P.H.C
(Psychose Hallucinatoire Chronique)


 

Le docteur Brain tendit l'ordonnance à madame Serbin et lui annonça, comme à son habitude, la phrase mettant fin à sa consultation :

— Cela fera 250 francs.

    Cet honorable psychiatre, bien connu du milieu de la santé mentale pour son diagnostic infaillible, allait bientôt terminer sa journée d'entretiens, alternant psychothérapies et consultations plus classiques, dont la prescription de psychotropes. Le docteur Brain était réputé pour sa connaissance parfaite des chimiothérapies psychiatriques. Madame Serbin, encore sous le coup d'un transfert massif envers son psychothérapeute, tenta en vain de faire durer le plaisir qu'elle éprouvait depuis à rencontrer le docteur Brain, et par la même, à retarder la séparation qui se trouvait être une de ses problématiques.

— Au revoir et à la semaine prochaine, madame Serbin.

    Le ton était aussi neutre que possible, laissant néanmoins entrevoir une future ouverture au dialogue. Il referma la porte, et prit les quelques minutes que lui octroyait son nouveau rendez-vous pour rédiger ses impressions concernant la prochaine prise en charge de madame Serbin :

Serbin Antoinette : le 27/01/98

Diminution du Lexomil ce jour : 0.5 - 0.5 - 1.

Travailler la névrose de transfert et introduire l'interprétation de la relation à son frère, si la prise de conscience vis-à-vis de son père est effective.

    Ces notes minimes lui permettraient d'ici 4 jours, et ceci de manière rapide, de renouer le fil de sa pensée, et de se remettre immédiatement dans l'atmosphère bien particulière de cette relation psychothérapique. Il était temps d'aller chercher la cliente suivante qui, comme la sonnette l'avait indiqué il y avait maintenant 5 minutes, attendait dans la salle d'attente.

 

—Bonjour madame Mathieu, si vous voulez bien me suivre.

—Bonjour docteur.

    Brain lui suggéra d'un geste de la main de s'asseoir dans l’un des fauteuil de cuir vert, et s'installa confortablement en face d'elle, à côté de son immense bureau. Cette disposition spatiale de l'entretien, il l'avait adopté depuis de nombreuses années, et en connaissait l'effet provoqué chez les clients. Cette proximité physique, dont il calculait maintenant de manière inconsciente la distance optimale, favorisait l'expression de l'interlocuteur. Il lui arrivait, avec certains patients, d'utiliser le rempart de son bureau, soit pour contrer des tendances trop fusionnelles, soit pour se ménager une protection symbolique.

—Qu'est ce qui se passe, madame Mathieu ?

    C'était toujours ainsi qu'il débutait son entretien clinique avec les nouveaux patients. Madame Mathieu avait pris rendez-vous quelques jours auparavant, sur les conseils de son médecin de famille, le docteur Farge. Ce dernier l'avait d'ailleurs prévenu par téléphone de la future visite de cette dame, et lui avait expliqué l'état dans lequel elle se trouvait.

    Madame Mathieu était âgée de cinquante-deux ans, petite, habillée de manière plutôt décousue avec différentes couches vestimentaires qui ne semblaient pas l'incommoder malgré la température confortable du bureau. Brain remarqua de suite sa gêne : elle n'avait pas encore trouvé sa position et le manifestait par d'imperceptibles mouvements des bras et des jambes. Il décida de l'aider à se détendre, en lui signifiant qu'il comprenait ce malaise :

—C'est difficile d'en parler.

    Le ton n'était ni interrogatif, ni affirmatif, il décrivait simplement l'émotion qui envahissait madame Mathieu. Son objectif était en fait de dire qu'il était effectivement à l'écoute de ses propos et de son vécu. Se sentant comprise, madame Mathieu put se lancer et dire ce qui l'amenait ici.

—C'est parce que le docteur Farge m'a dit qu'il ne pourrait plus me recevoir tout le temps, qu'il ne pouvait pas m'aider davantage et que j'avais besoin d'un spécialiste pour ces problèmes…

—Le docteur Farge ne pourra plus vous recevoir ? dit Brain qui essaya de relancer la phrase restée inachevée.

Oui, parce que je lui téléphonais trop souvent, et puis la police m'a aussi dit la même chose, et n'a pas voulu prendre ma déposition.

Votre déposition ? interrogea Brain qui voyait enfin se profiler quelques éléments intéressants.

J'ai voulu porter plainte contre eux, car je n'arrive plus à vivre depuis qu'ils s'occupent de moi, mais personne ne veut me croire, ils doivent être de mèche…

Pouvez-vous m'en dire plus sur ces gens, demanda Brain voulant vérifier la teneur de cette impression, qui sont-ils ?

—Je ne sais pas exactement, ils sont deux : un homme et une femme, enfin ils sont deux depuis trois mois, avant il n'y avait que la femme, c'était supportable, mais avec l'autre les insultes sont devenues plus ordurières, et puis ils se relaient pour me parler. Avant j'avais des moments de répit, maintenant ils surenchérissent…

—Ils surenchérissent ?

—Oui, l'un rajoute toujours quelque chose aux propos désobligeants de l'autre.

—Cela vous inquiète, est-ce que vous les entendez en ce moment ? demanda Brain.

—Non, cela se passe toujours à la maison. Je n'ose plus sortir, ils me l'interdisent, ils disent que tout le monde est au courant, et c'est vrai que les gens me regardent d'une drôle de manière, ils doivent les croire, mais personne n'en parle jamais.

—Vous vous sentez seule avec ce problème, reformula Brain tout en faisant un travail intérieur de recherche clinique. Il se récitait sa leçon de psychopathologie :"Hallucinations acoustico-verbales, cette dame est convaincue de la présence de ces personnages tout droit sortis de son imagination, elle les perçoit comme une réalité objective et externe".

— Comment vous parlent-ils ? — poursuivit-il.

—Ils utilisent le radiateur, je ne sais pas comment ils font, mais ils savent tout de moi, ce que je veux faire, ce que je pense, et ils me le répètent, j'ai beau leur répondre, ils ne veulent rien entendre et continuent leurs insultes…

—Leurs insultes ?

—Oui, du genre "grosse salope, tu vas la faire ta vaisselle", et l'autre qui répète : "mais elle est incapable de faire quoi que ce soit avec propreté". Des fois, ils m'envoient des odeurs bizarres et me disent "tu pues, tu sens du cul, va te laver", et je suis obligée d'aller me laver au bout d'un moment, car ils insistent. Mais ils recommencent après avec autre chose, comme le linge sale, et ceci à chaque fois que je pense à quelque chose, ils m'insultent et m'obligent à le faire. Ils parlent toujours de choses sexuelles et sales. Je m'excuse docteur d'employer ces mots vulgaires, mais c'est bien ce qu'ils disent.

—Vous avez raison de ne rien me cacher de vos perceptions.

    "Devinement de la pensée, un beau cas d'automatisme mental", pensa Brain qui cernait mieux la problématique délirante de sa cliente. "Elle se sent soumise à ces commandements. Les persécuteurs sont là, mais où ? " se demanda-t-il.

—Vous me disiez qu'ils utilisaient les radiateurs, comment cela se passe-t-il ?

—Ca a commencé il y a 4 mois, lorsque j'ai allumé le chauffage central. C'est par l'intermédiaire du radiateur en fonte du salon qu'ils me parlent, et si je m'éloigne, ils crient plus fort. Je préfère rester à côté pour que les voisins n'entendent pas trop. C'est toujours de 2 à 6 heures de l'après-midi, le reste du temps ils sont absents, ils doivent faire leur rapport je pense.

—Et que faites-vous alors ?

—Je fais ce qu'ils me demandent : je reste à la maison. J'ai bien essayé de négocier avec eux, mais ils s'en foutent complètement. Alors j'attends 6 heures.

—Vous savez qui ils sont ?

—Je vous l'ai dit, ils ne se montrent pas, et je ne sais pas où ils se cachent, ni à quoi ils ressemblent. J'essaie de reconnaître leurs voix quand je vais en ville pour mes courses, mais je ne pense pas que ça soit quelqu'un d'ici, je les aurais vite reconnus, ou alors ils changent de ton pour me parler ?

    Brain venait d'évacuer l'éventualité d'un persécuteur nommé et reconnu, et ainsi l'éventualité d'un passage à l'acte agressif sur ce dernier. Il se lança dans une investigation complémentaire afin d'affiner son diagnostic de psychose hallucinatoire chronique. Ayant en tête ce tableau clinique précis, il demanda quelques informations sur les antécédents médicaux et psychiatriques de sa patiente :

—Vous disiez que cela a commencé il y a 4 mois, soit en octobre, avez-vous connu d'autres épisodes similaires durant votre vie ?

—Non, c'est la première fois que cela m'arrive, et aujourd'hui c'est intolérable, j'en rêve la nuit et cela me réveille, pourtant ils ne sont pas là, mais je pense qu'ils m'observent quand même. J'ai peur.

—Avez-vous des antécédents médicaux ou psychiatriques ? demanda Brain, conscient de l'impact de ce mot "psychiatrique".

—Pourquoi vous me demandez cela, je ne suis pas folle à la fin !

    Visiblement, il venait de faire un loupé, mais c’était nécessaire.

—Pour pouvoir vous aider, j'ai besoin d'en savoir plus sur votre passé, afin d'élaborer avec vous une stratégie adaptée. Visiblement vous êtes fatiguée par ces problèmes, et vous entamez une petite dépression réactionnelle, il est important de savoir si cela vous est déjà arrivé d'être dans cet état. Je vous propose de vous aider à mieux affronter cela, et si vous le désirez, à le combattre. Mais il me faut votre collaboration. Etes-vous d'accord pour tenter d'enrayer ces voix qui vous harcèlent ? demanda Brain.

    Madame Mathieu en était à un stade où, depuis quelques semaines, cela devenait intolérable. Elle avait tout essayé : la police, son médecin de famille qui s'avérait être son seul confident, et même monsieur Charles le spécialiste du chauffage central, qui avait démantelé ce dernier à la recherche de bruits incongrus, et qui lui avait gentiment signifié lors de sa dernière intervention, qu'elle se faisait des idées.

    Vivant recluse dans son appartement, seule depuis que sa fille s'était marié et avait déménagé, abandonnée par son mari qui avait décidé de vivre en tête à tête avec ses bouteilles, madame Mathieu ne sortait que rarement pour aller faire ses courses à l'épicerie la plus proche. Elle ne vivait plus que par rapport à ses deux interlocuteurs invisibles qui malheureusement ne lui procuraient que des désagréments.

    Elle décida donc, et cela était déjà réglé au moment où elle avait passé la porte du cabinet de ce psychiatre, qu'il ne lui restait pas beaucoup de solutions pour remédier à son problème. La police ne voulait pas intervenir contre des gens qui étaient insaisissables, les voisins à qui elle en parlait au début, la regardaient maintenant d'un air perplexe pour ensuite changer de trottoir lorsqu'ils la croisaient, sa magnétiseuse s'avouait dépassée par les forces en question, et les boules Quiès, tout comme le walkman branché à fond ne parvenaient pas à étouffer ces outrages permanents.

—Non, je n'ai jamais été malade avant, et je suis d'accord pour que cela cesse. Qu'est ce qu'il faut faire ?

    Brain ne répondit pas à la question, mais travailla plus en profondeur sur la motivation de cette dame à se prendre en charge. Il arriva à la faire formuler une réelle demande de soins, ceci en utilisant son savoir-faire de vieux routier de la psychiatrie. Il y arriva en créant une atmosphère de confiance. Madame Mathieu en vint à accepter l'éventualité d'un traitement psychotrope. Brain lui ayant bien fait comprendre que c'était sa proposition, qu'il était certain que cela marcherait, mais que la décision d'y adhérer n'engageait qu'elle, et qu'il ne pouvait en aucune manière la forcer.

    L'entretien se déroulait depuis une bonne heure. Brain se leva et vint s'asseoir derrière son bureau, fouilla dans un tiroir et en sortit une feuille de prise en charge de la sécurité sociale qu'il remplit.

—Pour la consultation, cela vous fera 250 francs, je vous donne un nouveau rendez-vous la semaine prochaine, jeudi à la même heure. Vous allez voir que ces voix vont disparaître avec ce traitement.

    Brain farfouilla encore une fois dans ses tiroirs

—Si vous voulez bien m'excuser quelques minutes, je vais chercher une ordonnance dans ma réserve, et vous prescrire votre traitement, je suis en rupture de stock.

 

    Brain passa une petite porte capitonnée qu'il referma soigneusement derrière lui, et se retrouva dans l'annexe où se trouvaient ses réserves de médicaments, ainsi que ses fournitures de bureaux. Il prit un ordonnancier et s'installa sur un petit secrétaire. Il prit son stylo et commença à remplir la partie administrative de la feuille.

    Brain regarda la cafetière électrique éteinte trônant en face de lui, cette dernière énonça d'une voix masculine :

—Le diagnostic est PHC, comme tu le penses. Pour le traitement de la crise actuelle, tu lui prescris 3 comprimés de Largactil à 100mg.

    Une deuxième voix plus féminine continua :

—Et tu vas de suite me changer l'heure de son prochain rendez-vous, idiot. Tu la mettras en dehors de la période de 14 à 18 heures, espèce d'ignoble empaffé, sinon on te met au chômage…

    Brain, après un instant de réflexion, obtempéra …


(C)  Philippe Raimond, Décembre 1998

Accueil Nouvelles Liens Images VDF2000 Biblio Futurs Moi ^