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CONTAMINÉE

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ême complété malgré une pseudo-réussite, le dossier du Irving Whale soulève encore des interrogations, mais également beaucoup de contestations de toutes sortes, les uns contestant généralement les informations des autres, de quoi ne plus savoir où donner de la tête.
    Il importe de savoir que les choses n’ont pas changé depuis le naufrage de la barge, au large des Iles. Comme nous en faisions état dans le précédent numéro de GASPÉSIE, dès 1970, l’écrivain Farley Mowatt se plaignait du secret qui entourait le dossier(11), demandant à ce que le gouvernement du Canada procède dans les plus brefs délais. C’est ainsi que celui qui est maintenant responsable du bureau de la Garde côtière canadienne à Cap-aux-Meules, Ernest Bouffard, reçut l’ordre de ses supérieurs de prendre les dispositions nécessaires pour qu’on puisse procéder au nettoyage des côtes des Iles-de-la-Madeleine.
    Il va donc sans dire que, après toutes ces années, Ernest Bouffard aura vu le dossier du Irving Whale le suivre comme un obsédant fantôme et nul doute qu’il a grand-hâte de voir ledit dossier enfin enterré, possiblement selon la méthode préconisée par le scientifique Émilien Pelletier dans son ouvrage(12), sous forme de sarcophage.
Revenons cependant quand même en arrière, après la prise de position de Farley Mowatt. Après une inspection visuelle de la barge en 1970, laquelle fut entreprise au moyen d’un submersible(13), donc, sans en vérifier le fond, le gouvernement décidait de tirer la couverture sur le dossier(14). Cependant, K.C. Irving entendait bien reprendre possession de sa barge même si elle lui avait été payée par ses assureurs. Quant aux récriminations des environnementalistes, le grand patron de la pieuvre n’en avait cure.
    Quiconque voyage un tant soit peu dans les provinces maritimes sait que K.C. Irving y avait le bras extrêmement long. Suffisamment long pour être en mesure de se rendre jusqu’à l’assemblée législative desdites provinces. Mais la pression populaire commençait à indisposer les gouvernements provinciaux. Pendant un certain temps, le conservateur David MacDonald, représentant de l’Ile du Prince-Edouard aura maintenu la pression dans le dossier au niveau fédéral. Le ministre des Transports Don Jamieson finit par accepter de faire le travail de renflouage et d’accepter d’assumer intégralement la facture(15).
    Il s’agissait, pour K.C. Irving, de l’occasion rêvée pour aller chercher encore quelques sous de plus. C’est ainsi que Donald Kerr et Walter Partridge qui étaient associés dans le Atlantic Salvage and Dredging décidèrent de miser sur le projet de renflouer le Irving Whale. Tous deux considéraient que le fait de remonter le Whale sans en perdre la cargaison au fond était le plus grand défi auquel ils aient jamais été confrontés(16). En octobre 1971, curieusement, Donald Kerr reçoit la visite d’Arnold Gordon qui lui offre $50,000 pour rien.
    En fait, ce n’est pas tout à fait pour rien comme le rapporte Palango dans son ouvrage. C’est pour hausser de façon substantielle la soumission qu’il allait produire en vue de procéder au renflouage(17). Bien sûr c’est un crime, mais Arnold Gordon, qui le rencontre pour un groupe de récupérateurs d’épaves canadien dont évidemment K.C. Irving, n’en a cure. Arnold Gordon allait d’ailleurs préciser, lors de cette entrevue avec Kerr qu’il a le bras long. Il ajoute qu’il a des amis influents à Ottawa, de même qu’au Nouveau-Brunswick, à l’Ile du Prince Edouard. Il accentue également sur le fait que le premier ministre Alexander Campbell de l’Ile du Prince Edouard est un de ses amis intimes(18). Gordon ajoutera, en guise d’information pour son interlocuteur qu’il a de bonnes sources, en l’occurrence Stewart Nellis, à l’effet que le gouvernement ne devrait pas accepter une soumission supérieure à 2,35$millions. Il ira même jusqu’à ajouter que Murphy Pacific déposera une soumission élevée parce que cette compagnie doit une faveur à la Foundation Company of Canada, ce qui s’avérera exact puisqu’elle soumissionnera pour 4,4$millions(19). Kerr refuse finalement le «cadeau» de Gordon et finit par le mettre cavalièrement à la porte(20).
    Cependant, comme Atlantic Salvage and Dredging est consciente qu’elle n’a pas l’équipement nécessaire pour procéder seule à la récupération de l’épave du Irving Whale, elle se retourne vers un partenaire, Smit-Tak International Salvage de Rotterdam. Mais ce ne sera pas suffisant puisque le consortium représenté par Gordon a d’autres armes dans sa manche. Et, comme il l’a lui-même dit, il a des amis bien placés.
    Le groupe mis de l’avant par Kerr et Partridge présente une soumission(21) de 1,700,000$. C’est une proposition inférieure à celle présentée par le groupe Marine Industries, the Foundation Company of Canada et Mil-Tug qui proposent de faire le travail, eux, pour 2,350,000. Curieusement, ce dernier montant correspond exactement à ce que Nellis avait avisé le gouvernement de ne pas dépasser. D’autant plus curieux que Nellis avait lui-même dit aux Irving qu’il était en mesure de faire le travail pour 674,000$(22), avant de se retourner et de travailler dans le dossier à titre de consultant pour le gouvernement fédéral. En somme, il aura donc accepté, au nom du gouvernement fédéral, une soumission près de quatre fois supérieure à ce qu’il aurait été prêt à faire lui-même.
    Et, lors de l’ouverture des soumissions, le 5 novembre 1971, laquelle n’est pas publique — tout comme en 1994 — les deux représentants du gouvernement, John Ballinger et Stewart Nellis  regardèrent sommairement les offres. Ultérieurement, rappelle Palango, Ballinger se souviendra que Nellis regardait la méthode proposée par le consortium avec curiosité. Puis, emmenant les  trois soumissions chez lui, Nellis décidait quelques jours plus tard de rejeter la proposition de Atlantic Salvage and Dredging et Smit-Tak International sous prétexte qu’elle manquait de détails(23).
    Outré d’avoir été aussi cavalièrement évincé du dossier, Kerr s’emporte contre la situation injuste dont il est l’objet, se retourne vers un de ses vieux amis et avocat, Cliff Kennedy et lui demande de faire des fouilles. Après tout, ça sent la corruption à plein nez, ça sent également la collusion et le patronnage.
    Après avoir ébruité les informations que lui avait transmises Kerr, Kennedy allait demander à celui-là de déposer un affidavit afin de pousser plus avant dans le dossier. Mais si Kerr refuse à prime abord, son intégrité mise en doute, il se décidera enfin à passer aux actes et acceptera finalement de faire ce document que son ami lui demande. Puisque Gordon a des amis en haut lieu, pourquoi Kennedy n’en aurait-il pas lui aussi?
    Et il en a de très haut placés. Suffisamment haut pour donner le vertige à Gordon. Par personnes interposées, il peut même se retrouver devant le premier ministre lui-même. Pas Alexander Campbell, Pierre Elliot Trudeau. Et l’information se rendra effectivement à ce dernier, passant même par-dessus la tête de la Gendarmerie royale du Canada. Mis au fait de l’entourloupette, le gouvernement canadien demandera, par le biais du ministère des Transports, au surintendant de la Section des Crimes Commerciaux de la Gendarmerie de déléguer un investigateur. Le surintendant Henry Jensen délèguera Rod Stamler avec d’autant plus d’intérêt que l’enquête pourrait bien déboucher sur une enquête à grande échelle sur les crimes commerciaux.
  Et sitôt que Stamler sera dans son bureau, Kennedy comprendra qu’il a affaire à un incorruptible. En l’espace de quelques semaines, Stamler s’acharnera avec la hargne d’un pitbull, conscient qu’il a affaire à des gens sans trop de scrupule. Au terme de son enquête, il en viendra à la conclusion que, comparée à l’organisation et au pouvoir politique du monde des affaires légitimes, la Mafia a des allures de voleur à la tire(24).
    Comme il agissait en tant qu’agent du gouvernement plutôt qu’à titre d’officier de police, Stamler ne pouvait que se limiter à recommander que des actions soient prises. Il allait donc soumettre ses recommandations au ministère de la Justice du Canada qui transmit le dossier au procureur de la Couronne d’Halifax. Il espérait bien que le bureau du procureur général de Nouvelle-Écosse poursuivrait, mais c’était compter sans une autre patate chaude qui se trouvait entre les mains dudit procureur général. Il était aux prises, depuis l’année précédente, avec le dossier de Donald Marshall, un autochtone reconnu coupable du meurtre de Sandy Seale(25). Et Marshall refusait, lui, de se reconnaître coupable.
    Évidemment, la suite des choses nous a expliqué comment il se fait que Marshall refusait de se montrer conciliant avec le bureau du procureur général. Quant aux personnes mises en cause dans le dossier du Irving Whale par l’enquête de Stamler, leur cas embarrassait au plus haut point le bureau du procureur général. À un point tel que, dans une discussion qu’il avait avec les officiers du ministère de la Justice du Canada, un haut représentant de la province refusa de porter des accusations. Il indiqua que si le ministère fédéral persistait dans sa demande, il se pouvait que la Nouvelle-Écosse considère le fait d’instaurer sa propre police provinciale lorsque viendrait le temps de renouveler le contrat de la Gendarmerie(26). Finalement, les autorités de la Nouvelle-Écosse décidèrent effectivement de ne pas aller plus avant dans le dossier parce qu’il pouvait s’avérer fort embarrassant pour certains membres du Halifax Club.
    Entre-temps, lorsqu’il eut la preuve de cette collusion, le gouvernement décida de refermer le dossier du Irving Whale. Il avait d’autant plus de prétextes de le faire qu’il avait toutes les raisons de croire que K.C. Irving avait vu juste. Au fond de l’eau, le mazout de type «C» contenu dans la barge s’était solidifié. N’avait-on pas comme preuve, le fait qu’on avait procédé à une inspection par le biais d’un submersible et rien ne s’était montré. Mais c’était compter sans le temps qui fait toute la différence comme on le sait.
    Plus ou moins 25% de la cargaison de mazout de soute de type « C» s’était déversé dans l’environnement, souillant les côtes de l’Ile du Prince-Edouard et celles des Iles-de-la-Madeleine. Et malgré les prétentions de K.C. Irving, force nous est de constater que ce n’est pas vrai que le mazout s’était solidifié. À tout le moins, pas dans sa totalité. Autrement, il faudrait expliquer ce qui s’échappera pendant plus de 25 ans de cette barge. Si rien ne paraissaît, curieusement, des plaques de mazout continuaient de faire côte tant à l’Ile du Prince-Edouard qu’aux Iles-de-la-Madeleine. Mais, vu d’Ottawa, ça ne paraît pas trop. À tout le moins, pas suffisamment pour qu’on ait besoin de s’en préoccuper. Il faut dire que certains politiciens ont la vue courte quand il s’agit de regarder ailleurs que dans leur avenir immédiat. Que faire des 3,100 tonnes de mazout qui restent à bord?
    Dans le prochain volet, nous verrons comment on peut prendre aussi longtemps pour régler un dossier qui, en soi, aurait pu s’avérer relativement simple pour les professionnels de la récupération d’épave. Mais, de tergiversation en camouflage d’information de toutes sortes, bien du temps se perdrait avait que l’ensemble du dossier soit complété. Et les dommages à l’environnement seraient considérables.
 
Devant les propos tenus par madame Hélène Chevrier dans le précédent numéro du magazine Gaspésie(A), les répliques ne tardent pas à arriver aux bureaux dudit magazine. De madame Sylvie Lebeau (C) de Longueuil; du cinéaste-écologiste Frédéric Back (D); de monsieur Sébastien Cyr (E) de Fatima aux Iles-de-la-Madeleine; du vétérinaire Pierre Olivier (F) par qui le scandale est arrivé sur la place publique.


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(11) Le journal Le Madelinot, vol. 5, # 20, 30 octobre 1970, p.3.

(12) LE FANTÔME DE L'IRVING WHALE, Émilien Pelletier, Presses de l'Université Laval, 1996.

(13) OPÉRATION IRVING WHALE, fiche d'information # -1, page 2, Gouvernement du Canada, février 1996.

(14) OPÉRATION IRVING WHALE, Ibidem.

(15) ABOVE THE LAW, op cit, p. 64.

(16) ABOVE THE LAW, op cit, p. 64.

(17) ABOVE THE LAW, op cit, p. 64.

(18) ABOVE THE LAW, op cit, p. 69.

(19) ABOVE THE LAW, op cit, p. 70.

(20) ABOVE THE LAW, op cit, p. 69.

(21) ABOVE THE LAW, op cit, p. 67.

(22) ABOVE THE LAW, op cit, p. 67.

(23) ABOVE THE LAW, op cit, p. 70.

(24) ABOVE THE LAW, op cit, p. 78.

(25) ABOVE THE LAW, op cit, p. 78.

(26) ABOVE THE LAW, op cit, p. 64.
 


 



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