(Publié au printemps 2003, c'est un roman d'aventure basé sur la vie d'une amérindienne (historiquement vérifiable) mariée à un coureur des bois, François Verreault, dans une région où l'homme blanc tente de repousser l'indien dans ses derniers retranchements.)




Meneur de Loups est originellement paru aux
Éditions HUMANITAS à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: détail d'un vitrail © Francine Beaudry
ISBN: 2-89396-243-2
Dépôt légal: 1e trimestre 2003
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Tous droits de traduction et de reproduction,
par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.




«...Quand tu as écrit quatre répliques, tu penses à Molière, à Racine, à Beaumarchais, et tu te dis: «A côté de ces gens-là, ce que j'écris ne vaut pas grand-chose.» Mais qu'est-ce que tu en sais? Ne te mêle pas de te juger toi-même: tu es le plus mal placé pour ça, dans un sens comme dans l'autre. Quand tu as envie d'écrire, écris: c'est le public qui dira ce que tu vaux...»
— Vincent Scotto
Marcel Pagnol / Confidence




Pour Lise...
pour la complicité,
pour la fidélité
et davantage encore,
pour l'amitié

G.P.
I
LE PORTAGE DES ROCHES
LE 20 JUILLET 1820
     Les dernières résistances du jour qui s'étiole exhalent leur ultime soupir pendant que, sur le camp établi au Portage des Roches en bordure de la Rivière Shegotimish, errent en lambeaux chétifs, les premières brumes de la nuit naissante. Pas de tente, pas d'abri, aucun. Les voyageurs ont trop accumulé de fatigue au cours de cette interminable expédition pour se prêter à cet effort. Pas cette nuit, du moins. De toute façon, exténués, ils savent que c'est leur dernière nuit de halte avant d'arriver au poste de traite.

     Demain, enfin, ils pourront, après avoir perçu leur maigre traitement pour leurs efforts, rentrer à la maison et retrouver - dans la plupart des cas - femme et enfants. Pour la dernière fois... jusqu'à la prochaine expédition. Isolée du groupe, Marie Pessamius Kue, la sauvagesse, comme l'appellent tous les membres de l'expédition - ou plus exactement tous les blancs de la contrée - seule avec ses souffrances et ses tourments, tente de trouver le sommeil. Enfin, les choses étant ce qu'elles sont, elle essaie de trouver la force de l'appeler. Habituée à la dure, il y a longtemps qu'elle fait office de portageur pour le compte du commis du poste de traite. Presque aussi longtemps que son mari, François Verreault.

     Jadis, il lui arrivait à l'occasion d'être partie prenante en tant que portageuse, lorsque c'est à son mari qu'était dévolue la tâche de chef d'expédition. Mais il y a long feu qu'ils n'ont pas, ensemble, sillonné les vastes forêts du territoire pour le compte du commis. Plus longtemps encore, pour leur propre compte, pour le plaisir de la découverte, pour apprendre à s'apprivoiser l'un l'autre.

     Depuis cette lointaine époque, ne sont pas rares les expéditions où elle a eu à trimballer sur ses reins endoloris les trois sacs de farine de cinquante-six livres chacun, soit un total de cent soixante-huit livres bien comptées de la charge que le commis lui allouait avant de consigner le tout dans son registre ou, au retour, chargée comme un mulet des prises des trappeurs. Sans jamais rechigner, elle encaisse. Elle le fait pour ajouter un peu de luxe, si tant est qu'on puisse parler de luxe dans les conditions de misère que connaissent tous les habitants du Royaume, qu'ils soient blancs ou, comme elle, indiens.

     Certes, il y a des compensations diverses, dont la proximité de l'eau-de-vie n'est pas la moindre. C'est un fait connu par toute la contrée: la femme de François Verreault est une ivrogne mais à quarante-neuf ans, les forces sont de moins en moins fortes et, ce soir, Marie Pessamius Kue en est plus consciente que jamais.

     Personne pour entendre ses suppliques, non plus que ses angoisses, pour partager sa solitude. Seule avec son désespoir, l'indienne souffre de tout son être, subit son handicap, sa condition miséreuse et seule la vie nocturne qui l'entoure peut témoigner de cette détresse qui l'accable, cette vie faite de silences pour le commun des mortels.

    
*


Quinze ans, mon beau François, c'est exactement l'âge que j'avais quand mon père a accepté ce mariage. C'est une longue expédition. Combien de paires de mocassins usés depuis ce temps? Pourtant, me croirais-tu? je me souviens comme si c'était hier.

Dis-moi quand te reverrai-je, si jamais je te revois? Je me doute bien de ce que tu me dirais si tu étais là. Tu prétendrais que c'est idiot. Et pourtant, à chaque fois que la vie nous sépare, pour mener les escouades dans ton cas, pour y portager dans le mien, les mêmes craintes m'assaillent. Jamais il ne serait venu à l'idée de McLaren ni à ceux qui l'ont remplacé de me donner, à moi, la charge d'une escouade. Comment pourraient-ils, eux, des hommes, des blancs, donner une telle charge à une femme? A une sauvagesse!

Il n'y a aucun danger que jamais je devienne, comme toi, chef d'escouade. Pour les blancs, un sauvage, c'est à peine mieux qu'un animal. Tout juste bon à être esclave. Comme un chien. Je ne me plains pas. En tant que sauvagesse, je suis l'esclave de l'esclave. Je suis ton esclave, même si tu fais tout pour me faire croire le contraire, mon beau mari.

Tu rirais de me voir ce soir, parce que tu t'es toujours moqué de cette hantise qui me déchire les entrailles comme un enfantement. Tu es, mon beau Mahikanitsh mitetihiku , toi-même un loup; comme tous ceux qui marchent dans tes traces depuis que je te connais. Je suis une sauvagesse, tu es une bête sauvage, ma bête sauvage à moi. Je suis sans doute la seule à voir cette bête sauvage en toi. Les blancs voient trop la couleur de ta peau pour s'arrêter à ce que tu es réellement. Tu es indompté parce qu'indomptable. Tu as adopté, apprivoisé la mort depuis longtemps, mais ce n'est pas mon cas.

Et parce que je suis follement amoureuse de ce loup en toi, de cette bête sauvage, je me sens toujours apeurée quand je te vois partir en expédition. Le loup n'est pas fait pour côtoyer les hommes. Comme si ce n'était pas suffisant d'avoir peur pour ta sécurité, celle dont tu te moques, je crains quand, de mon côté, je suis demandée pour portager sans que tu fasses partie du voyage. C'est plus fort que moi, j'ai toujours, collée aux tripes, cette angoisse sourde de ne plus jamais te revoir. C'est pire qu'un cauchemar.

La rivière du temps a coulé sur nos amours; bien sûr, il y a presque trente-cinq ans qu'on est soudés l'un à l'autre, toi et moi. Et pourtant, je te revois encore comme la première fois, comme aux temps anciens. Tu as sans doute oublié ces détails parce qu'ils n'ont pas la même importance pour toi que pour moi. Je découvrais celui que je voulais pour mari; toi voulant apprendre mais désintéressé de tout le reste, tu te contentais de fumer ta pipe avec Joseph Shashumegu, mon père. Tu voyais en moi ce que j'étais réellement, une enfant; pour moi, rien ne pouvait être plus clair, pas même le soleil se vautrant sur le Lac Plat ; j'avais devant les yeux celui que je voulais pour mari. Rien de moins.

Tu es arrivé aux aurores. Tiens, j'ai encore la senteur de la brume de ce matin-là dans la narine. Je me souviens, le brouillard s'effilochait contre la fleur des quenouilles, quand je t'ai vu sortir de la forêt. Je ne te connaissais pas, c'était la première fois que je te voyais. Tu ne m'as pas parlé; je pense que tu ne m'as même pas vue. J'étais inexistante pour toi. Tu n'avais pas besoin de dire un seul mot pour que je sache qui tu étais. Je n'ai eu qu'à repérer ton loup, Malchut, cet Esprit de la forêt, celui que tu as toujours nié être ton loup et qui l'était pourtant comme aucun autre ne l'a été depuis; à l'affût, prêt à l'attaque pour te défendre, même contre le Grand Manitou s'il l'avait fallu. Prêt à donner sa vie pour protéger la tienne. En le voyant, lui, j'ai aussi vu la Bonne Etoile, comme tu l'appelais, elle. Normal, Malchut était là où tu étais, plus fidèle que ton ombre, tandis qu'elle était son ombre à lui. Je ne savais rien et pourtant je savais déjà tout de toi. Enfin, je savais tout ce qu'il fallait que je sache, tout ce qui était important.

Qui d'autre que celui que les miens continuent encore depuis tout ce temps à appeler Mahikanitsh mitetihiku, celui que les loups ont adopté, celui dont les loups marchent dans la trace, aurait pu se promener en forêt avec un couple de loups le poursuivant partout où il posait le pied, sans pour autant craindre pour sa vie? Et un blanc par surcroît... Personne d'autre que toi. Il y avait déjà longtemps que ta réputation d'homme aux loups t'avait précédé. Tu vois, ça non plus ça n'a pas changé. Encore aujourd'hui pour tous, tu es meneur de loups. Sauf pour moi. Pour moi, depuis le premier jour, tu es LE LOUP.

Bien avant de te connaître, de te voir arriver parmi les miens ce matin-là, déchirant les brumes comme tu l'as fait plus tard de mes chairs, j'avais entendu parler de toi. Joseph Shashumegu parlait depuis longtemps de l'homme adopté par les loups, l'homme aux loups, l'homme dont les loups suivent la trace. Et toujours, je sentais un immense respect dans ses paroles. Il en parlait à peu près comme on aurait parlé d'un dieu. Il avait, même s'il ne te l'a jamais dit, une profonde vénération pour toi. Non, ce n'est pas du respect, non plus que de l'amitié qu'il éprouvait pour toi. C'est de l'admiration. Je n'ai jamais vu mon père avoir une telle vénération pour personne. Pas même pour la Robe-noire.

C'est vrai, ce matin-là où je t'ai vu pour la première fois, je ne te connaissais pas. Pourtant, en même temps j'en savais déjà beaucoup sur toi. Celui qui sait se faire adopter par les loups, comme tu y es arrivé sans même l'avoir cherché est forcément, au plus profond de lui-même, un homme bon, généreux. Peu importe ce qu'en disent ses semblables. Et sitôt que je t'ai vu, que je t'ai approché, que j'ai été enveloppée par les senteurs qui te collaient à la peau, tout comme tes loups le faisaient, j'ai compris. J'ai compris qu'à jamais, tu serais Mahikaniu, mon loup des bois à moi.

Les autres blancs sentent la sueur, la vieille graisse, le sang séché, l'alcool. Ils sentent tout ce qui me dégoûte, tandis que même en plein champ, même au milieu du Lac Plat, c'est toute la forêt qui embaume ton corps, tes hardes. Même quand tu viens de te laver, quand tu sors de la rivière et que l'eau ruisselle encore sur ta peau. Tes cheveux dégagent des relents de sapin traînard, ton corps sent l'humus, et je vois le vent faire balancer les branches des arbres dans tes yeux. Ce n'est pas pour rien que j'ai toujours refusé de coucher dans le même campement que les autres blancs; leur senteur me lève le cœur. La tienne me grise. Cette bête sauvage en toi me tourmente.



(...)

Pour la suite, veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi