rédacteur des instructions données à Aldo; sa carrière d'historien devenu vieux avec la ville. Le calme du palais au moment où y pénètre Aldo, dans ce monde fermé, conservateur, au décor de barbare et religieux. Il est interpellé par Danielo qui masque à peine une lourdeur brutale. Aldo justifie son acte; il est maintenu en poste, pour diverses raisons. Dialogue et tutoiement d'Aldo, ayant agi par procuration du pouvoir revendiqué par Danielo qui confesse longuement sa passion du Farghestan et la nécessité de l'acte. Aldo prend conscience du pacte décidé par les villes, enceintes d'une chose muette qui décide et que les politiques sont incapables de rendormir. Parabole du vieillard navire moteur de l'auto-destruction : l'ennui de soi, la longue durée imperfective. Mur de peau vieillie que doivent faire craquer les cavaliers du désert (parabole biblique de Jéricho). Danielo pourtant patriote justifie son inertie et son refus du geste pacifiste demandé par Aldo par le rapport de police mentionnant l'infiltration par le sud des nomades farghiens. Le désert fleurit. Aldo quitte le Conseil très tard et prend les mesures militaires requises pour l'Amirauté (surveillance accrue et blocus). Le vieillard sait que rien n'arrêtera le destin d'Orsenna. Dehors, la dureté minérale plante le décor de la ville haute. L'attente est comblée.

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